L'infirmière n° 037 du 01/10/2023

 

JE ME FORME

BONNES PRATIQUES

Benjamin Becker  

infirmier diplômé d’État, doctorant en santé publique

De tout temps, le développement de la pensée critique a été un moyen d’asseoir une émancipation individuelle, intellectuelle et décisionnelle, construisant dès lors un individu à même de se distinguer à travers la plus précieuse de ses singularités : sa capacité à réfléchir et à discerner. Il est intéressant en vue d’une relation de soin de comprendre comment se développe individuellement cette pensée critique et pour quels bénéfices.

En termes de qualité des soins et de sécurisation des parcours, la capacité à aiguiser son esprit critique semble trouver tout son intérêt. Aussi, dans cet article, nous examinerons l’intérêt d’une réflexion critique et analytique dans les soins à travers l’aptitude qui en découle à agir favorablement sur la qualité des soins. Dans un second temps, nous appréhenderons la pertinence d’une intellectualisation de nos pratiques comme garante d’une critique favorable à leur amélioration. Enfin, nous verrons de quelles façons le développement d’une pensée critique nous permet en tant que soignants de nous affranchir de la seule technique et d’habitudes de soin rigides endiguées par des protocoles institutionnels « garde-fous ».

Dès la Grèce antique, les discours socratiques défendent l’existence d’une metanoïa(1) en faveur d’une émancipation de l’esprit, permettant d’accompagner celle du corps(2). Ainsi, et progressivement, les enjeux de la pensée critique se sont-ils tournés vers une autonomie cognitive, permise par le développement d’un processus d’apprentissage adaptatif aux situations de vie et de soin rencontrées. En termes de santé et de parcours de soins, il paraît évident pour chaque soignant que le développement de la pensée critique favorise une plus juste appréhension des soins prodigués au patient, tout en réduisant sa propre servitude, volontaire, inhérente à notre rationalité limitée(3).

QUESTIONNER ET ANALYSER

QU’EST-CE QUE LA PENSÉE CRITIQUE ?

La pensée critique est une notion utilisée en philosophie et en pédagogie pour désigner une attitude critique vis-à-vis de toute affirmation ou information verticale, qui se meut en une capacité intellectuelle. Elle construit le lit de l’habileté cognitive qui permet à la fois de : dépasser les préjugés et les opinions de la foule, décrypter la langue du milieu socioprofessionnel au sein duquel on évolue et raisonner correctement. Enfin, elle rend possible l’élaboration de conclusions non prématurées, réfléchies et étayées par des arguments(4). Ainsi, cette pensée critique favorise une autonomie intellectuelle et une prise de décisions dépourvues de biais cognitifs.

Pour Alec Fisher et Michael Scriven, « la pensée critique est le processus intellectuel conscient qui consiste, de manière active et efficace, à conceptualiser, appliquer, analyser […] les données collectées par l’observation, l’expérience, la réflexion […](5). » La pensée critique se fonde donc sur le questionnement et la remise en question des préjugés et des opinions « toutes faites » qui construisent parfois les soubassements de nos relations de soin.

Ainsi, en développant une faculté de réflexion et de croisement des opinions, les soignants se dotent par là même de capacités à porter analyse et évaluation de leurs pratiques professionnelles et de leurs prises en soin. C’est, entre autres outils, ce que doivent permettre de faire les analyses de pratiques professionnelles qui confrontent chaque soignant aux réalités de ses prises en charge et au bien-fondé des décisions et choix arrêtés qui colorent ses décisions.

UN GARDE-FOU

Par ailleurs, la pensée critique aide à faire face aux théories simplificatrices, conspirationnistes voire aux choix manichéens selon lesquels tout résultat répondrait d’une envergure décisionnelle qui opposerait systématiquement le bien au mal. Au contraire, le développement de notre regard critique permet de saupoudrer nos choix de 50 nuances de gris empêchant le soignant de se retrouver piégé par des processus de soin ou des protocoles exigus et circonscrits. Ainsi, plutôt que d’assimiler des contenus qui, parfois, sont vides de sens, la sagesse permise par la pratique de la philosophie préconiserait davantage que chacun développe son sens critique et d’analyse(4).

Au final, la pensée critique ici pourrait être définie comme la capacité cognitive (donc réflexive) à prendre des décisions mûries et analysées au prisme d’une situation ou d’un problème.

Pour d’aucuns, acquérir une capacité de développer sa pensée critique implique une formation adaptée. Néanmoins, développer sa pensée critique nécessite du temps, temps qui manque actuellement dans les organisations de soins(6).

PENSER LE « PANSER »

L’objectif central sous-tendu par le développement de la pensée critique est le suivant : s’émanciper des diktats de l’esprit et s’offrir la capacité de penser par soi-même. Et bien que l’esprit critique soit à différencier de la pensée, ce que nous verrons en dernière partie de cet article, l’intellectualisation des pratiques qu’il soulève repose sur l’acquisition d’une maturité dans l’exercice de l’esprit. L’intérêt ici repose en ce que chaque problème que soulèvent nos prises en soin soignantes ne peut être abordé sous un seul angle, car il ne permettrait pas de penser le réel dans sa complexité. Aussi, et notamment lorsque nos projets de soin se confrontent à des difficultés ou à des problématiques, limiter l’approche de ces dernières à un seul angle d’analyse ne permet pas de prendre conscience que de nombreux enjeux se croisent. La pensée critique doit nous permettre de comprendre cela, et de l’appréhender avec le plus de sagesse possible. En cela, le développement d’un esprit critique permet la libération du potentiel humain tout en reconsidérant nos pratiques. De surcroît, l’autocritique qu’il permet nous conduit à une remise en question assumée et affranchie de ce que nous sommes, de notre propre rapport au monde, au collectif, aux autres(7). Au total, cette intellectualisation engrangée par la pensée critique permet de développer des aptitudes de soin résolument plus déférentes et humanistes, inhérentes à la prise de hauteur qu’elle permet au profession­nel d’asseoir. Elle favorise de ce fait l’entière intelli­gibilité du parcours qu’il contribue à construire. Également, plusieurs auteurs dans un ouvrage de 2017 mettent parfaitement en exergue l’intérêt d’un esprit critique sur l’ouverture scientifique et la compréhension cognitive de nos environnements de travail, appuyé par les données probantes de la science. Soutenue par une véracité basée sur l’élément preuve, la science nourrit notre appréhension du monde et permet d’améliorer notre capacité critique, au même titre que cette ouverture d’esprit se nourrit du recours à la science(8). Cette double réciprocité souligne tout l’intérêt de repenser, d’analyser puis d’améliorer nos pratiques de soins à grand renfort de connaissances scientifiques, dans une démarche favorable à l’amélioration de la qualité des établissements de santé. Au total, l’accompagnement des agents au développement de leur pensée critique doit figurer parmi les missions prioritaires des managers en santé, et comme un élément inéluctable d’un processus institutionnel devant construire le lit de la bienveillance managériale. Enfin, et en ultime étape de nos prises en soin, elle permettra de rationaliser nos dons à l’autre, et d’adapter nos offres de soins et de prestations avec justice. Non pas de celle qui souhaiterait que l’on attribuât à chacun des soins identiques. Mais plutôt par résonance au principe de bioéthique qui voudrait que l’on adaptât la puissance de nos soins aux besoins, à la pathologie, mais surtout aux souhaits des patients(9).

SE LIBÉRER DES HABITUDES, ÉMANCIPER SA PENSÉE

IMPERTINENCE SOCIALE

À plusieurs reprises dans cet article, nous avons abordé les notions de pensée et d’esprit critique, que nous avons déjà précédemment distinguées. En termes d’émancipation de l’esprit et d’affranchissement d’habitudes par trop strictement encadrées, il semblerait que cette distinction prenne tout son sens. Pour Fisher et Scriven (1997), la pensée critique est éclairée par une certaine forme d’impertinence sociale, qui permet de désorganiser des organisations afin de refertiliser les soubassements du renouveau. Ce sont même parfois nos propres réseaux intrinsèques qu’il convient de perturber, afin de construire les axes émancipatoires de l’esprit. Car « il faut avoir du chaos en soi pour enfanter une étoile qui danse », écrivait Nietzsche(10). Et c’est en commençant par créer la vérité accouchée d’une pensée critique qu’il est permis à l’esprit de repenser le monde.

L’expression « esprit critique » est constituée du terme « esprit » recouvrant un vaste ensemble de définitions, mais dans son acception la plus courante, il signifie l’ensemble des facultés intellectuelles d’un être pensant, l’âme ou encore la conscience. Quant à « critique », elle repose sur une intelligence qui permet d’estimer la valeur d’un être ou d’une chose(11). C’est en cela que ces deux termes de « pensée » et « esprit » sont jugés synonymes à tort.

PRENDRE LA POSTURE

Ainsi pour Jacques Boisvert, « l’esprit critique, ou attitude critique, représente le deuxième élément de la pensée critique. Pour que l’élève soit un penseur critique, il n’est pas suffisant que celui-ci maîtrise l’évaluation des raisons. La personne doit en effet manifester un certain nombre d’attitudes, de dispositions, d’habitudes de pensée et de traits de caractère que l’on peut regrouper sous l’étiquette “attitude critique” ou “esprit critique”(12). » De façon générale, cela signifie que le penseur critique doit non seulement être capable d’évaluer les raisons de façon adéquate, mais qu’il doit aussi avoir tendance à le faire. Ainsi, Boisvert décrit-il l’esprit critique comme la posture intellectuelle, l’état d’esprit que le penseur critique doit toujours adopter lorsqu’il est confronté à une nouvelle source d’information, à un problème. Au total, la pensée critique relève de l’esprit critique auquel il convient d’ajouter un ensemble de capacités.

En construisant le lit d’une analyse logique et scientifique, la pensée critique doit conduire les ouvriers du soin, par le développement des capacités d’action, à adapter leurs pratiques et leurs offres de soins aux réalités physiopathologiques des patients qui jalonnent leurs parcours professionnels. Car, si les protocoles de service ont été conçus dans un objectif de sécurisation du parcours patient, il n’en demeure pas moins qu’ils n’ont pas vocation à endoctriner l’esprit et à contrer la capacité d’évaluation dictée par l’esprit critique. Aussi, dans un objectif d’émancipation intellectuelle, d’évaluation de nos pratiques soignantes et de construction du monde, la capacité innée – selon les individus – puis acquise – à travers la formation professionnelle et pendant l’exercice – de développer sa pensée critique doit être défendue à n’importe quel prix.

In fine, le développement de la pensée critique répond d’une curiosité intellectuelle que chacun possède, et doit être perçu comme un pouvoir augmenté de chaque soignant d’agir favorablement sur ses capacités dans un objectif d’amélioration de ses pratiques. De l’interrogation à l’analyse, puis à l’action, les motivations qui aiguisent l’esprit critique concourent à l’optimisation des pratiques afin d’augmenter la qualité des prises en soin de chaque soignant au bénéfice du patient.

RÉFÉRENCES

1. Dans la Grèce antique, métanoïa signifiait « se donner une norme de conduite différente, supposée meilleure ».

2. « La rhétorique de Socrate », in Socrate et les socratiques (Gilbert Romeyer Dherbey, dir., et Jean-Baptiste Gourinat, éd.), Vrin, 2001.

3. Kant E., Critique de la raison pure, 1781.

4. Eribon D., Principes d’une pensée critique, Fayard, 2019.

5. Fisher A., Scriven M., Critical thinking: its definition and assessment, éd. Centre for Research in Critical Thinking, Toronto, 1997.

6. Bergson H., Durée et simultanéité, 1922.

7. Ibid. note 4.

8. Farina M. et al., Esprit scientifique, esprit critique, Le Pommier, 2017.

9. Beauchamp T., Childress J., Les principes de l’éthique biomédicale, Belles Lettres, Paris, 2008.

10. Nietzsche F., Ainsi parlait Zarathoustra, 1883.

11. Tomas F., Dis, c’est quoi l’esprit critique ?, Renaissance du livre, 2020.

12. Guibert L., Boisvert J., Ferguson N. (dir.) Enseigner et comprendre. Le développement d’une pensée critique, Presses de l’université Laval, 1999.