PRÈS D’UNE INFIRMIÈRE SUR DEUX QUITTE L’HÔPITAL AVANT D’ATTEINDRE DIX ANS DE CARRIÈRE
ÉTUDE
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La Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) du ministère de la Santé a publié fin août une enquête sur la durée des carrières infirmières à l’hôpital. Résultat principal : le taux d’abandon est fort… et le phénomène s’accentue.
Les données sont tombées : 54 %. C’est le pourcentage d’infirmières hospitalières qui, au bout de dix ans de carrière, n’ont pas quitté soit l’hôpital public, soit le métier d’infirmière, soit les deux. Ce qui signifie que les autres – c’est-à-dire près de la moitié des jeunes professionnelles – ont fait le choix inverse. Voilà le principal résultat d’une étude rendue publique par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) le 24 août 2023(1). Celle-ci se fonde sur les données du « Panel tous actifs » produit par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), qui regroupe selon les périodes entre un actif sur 12 et un actif sur 24, et couvre les professionnelles qui ont commencé leur carrière entre 1989 et 2019.
On ne peut pas vraiment dire que ces résultats soient une surprise : depuis plusieurs années, des chiffres plus alarmistes les uns que les autres circulent sur les abandons de carrière infirmière. Mais pour la première fois, des données précises viennent éclairer le phénomène. Et si cette étude présente des limites (à commencer par le fait que l’analyse s’arrête en 2019, soit avant la crise sanitaire, qui a vu l’hémorragie infirmière s’aggraver dangereusement), elle a l’indéniable mérite d’exister.
Dans le détail, l’enquête met en évidence un phénomène d’érosion qui démarre dès les débuts de carrière : bien des infirmières hospitalières n’attendent pas d’avoir atteint dix ans d’ancienneté pour voler vers d’autres cieux. Au bout de cinq ans, en effet, elles ne sont déjà plus que 67 % à exercer toujours leur métier dans un établissement public. Par ailleurs, la tendance est loin d’être bonne. Alors que 60 % des infirmières hospitalières qui ont commencé leur carrière entre 1990 et 1994 sont restées dans le métier au moins une décennie, ce chiffre tombe à 50 % pour celles qui ont débuté dans les années 2010.
Des esprits optimistes pourraient objecter que les dix premières années de la vie professionnelle correspondent souvent à celles de l’arrivée des enfants, et que le phénomène de fuite observé pourrait s’expliquer par des interruptions momentanées de carrière liées à la parentalité. Mais l’étude de la Drees a justement vérifié que ce n’était pas le cas. « Il est possible […] de quantifier l’effet de devenir mère sur le taux d’emploi salarié et le volume de travail salarié, écrit l’auteur, Pierre Pora. Après la naissance du premier enfant, cet effet sur le taux d’emploi salarié reste très proche de zéro. En d’autres termes, le fait de devenir mère ne conduit pas les femmes qui ont occupé un poste d’infirmière hospitalière à se retirer de l’emploi salarié. »
En revanche, on observe bel et bien un effet sur le volume de travail. « Devenir mère conduit bien les femmes qui ont exercé la profession d’infirmière hospitalière à diminuer leur volume de travail salarié, note Pierre Pora. Plus précisément, elle conduit à diminuer de 0,14 équivalent temps plein (ETP) leur volume de travail salarié cinq ans après la naissance de leur premier enfant et de 0,22 ETP dix ans après. » Cette diminution « s’explique essentiellement par des passages à temps partiel », précise-t-il.
Petite lueur d’espoir : les chiffres présentés par la Drees sont peut-être légèrement moins alarmistes qu’on pourrait le supposer à première vue. On constate en effet qu’en plus des 54 % d’infirmières hospitalières qui le sont toujours dix ans après avoir commencé, 11 % sont infirmières salariées dans un autre secteur, et 7 % sont toujours salariées à l’hôpital mais ne sont plus infirmières. Des chiffres auxquels il faut ajouter 10 % d’ex-hospitalières qui, au bout de dix ans, exercent en libéral à titre exclusif. Une très grande partie des perdues de vue ne se sont donc pas tant éloignées que cela de leur métier d’origine.
Reste que les divers représentants de la profession ont largement interprété l’étude de la Drees comme une preuve supplémentaire de la pertinence des alertes qu’ils lancent depuis longtemps déjà. L’Ordre national des infirmiers (ONI), par exemple, a estimé dans un communiqué(2) que le rapport « confirme une nouvelle fois la crise que traverse le secteur hospitalier ». Le Syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI CFE-CGC) a, de son côté, immédiatement fait le lien avec les conditions de travail. « Comment s’étonner que des infirmières sous-payées, en sous-effectif, agressées par des patients et leurs familles, et souvent victimes de maltraitance institutionnelle ne restent pas à l’hôpital ? » demande l’organisation dans le communiqué(3) qu’elle a publié en réaction à l’étude de la Drees.
Pour remédier à la situation, les deux organisations appellent à un sursaut de la part des autorités sanitaires. « Il n’y a pas de crise de vocation dans le secteur infirmier, a réagi dans le communiqué de l’ONI Patrick Chamboredon, son président, s’appuyant sur le succès des Instituts de formation en soins infirmiers (Ifsi) sur la plateforme Parcoursup. En revanche, il existe, en effet, de nouvelles aspirations de la part de professionnels que le système hospitalier ne comble pas. »
Et le patron de l’Ordre d’en appeler à « libérer les énergies et donner encore plus d’autonomie aux infirmiers », ce qui suppose notamment de « poursuivre les travaux sur la réforme du métier initiés par Olivier Véran [ministre de la Santé de 2020 à 2022, NdlR] et ouverts par François Braun [son successeur, jusqu’en juillet 2023, NdlR] afin de passer d’un décret d’actes à un décret de missions et renforcer ainsi le rôle des infirmiers dans l’accompagnement des patients ». Patrick Chamboredon souhaite également l’ouverture d’une « réflexion sur les modes d’organisation tels que l’instauration de ratios d’infirmiers par patients ou encore le développement de la prise en charge en ambulatoire, ainsi que sur les parcours de carrière des infirmiers tout au long de leur vie professionnelle ».
De son côté, le SNPI demande un « plan Marshall » pour les infirmiers. « Les soignants, qui travaillent sans relâche pour offrir les meilleurs soins à la population, réclament une rémunération à la hauteur de l’importance vitale de leur travail, de leur niveau de compétence, de formation et de responsabilité », estime ainsi Thierry Amouroux, porte-parole du syndicat.
Tout comme l’ONI, le SNPI insiste lui aussi sur l’instauration d’un nombre maximal de patients par infirmier. « Les ratios professionnels en soins/patients sont la mesure structurante pour attirer et retenir le personnel soignant », affirme son communiqué. Reste que si la Première ministre Élisabeth Borne, en déplacement au CHU de Rouen le 31 août dernier, a semblé prête à faire des ouvertures sur les rémunérations, notamment en revalorisant le travail de nuit et de week-end, rien n’a (pour l’instant ?) été proposé concernant le nombre de patients par infirmière.
1. Drees, Près d’une infirmière hospitalière sur deux a quitté l’hôpital ou changé de métier après dix ans de carrière, Études et résultats n° 1277, juillet 2023. urlz.fr/nrtG
2. ONI, Rapport de la Drees : l’Ordre national des infirmiers appelle à des mesures majeures pour sortir du « malaise » hospitalier, communiqué de presse du 29 août 2023. urlz.fr/nzLk
3. SNPI, Des infirmières méprisées et brisées quittent la profession, communiqué de presse du 23 août 2023. urlz.fr/nzLu