LA RÉALITÉ VIRTUELLE DEVIENT L’ALLIÉE DU SOIGNANT
TECHNOLOGIE
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PRATIQUE INNOVANTE
En santé, la réalité virtuelle est de moins en moins abstraite. Formation, traitement, accompagnement et même bien-être au travail, ses applications se multiplient. Explications avec les professionnels qui pensent les usages de ces nouveaux outils.
Réalité virtuelle ». L’expression est devenue commune, à tel point qu’on n’a plus conscience de l’oxymore qu’elle renferme. Or si on y réfléchit, la réalité n’est-elle pas l’opposé du monde virtuel ? Pourtant, par le miracle des technologies numériques, ces deux univers en apparence éloignés se rapprochent… Et le monde de la santé est peut-être l’un de ceux où les changements que ces technologies induisent sont les plus visibles, car elles y débordent le cadre expérimental pour envahir progressivement la pratique quotidienne.
Mais avant de montrer les applications concrètes de la réalité virtuelle dans le domaine de la formation des soignants ou encore dans celui des traitements, il est utile de s’arrêter un moment sur la définition que l’on peut en donner. L’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) la décrit, dans un rapport sur les effets de l’exposition à cette technologie, publié en 2021 (lire encadré), comme une « forme spécifique d’interaction humain-machine » dans laquelle « l’utilisateur est en immersion dans un monde virtuel entièrement généré par un ordinateur au moyen d’interfaces sensorimotrices et avec lequel il interagit. »
Les termes importants, ici, sont « immersion » et « interaction ». Ce qui caractérise la réalité virtuelle, en effet, c’est qu’elle nous plonge dans un monde différent de celui dans lequel notre corps se situe, un monde dans lequel nous pouvons nous déplacer, échanger, agir… On parle de « réalité virtuelle » au sens strict quand l’univers est créé ex nihilo, et de « réalité augmentée » quand il vient se superposer à l’environnement physique de l’utilisateur (l’exemple le plus classique de ce dernier cas de figure étant le célèbre jeu Pokémon Go). Auprès du grand public, cette technologie est diffusée principalement via des jeux vidéo, souvent par l’intermédiaire de casques de réalité virtuelle, qui remplacent de plus en plus les écrans chez les gamers. Mais dans le monde de la santé, bien que ce type de casques soit largement utilisé, il n’en constitue pas la seule modalité d’utilisation.
Ainsi, à Mulhouse (Haut-Rhin), une salle de formation immersive a été récemment ouverte. « Auparavant, nous faisions des cessions où nous utilisions des mannequins en essayant de recréer un environnement qui se rapproche le plus possible de l’environnement de travail habituel : chariot de soins, scope, etc., raconte le Dr Marc Noizet, chef du service du Samu du Haut-Rhin et des urgences de Mulhouse. Puis pendant le Covid, auquel Mulhouse a été particulièrement confronté, nous avons beaucoup réfléchi, notamment à la formation du personnel infirmier en réanimation : il nous fallait trouver un moyen de maintenir les compétences de personnes qui ne travaillent pas en réa mais que l’on peut upgrader en cas de besoin. »
À la sortie de la crise, le service postule à des appels à projets pour améliorer ses capacités de formation. C’est alors que Marc Noizet rencontre un entrepreneur qui lui parle d’un dispositif qu’il n’avait pas encore commercialisé en France. « C’était exactement ce qu’il nous fallait, nous nous sommes déplacés en Hollande pour le voir fonctionner, se souvient l’urgentiste. C’est une salle d’un peu plus de 20 m², avec trois vidéoprojecteurs qui peuvent projeter sur 210 degrés, des haut-parleurs, un diffuseur d’odeur, et un espace de pilotage caché derrière une vitre sans tain. » Voilà qui permet, se réjouit-il, de « modeler un espace de formation qui ressemble au plus près à la réalité : on peut faire une salle de réa, une salle de déchoquage, un bord de route, un bureau de consultation… »
En fonctionnement depuis le début de l’année dans l’établissement alsacien, le dispositif recueille selon Marc Noizet l’approbation générale. « Nous n’avons que des retours positifs, les gens sont enthousiastes, se félicite-t-il. On a gravi un échelon en matière d’environnement, cela met une vraie pression sur les apprenants : quand la porte se referme derrière eux, ils se retrouvent dans un autre monde, un peu comme dans un escape game . Ils nous disent qu’ils ont des émotions très fortes avec des réactions physiques : chair de poule, tachycardie… » Cerise sur le gâteau, l’usage est à l’heure actuelle « majoritairement infirmier », précise le chef de service. Le dispositif a notamment été utilisé pour une formation sur l’arrêt cardiaque, sur le déchoquage…
Reste que les usages de la réalité virtuelle ne se limitent pas à la sphère de la formation. Exemple avec SocialDream, une entreprise drômoise qui « travaille sur la réalité virtuelle à des fins thérapeutiques et de bien-être, qui est très axée sur la recherche et l’innovation », selon les mots de son président et fondateur, Thierry Gricourt. « Nous intervenons par exemple en Ehpad ou dans les structures pour personnes handicapées, décrit-il. Nous offrons de l’évasion à des personnes qui en sont privées. Cela permet de leur faire vivre des émotions, des plaisirs. » Une stimulation dont, bien sûr, on attend des bénéfices sur le plan de l’amélioration de l’état de santé.
Le chef d’entreprise décrit ainsi des protocoles en cours sur la mémoire de patients atteints de maladie d’Alzheimer, sur la stimulation de leur appétit. « Nous avons un catalogue d’environ 600 vidéos, 25 000 prises de vues, nous cherchons à avoir un maximum de choix pour coller aux besoins de chacun, explique-t-il. Si vous aimez la montagne, je peux vous emmener à 6 500 mètres d’altitude dans l’Himalaya. On peut aussi stimuler la mémoire des personnes en les replongeant dans des lieux ou des ambiances qu’ils ont connus. J’ai par exemple filmé une école avec des bancs et des encriers comme dans les années 1950, cela marche très bien. »
Jusqu’ici, SocialDream utilisait les casques de réalité virtuelle disponibles pour le grand public et y diffusait ses propres contenus, mais l’entreprise s’apprête à présenter un nouveau dispositif en janvier 2024 au Consumer Electronics Show (CES) de Las Vegas, aux États-Unis, le plus grand salon mondial consacré aux nouvelles technologies. « Pour les patients alités, handicapés, les casques disponibles ne sont pas les plus adaptés, ils présentent beaucoup de contraintes, remarque Thierry Gricourt. C’est pourquoi nous en avons développé un baptisé Dreamsens. Ce sera une véritable bulle qui sécurisera l’utilisateur : si un contenu génère une angoisse, par exemple, on pourra le détecter et en changer. » Autre innovation : la réalité virtuelle peut aussi avoir des applications pour le bien-être des professionnels de santé. « Lors de la semaine du bien-être au travail, chez Ramsay, nous avons proposé aux infirmières de faire une pause et de partir grâce à nos casques à la montagne, aux Seychelles, où elles voulaient, se souvient l’entrepreneur. Cela a été un grand succès, elles nous ont dit que ce serait un sas idéal avant de rentrer chez elles. »
On ne saurait terminer ce panorama (non exhaustif) des applications de la réalité virtuelle dans le monde de la santé sans parler de ses applications au bloc opératoire, et notamment du travail effectué autour des jumeaux numériques. C’est l’un des thèmes de recherche développés par la chaire « Bloc opératoire augmenté » (Bopa) de l’hôpital Paul-Brousse à Paris. « Un jumeau numérique est un référentiel commun qui permet à plusieurs professionnels de santé de réfléchir ensemble à la meilleure stratégie thérapeutique, décrypte le Pr Éric Vibert, qui la dirige. La meilleure analogie que l’on puisse faire pour l’expliquer, c’est Google Maps : tous ceux qui l’utilisent regardent la même chose, peuvent avoir des vues à différentes échelles, anticiper leurs décisions, etc. »
Concrètement, on construit par exemple en préopératoire le jumeau numérique d’un foie sur lequel on peut simuler différentes options et « planifier le meilleur chemin à prendre pour réaliser la meilleure hépatectomie », indique le chirurgien. Mais il est également possible d’utiliser ces jumeaux pendant les interventions. « Ils peuvent se surimprimer à la réalité, ce qui apporte une aide pendant l’opération pour modifier sa stratégie en étant aidé pendant l’opération », explique-t-il. Avant d’insister sur le fait qu’il ne faut pas que les technologies de la réalité virtuelle restent limitées au champ médical. Les infirmières peuvent aussi en bénéficier et doivent donc participer à l’innovation.
« Au bloc, on peut imaginer, grâce à la réalité virtuelle et aux jumeaux numériques, de simuler différentes dispositions du matériel, pour anticiper l’organisation de la table, prévoit Éric Vibert. Il faut donc faire participer le personnel paramédical pour optimiser le développement de ce type d’outil. Nous avons besoin de cette expertise pour penser à des choses auxquelles nous, médecins, ne pensons pas forcément. » En d’autres termes, la réalité virtuelle doit, pour les infirmières, devenir de plus en plus réelle.
En 2021, un rapport* de l’Anses relatif aux effets sanitaires liés à une exposition aux technologies de réalité virtuelle et/ ou de réalité augmentée identifiait des points de vigilance.
Toute technologie comporte des risques qui ne condamnent pas son utilisation mais qu’il faut connaître pour pouvoir les maîtriser. C’est pourquoi l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) s’est attelée, il y a deux ans, à évaluer ceux liés à l’utilisation de la réalité virtuelle, que ce soit dans le cadre professionnel ou dans la sphère privée. Ce travail, se fondant sur une importante revue de la littérature scientifique, pointait ses effets sanitaires et émettait des recommandations afin de les réduire. Parmi ceux considérés comme « suffisamment documentés » par l’agence, on trouvait la cybernétose. Elle « regroupe un ensemble de symptômes qui peuvent être éprouvés lors d’une exposition à la réalité virtuelle » : pâleur, sensation de malaise, troubles visuels, désorientation, maux de tête, fatigue, vertiges, etc. D’autres effets, notamment une « modification de capacités sensorimotrices et perceptives », peuvent survenir après l’exposition, indiquent les experts. L’agence met également en garde contre la lumière bleue émise par les dispositifs et contre « une très forte modulation temporelle de la lumière », problématique chez les personnes souffrant d’épilepsie.
INFORMATION DES UTILISATEURS
La réalité virtuelle étant parfois utilisée par un public sensible, notamment dans un usage thérapeutique, l’Anses recommande de « porter une attention toute particulière » à ces risques. Elle attire encore l’attention sur « la possibilité d’une aggravation de pathologies préexistantes par les effets de la réalité virtuelle ou augmentée sur le système nerveux autonome, chez certains groupes de populations », citant les « personnes souffrant de certaines pathologies cardiaques (angor, insuffisance cardiaque, troubles du rythme, troubles de conduction cardiaque non contrôlée) ou de troubles neuropathiques primaires ou secondaires liés à des pathologies métaboliques, hypertension artérielle non contrôlée, etc. » Ses experts recommandent donc une information sur ces risques auprès des utilisateurs, et estiment nécessaire de protéger les personnes les plus sensibles en limitant leur temps d’exposition. L’Anses indique qu’il convient, dans le cadre professionnel, d’encadrer l’usage de la réalité virtuelle en imposant des alternatives pour les personnes sensibles. Enfin, constatant qu’il existe de nombreux effets et mécanismes pour lesquels elle n’a pas réussi à rassembler suffisamment d’études scientifiques lui permettant de se prononcer, elle souhaite que la recherche se poursuive.
A. R.
* Anses, « Expositions aux technologies de reìaliteì virtuelle et/ou augmenteìe », rapport d’expertise collective, juin 2021. urlz.fr/nUtQ