« NOUS NE SOMMES PAS PROGRAMMÉS POUR TRAVAILLER LA NUIT »
JE ME FORME
PRISE EN CHARGE
Baisse de vigilance, dimension collective du soin, prise de repos, question de genre, importance des transmissions… en vingt-cinq ans d’exercice, Béatrice Barthe, maîtresse en ergonomie à l’université de Toulouse, a épluché le travail de nuit chez les soignants sous de nombreux angles. Elle résume les principaux enjeux de ce choix exigeant.
Dans le cas des infirmiers, travailler en nuits fixes est souvent un choix, qui peut être guidé par l’environnement de travail, plus calme, le fait de passer plus de temps auprès des patients et d’avoir un rythme de travail plus acceptable et plus autonome. De très nombreux infirmiers, principalement des femmes, optent aussi pour ce type de rythme afin de s’occuper des enfants et être avec eux le matin, le midi et le soir. Elles ont ainsi le sentiment d’avoir du temps pour leur vie personnelle et parentale, même si cela se fait au détriment du sommeil.
Au niveau physiologique, l’organisme n’est pas programmé pour être actif la nuit. Le dérèglement de l’horloge interne induit par le travail de nuit peut être comparé à celui du décalage horaire. Lorsque l’on traverse plusieurs fuseaux horaires, la rythmicité s’adapte au bout de plusieurs jours à l’heure du pays de destination. Mais, dans le cas du travail de nuit, l’adaptation ne peut se faire de la même manière car les salariés ne travaillent pas tout le temps. Ils ont des jours de repos, des vacances… ce qui implique de devoir sans arrêt se recaler à l’alternance jour/nuit et aux rythmes de la vie sociale. Les soignants apprennent vite comment réagit leur corps au fil d’une nuit de travail et peuvent mettre des stratégies en place pour compenser la baisse de régime et s’assurer de ne pas faire d’erreurs. J’ai vu, par exemple, des soignants, en fin de service, s’y reprendre cinq ou six fois pour relever et vérifier les constantes d’un patient, alors que cette opération ne leur demande qu’un essai en début de nuit. Autre exemple vu dans un service pédiatrique : lorsqu’il était nécessaire de perfuser à nouveau un patient entre 3 et 6 heures du matin, il n’était pas rare que les IDE s’y mettent à deux ou trois, quand, en temps normal, une seule personne suffit.
Les effets du travail de nuit sur la santé sont nombreux et connus de la communauté scientifique depuis plusieurs décennies pour certains. Le rapport établi par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) en 2016 met ainsi en évidence des effets avérés sur la somnolence, les troubles du sommeil, le syndrome métabolique (excès de graisse abdominale, hypertension, dyslipidémie, etc.), ainsi que des effets probables sur l’anxiété, la dépression, l’obésité, la prise de poids, le diabète de type 2 et les maladies coronariennes. Enfin, certaines études ont constaté une incidence sur l’hypertension, l’AVC ou le risque de cancer. Au vu de la multitude et de la gravité des effets du travail de nuit sur la santé, je suis étonnée de la méconnaissance et de la mésinformation du grand public. Même les principaux concernés ne les connaissent pas toujours. Heureusement, cela bouge. En février dernier, une infirmière est parvenue à prouver le lien entre l’apparition de son cancer du sein et les vingt-huit années passées à travailler la nuit. Une décision inédite. Cette reconnaissance du cancer du sein comme maladie professionnelle risque de faire jurisprudence.
Après avoir opté pendant longtemps pour des organisations horaires proches du 3×8 h, de nombreux services hospitaliers sont passés aux 2×12 h, à partir des années 2010. Il s’agit là d’un système horaire qui semble convenir tant aux salariés qu’aux directions. Deux relèves au lieu de trois, un peu moins d’effectifs, les gouvernances y trouvent leur compte. Quant aux salariés, ils sont séduits par une semaine de travail de trois jours et ont l’impression d’avoir plus de temps pour leur vie personnelle. C’est même devenu un argument de recrutement. Côté contenu du travail, les soignants apprécient d’avoir une continuité auprès des patients. La nuit, ils arrivent quand les patients se couchent et repartent quand ils se réveillent. Toutefois, cette durée de poste n’est acceptable que si la charge de travail n’est pas trop lourde. Exit donc les services de soins intensifs, de chirurgie ou les unités qui accueillent des personnes âgées très dépendantes, au risque d’épuiser le personnel. En parallèle, quelques hôpitaux réfléchissent à mettre en place des horaires innovants qui favoriseraient aussi bien la qualité des soins que la qualité de vie du personnel. Mais, pour fonctionner, cette mise en place doit être propre à chaque établissement, voire à chaque service ; ce qui n’empêche pas d’avoir une réflexion collective sur ce sujet.
Il en existe plusieurs, notamment au niveau de l’aménagement des conditions de travail. Au Japon, une à deux heures de sommeil sont organisées la nuit dans l’industrie. C’est bien meilleur pour la santé des travailleurs et un gage d’efficacité pour les employeurs. En France, en revanche, se reposer la nuit au travail est encore très mal perçu. Certains cadres de santé font même la chasse à ce genre de comportements ! Pourtant, les études scientifiques montrent que ces temps de repos ont de réels bénéfices sur le maintien du niveau de vigilance et sur la diminution de la fatigue en fin de poste. Dans les services de nuit, tant que les exigences de travail le permettent et qu’un relais est assuré, il y a en réalité souvent quelqu’un qui se repose (assis les yeux fermés quelques instants ou la tête posée sur une table). La prudence à avoir concerne alors le phénomène d’inertie hypnique, à savoir l’état transitoire d’hypovigilance qui survient immédiatement après le réveil. Durant ce laps de temps, variable selon les individus et la durée du repos, les performances peuvent être amoindries ce qui rend l’exercice du travail potentiellement dangereux. Pour contrecarrer cet effet, il est alors nécessaire d’instaurer un roulement dans les prises de repos, avec des réveils échelonnés. Cela suppose donc de mettre en place un cadre au niveau organisationnel pour que cela soit possible.
La prévention des risques relève d’une démarche collective, au sein des établissements de santé et médico-sociaux, favorisée ces dernières années par la multiplication des travaux diffusés sur le sujet. La Haute autorité de santé (HAS) propose trois mesures phares (1, 2) :
→ Identifier les risques liés au travail posté et de nuit.
→ Proposer des mesures de prévention adaptées.
→ Proposer des supports pour la surveillance médicale de ces travailleurs (questionnaires ou tests simples validés).
La mise en œuvre de ces mesures reste encore limitée, tant en raison des difficultés de recrutement que des freins sociaux et culturels.
En dépit de ces lenteurs, il est important que chaque professionnel connaisse et mette en œuvre individuellement les recommandations suivantes(3) :
→ Avoir une bonne connaissance de soi, en particulier de ses rythmes et de ses besoins de sommeil (petit dormeur = 6 h/24 ; gros dormeur = 8 à 9 h/24 ; « plutôt du matin ou plutôt du soir »)…
→ Dormir au moins 7 h/24, même de façon fractionnée.
→ Dormir dans le noir, si possible sans bruit, en éteignant les sources de nuisances sonores telles que le téléphone.
→ Augmenter l’intensité lumineuse pendant le travail, la diminuer avant le coucher.
→ Limiter la consommation de caféine 6 h avant le coucher.
→ Prendre 3 repas/jour (dont un petit-déjeuner, même avant de dormir, comprenant un laitage et des fruits) + une collation la nuit (constituée de potage, fruits, laitages) ; le repas du soir avant la prise de poste doit apporter des protéines et des légumes.
→ Faire des pauses régulières, même courtes.
→ Veiller à récupérer rapidement une éventuelle dette de sommeil afin d’éviter les risques de désynchronisation.
→ Développer des pratiques de respiration consciente.
→ Pratiquer une activité physique régulière.
→ Favoriser les liens sociaux et familiaux.
1 Label de la HAS, « Surveillance médico-professionnelle des travailleurs postés et/ou de nuit », Recommandation de bonne pratique, mis en ligne le 15 juin 2012. Disponible sur : https://urlz.fr/nX2s
2 « Évaluation des risques sanitaires liés au travail de nuit. Avis de l’Anses Rapport d’expertise collective », Édition scientifique, juin 2016. Disponible sur : https://urlz.fr/nX2W
3 GAUTIER M. A., WEIBEL L. « Travail de nuit et posté : état des connaissances et prévention en milieu professionnel », Lettre de l’INRS n° 270, avril 2023. Disponible sur https://urlz.fr/nX35
• Lambert A. et Langlois L., « Horaires atypiques de travail : les femmes peu qualifiées de plus en plus exposées », Population et Sociétés, n° 599, avril 2022.
• Barthe B., Quéinnec Y., Verdier F., Le Travail humain, 2004/1 (Vol. 67), « L’analyse de l’activité de travail en postes de nuit : bilan de 25 ans de recherches et perspectives », pages 41 à 61, Presses universitaires de France.
• Perraut-Solivères A., Infirmières, le savoir de la nuit, Presses universitaires de France, 2001
• Cheyrouze M., Barthe B., « Le travail de nuit en 12 heures : un “scénario” de travail élaboré par les infirmiers dans un service de réanimation », Activités, 15 janvier 2018. https://urlz.fr/nXEu
• Toupin C., « L’élaboration des stratégies de travail nocturnes : le cas d’infirmières de nuit d’un service de pneumologie », Pistes (Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé), 7-1, 2005, Question de temps. https://urlz.fr/nXEE