L'infirmière n° 038 du 01/11/2023

 

QUALITÉ DE VIE AU TRAVAIL

J’EXERCE EN LIBÉRAL

ORGANISATION

Laure Martin  

Le bien-être des infirmiers libéraux pendant leur exercice ne repose actuellement sur aucune mesure nationale dédiée. Il leur appartient donc de trouver eux-mêmes des réponses mais savoir prendre soin de soi se révèle parfois complexe à mettre en œuvre…

La qualité de vie au travail (QVT) des infirmiers diplômés d’État libéraux (Idels) : vaste question dont les réponses, plurielles, varient selon que leur exercice ait lieu en ville ou à la campagne, en zone prioritaire ou résidentielle, dans un cabinet de groupe ou de manière isolée. « Il s’agit d’un ensemble d’éléments à prendre en compte, comme savoir ne pas rester seul, parler avec ses collègues, créer du lien avec des associations, dissocier le lieu de travail de celui de la maison ou encore ne pas se laisser dépasser par la gestion administrative et comptable du cabinet », énumère Pierre Charpentier, Idel, président de l’Union régionale des professionnels de santé (URPS) infirmiers Centre-Val de Loire. De nombreuses actions peuvent être mises en œuvre pour tendre vers une meilleure qualité de vie au travail. Pour autant, à l’heure actuelle, les Idels ont « le sentiment d’être les oubliés des tutelles, d’autant plus après la crise sanitaire, souligne Julien Boehringer, infirmier libéral à Strasbourg, dans le Bas-Rhin, et président de l’URPS infirmiers Grand Est. On parle toujours du système hospitalier. Mais les libéraux aussi rencontrent de nombreuses difficultés ».

LES CONTRAINTES DE L’EXERCICE

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) définit la QVT comme « la perception qu’a un individu de sa place dans l’existence, dans le contexte de la culture et du système de valeurs dans lesquels il vit en relation avec ses objectifs, ses attentes, ses normes et ses inquiétudes. Il s’agit d’un large champ conceptuel englobant de manière complexe la santé physique de la personne, son état psychologique, son niveau d’indépendance, ses relations sociales, ses croyances personnelles et sa relation avec les spécificités de son environnement. » Autant d’objectifs que les Idels ont parfois des difficultés à atteindre tant leurs contraintes quotidiennes sont nombreuses. « On entend souvent dire que les infirmiers libéraux travaillent quand ils le veulent, où ils veulent, que leur rémunération est élevée, qu’ils peuvent faire le marché entre deux patients, mais il faut dépasser ces clichés qui n’ont jamais eu de sens et encore moins aujourd’hui », lance Brigitte Lecointre, Idel à Nice (Alpes-Maritimes) et présidente de l’Association nationale française des infirmières et infirmiers diplômés et des étudiants (Anfiide). Et de poursuivre : « Nous sommes soumis à une pression de plus en plus importante, liée à nos responsabilités, nos compétences, à l’expertise clinique, au fait que nous sommes confrontés à des situations de vie et de soins de plus en plus complexes, dans un contexte de désertification médicale. Il faut en avoir conscience. » Comme le rappelle François Poulain, infirmier libéral à Marseille (Bouches-du-Rhône) et administrateur national du Syndicat national des infirmières et infirmiers libéraux (Sniil), « les Idels sont souvent seuls face à la maladie, à la souffrance des patients, ce qui conduit à des dépressions et des burn out. » De surcroît, l’ensemble des compétences infirmières doivent être mises en œuvre dans le cadre d’une continuité des soins vis-à-vis des patients, et les infirmiers libéraux accomplissent de nombreux actes qui ne sont pas rémunérés parce qu’ils ne figurent pas dans leur décret de compétences et leur nomenclature générale des actes professionnels (NGAP). Pour autant, la pénibilité de l’exercice de leur profession, évoquée lors de la réforme des retraites, n’est pas prise en compte. « Ce manque de reconnaissance, de la part des tutelles, du travail que nous effectuons à domicile joue nécessairement sur notre moral », pointe Fabienne Gouabault, Idel à Caen (Calvados) et présidente de l’URPS infirmiers Normandie. La réflexion actuelle sur la refonte du décret de compétences et de la formation infirmière pourrait apporter des réponses.

Outre leurs responsabilités grandissantes, les infirmiers libéraux sont également confrontés à des patients de plus en plus exigeants. « Ils consomment le soin comme ils consomment des services, et veulent tout, tout de suite », regrette Julien Boehringer. Certains sont même agressifs verbalement et physiquement. « La profession a été ubérisée, poursuit Pierre Charpentier. Les patients voient la santé et le soin comme un dû car, pour eux, il est gratuit. Ils pensent que nous sommes à leur service. Cela ajoute une charge mentale aux Idels, surtout dans les zones surdotées, car ils craignent de manquer un soin s’ils ne répondent pas dans l’immédiat à une demande de prise en charge. » Cette « ubérisation » de la santé ne permet plus de faire la distinction entre le travail et la maison. « Nous sommes tout le temps sur le qui-vive et avons du mal à lâcher, à penser à nous et à notre famille », reconnaît le soignant.

AGIR ET SE FORMER

Face à ces constats, comment agir pour améliorer la QVT des Idels ? À leur échelle, ils n’ont pas d’autre choix que d’être « proactifs et acteurs de leur bien-être en commençant par se former, estime Pierre Charpentier. Nous sommes liés à une NGAP et à une convention, nous devons donc rendre des comptes à l’Assurance maladie. Nous devons aussi respecter une déontologie, dont notre Ordre professionnel est le garant. Ces nombreuses règles sont parfois difficiles à appréhender et les Idels peuvent se sentir dépassés. » C’est le cas également concernant les règles de gestion de l’entreprise, et des relations avec l’Urssaf et la Caisse autonome de retraite et de prévoyance des infirmiers, masseurs-kinésithérapeutes, pédicurespodologues, orthophonistes et orthoptistes (Carpimko). « La moitié des infirmiers finissent par exercer en libéral alors qu’aucun n’a appris à gérer une entreprise, constate Maxence Raphaël, Idel à Marseille et administrateur national au Sniil. Ils devraient davantage aller au-devant des informations pour être rassurés dans leur exercice. S’ils ne font pas la démarche de se former, la situation ne va pas changer et ils vont vivre dans une anxiété chronique faute d’agir en prévention. » La QVT reposerait donc en partie sur une information et une formation à l’exercice libéral afin de bien concevoir son fonctionnement. D’ailleurs, l’URPS infirmiers Centre-Val de Loire réfléchit, avec l’Agence régionale de santé (ARS), à l’organisation d’une journée d’accompagnement des infirmiers de la région s’installant en libéral afin d’aborder toutes ces thématiques. Ses représentants souhaitent également intervenir dans les instituts de formation en soins infirmiers (Ifsi).

Les syndicats aussi, encouragent les Idels à participer à leurs réunions publiques organisées pour les informer de l’évolution des pratiques, des avancées des négociations conventionnelles et de la signature d’avenants à la convention nationale. Brigitte Lecointre plaide en outre pour une formation à une expertise clinique plus riche lorsque les infirmiers font le choix du libéral. « Aujourd’hui, sur le terrain, nos compétences sont élargies aux champs social et culturel, témoigne-t-elle. Nous sommes confrontés à des dilemmes éthiques pouvant affecter notre sommeil ou notre appétit. Notre expertise doit donc nécessairement être plus grande. » « Il faudrait une formation aux signaux d’alerte de l’épuisement », ajoute Fabienne Gouabault.

ORGANISER DES RÉUNIONS DE GROUPE

Brigitte Lecointre milite, par ailleurs, pour la mise en place de supervisions cliniques entre pairs . « Au sein de notre cabinet, nous organisons ainsi une réunion mensuelle, en dehors du temps de travail, entre nous cinq, pour une supervision clinique de nos patients, rapporte-t-elle. Nous faisons le point sur les situations de soin. Nous parlons aussi de nous, de nos repos, de nos difficultés éventuelles. » Selon elle, la QVT en libéral est incompatible avec un exercice isolé. « Exercer à plusieurs nous permet de partager nos difficultés, insiste-t-elle. À titre d’exemple, je suis récemment intervenue dans une famille au sein de laquelle le fils venait de se suicider. Je me doutais que la mère du jeune homme allait vouloir aborder le sujet. Je m’y étais préparée et je savais que l’échange allait être éprouvant. J’ai eu besoin d’en parler à mon collègue. » « C’est très important de ne pas être seul face aux patients, car nous pouvons rencontrer des problématiques de sécurité, de manque de respect, complète Pierre Charpentier, qui participe également à des réunions au sein de son cabinet. Lors de nos rendez-vous, nous pouvons les exposer aux autres membres de l’équipe et passer le relais si besoin. »

Outre ce type de réunions, François Poulain vante les mérites des groupes de parole, afin de parler « de nos angoisses, de nos problématiques psychiques, de notre charge mentale », explique-t-il. Sa communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS) Itinéraire santé, à Marseille, a créé un groupe de discussion (Santé mentale) dédié aux professionnels de santé pour parler de la souffrance qu’ils peuvent ressentir. « Ce n’est pas la multitude d’outils qui va aider les soignants mais la proximité des réponses que nous pouvons leur proposer », souligne- t-il. À ce titre, les URPS offrent, elles aussi, des réponses dans les territoires. En Normandie, l’URPS propose aux Idels des « before » en amont des rencontres régionales, l’occasion de prendre du temps pour soi et de discuter de tout sauf du métier. Dans le Grand Est, l’URPS a noué des partenariats avec des services de santé au travail au sein de chacun des dix départements de la région. « Les infirmiers libéraux ont ainsi la possibilité de se rendre sur place pour un rendez-vous de médecine préventive afin d’avoir un bilan complet de leur santé », indique Julien Boehringer, précisant qu’une indemnité de 40 euros est versée à ceux qui prennent rendez-vous. Ces bilans avec la médecine du travail devraient, d’après la profession, relever de l’Assurance maladie. « Je suis Idel depuis quarante-quatre ans, et jamais personne ne s’est interrogé sur ma capacité mentale à prendre en charge des patients isolés ou si j’étais suffisamment en bonne santé pour prendre soin des autres, pointe Brigitte Lecointre. Les caisses primaires d’assurance maladie auraient dû organiser des visites de santé au travail pour les libéraux, et le fait qu’elles ne s’en soient pas saisies traduit presque un certain mépris envers les patients et les professionnels de santé. »

Savoir +

NUMÉROS UTILES

En cas de difficultés trop lourdes à gérer, les Idels qui se sentent dépassés ne doivent pas rester seuls. Ils peuvent appeler des numéros d’entraide : Le numéro vert de l’Ordre national des infirmiers : 0800 288 038

Le numéro vert de l’association Soins aux professionnels de la santé (SPS) : 0805 23 23 36 (24h/24, 7j/7, 100 % de décrochés)

Un centre contre l’épuisement des soignants à Toulouse

L’hôpital Purpan (CHU de Toulouse, en Haute-Garonne) a ouvert mi-mai le centre de prévention de l’épuisement professionnel des soignants (Peps) pour les salariés et libéraux. Au sein de l’équipe, deux médecins spécialistes des maladies professionnelles et du secteur soignant, un addictologue, une psychologue clinicienne et du travail ainsi qu’une infirmière en santé au travail proposent une prise en charge autour de trois axes. Tout d’abord, la mise en place d’actions de prévention primaire en ciblant les personnes à risque du fait de leurs caractéristiques professionnelles et personnelles, pour leur proposer des formations visant à éviter l’épuisement. Deuxième axe : la prise en charge de l’épuisement lors de consultations individuelles ou d’ateliers collectifs. Enfin, le troisième repose sur la prévention tertiaire afin d’éviter les rechutes et de permettre aux soignants de réinvestir leur milieu professionnel. « Nous ne voulons pas les laisser seuls, même si l’épisode aigu est passé, pour éviter qu’ils ne retombent dans leurs travers », insiste le Pr Fabrice Hérin, chef de service des pathologies professionnelles et environnementales, à l’origine du centre. À ce jour, il peut prendre en charge entre 60 et 80 personnes sur trois à six mois, soit six nouvelles entrées hebdomadaires. Parmi les professionnels actuellement suivis, trois sont libéraux, dont un infirmier. « Ils se disent épuisés car ils consacrent beaucoup trop de temps à d’autres tâches que du soin, notamment à l’administratif, fait savoir le Pr Hérin. Je n’observe pas de perte de sens du travail, mais de l’activité du fait des caractéristiques qu’elle prend. » Les libéraux ont aussi évoqué les violences verbales et les pressions qu’ils subissent de la part des patients et des familles, auxquelles ils peuvent difficilement répondre dans le cadre d’un exercice isolé.