L'infirmière n° 038 du 01/11/2023

 

JE ME FORME

PRISE EN CHARGE

Éléonore de Vaumas  

Bien qu’il ne soit pas l’apanage de la profession, le travail nocturne concentre un grand nombre d’infirmiers diplômés d’État (IDE) qui, malgré un manque de reconnaissance et les risques pour leur santé, restent des piliers pour assurer la continuité des soins.

À l’heure où ses semblables rentrent chez eux après une bonne journée de travail, Virginie, elle, vient relever l’équipe de jour du service des pathologies du sommeil de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (Paris). Et comme chaque fois, elle a du pain sur la planche. Il faut casquer les patients, poser les électrodes selon les instructions fournies par le médecin pour qu’à 21 h 30, l’enregistrement commence. L’infirmière a juste le temps de réaliser quelques tâches administratives avant d’investir, vers 23 heures, une salle d’acquisition, où elle passera le reste de son poste à vérifier le bon déroulement des opérations sur les ordinateurs reliés aux patients. Avant de « regarder les gens dormir », selon sa propre formulation, Virginie a travaillé de jour dans différents services hospitaliers jusqu’à ne plus s’y sentir à sa place. « Il y avait eu des changements dans le service, je n’avais plus l’impression de m’épanouir, se souvient la soignante parisienne de 51 ans . En remplaçant de temps à autre une collègue, j’ai découvert l’ambiance de nuit et cela m’a beaucoup plu. » Comme elle, 9 % de la population active travaille la nuit en France, parmi lesquels une forte concentration de professionnels de santé qui assurent l’indispensable permanence des soins (1). Un choix de vie pour lequel Walter, infirmier de nuit en réanimation à l’hôpital d’Aubagne (Bouchesdu- Rhône) a également opté voilà dix ans. « Je voulais avoir plus de temps pour m’occuper de mon fils et ainsi mieux répartir le planning de mon couple, explique le soignant à l’accent chantant. Mais c’est un choix de vie sociale qui implique des sacrifices. Il n’existe pas de vocation à être IDE de nuit. »

VIE PROFESSIONNELLE LA NUIT, VIE PERSONNELLE LE JOUR

Être au chevet des patients la nuit, dormir une partie de la journée… le travail de nuit représente en effet un défi pour l’être humain. Sans compter que l’inversion jour/nuit n’est pas sans danger pour la santé. Maladies cardiovasculaires, surpoids, troubles du sommeil, risque de cancer accru, de plus en plus d’études établissent un lien entre horaires « atypiques », désynchronisés par rapport aux rythmes biologiques et sociaux normaux, et implications pathogènes. En cause, une dette de sommeil qui dérègle les horloges cellulaires et entraînent une prolifération de cellules suspectes. Au-delà des problèmes de santé, le principal sujet de plainte des soignants exerçant la nuit demeure la fatigue. « Depuis le Covid, on travaille en 12 heures pour pouvoir dégager du temps infirmier. Si c’est très aléatoire, on fait au moins une nuit, voire deux toutes les semaines. Ainsi, il m’arrive de ne pas dormir pendant vingt-quatre heures et il me faut une journée pour récupérer. À force, j’ai moins d’élan », constate Stéphanie, infirmière dans un service d’urgences de l’Ouest de la France. Il y a déjà plusieurs années, les postes en 12 heures sont apparus dans les services hospitaliers. D’abord plébiscitée, cette organisation de travail est aujourd’hui remise en cause par de nombreux syndicats pour sa dangerosité pour la santé. Lorsqu’il s’applique au travail en nuits fixes, ce système présente pourtant des atouts. Ainsi, à l’hôpital d’Aubagne, le personnel soignant, alternant « grandes » et « petites » semaines (cinq et deux nuits respectivement), peut bénéficier d’au moins une semaine de repos par mois. Un avantage qu’apprécie Walter : « Avant d’adopter ce système, l’hôpital a essayé pendant un temps de nous imposer une alternance jour/nuit. Quand je rentrais chez moi, je ne savais plus où j’habitais », se souvient-il.

FAIRE DU LIEN ENTRE LES ÉQUIPES

Reste qu’une grande disparité entre les établissements persiste, entre ceux qui organisent les soins en deux, trois ou quatre équipes, ceux qui maintiennent les nuits de 10 heures ou encore ceux qui font des roulements imposés ou sur la base du volontariat. Pour Béatrice Barthe, maîtresse de conférences en ergonomie à l’université de Toulouse, c’est le signe d’une méconnaissance de la réalité du terrain de la part des directions et de la charge qui pèse sur le personnel de nuit. « Le travail de nuit nécessite de se recaler sans cesse, en particulier quand on alterne jour et nuit, comme c’est le cas dans certains services. À la longue, c’est usant. » Côté vie professionnelle, travailler en décalage par rapport aux autres a également des conséquences, telles que la difficulté pour assister aux réunions d’équipe qui ont lieu aux heures ouvrées, suivre des formations, des analyses de pratiques… Ces rendez-vous sont pourtant essentiels pour permettre aux équipes de jour et de nuit de se rencontrer et ainsi favoriser une meilleure interconnaissance, qui ne coule pas de source. « Il faut que chacun y mette du sien, et pas uniquement les équipes de nuit. Pour ma part, cela m’arrive parfois de rester boire un café avec les infirmiers qui prennent le relais la journée, mais tout le monde ne le fait pas. Résultat : l’ambiance n’est pas toujours bonne entre les équipes », reconnaît Walter. Malgré tout, entre eux, les infirmiers de nuit témoignent tous d’une véritable solidarité que seuls ceux qui ont expérimenté ce mode d’exercice et ce rythme sont capables de retranscrire. « Il y a moins d’intervenants, moins d’appels, tout y est plus calme et cotonneux. Lorsqu’un problème survient ou que quelqu’un a besoin d’un coup de main, on s’entraide de façon un peu intuitive. On peut aussi passer plus de temps avec les patients, ce qui est fort précieux », dévoile Stéphanie.

LA DÉBROUILLE

Si le rythme ralentit durant la nuit, le personnel, lui, ne chôme pas. Parce qu’il est en nombre inférieur par rapport à la journée, les soins s’organisent autour de savoirs professionnels spécifiques au travail de nuit qui s’appuient sur l’expérience, mais aussi sur une connaissance intuitive. De nuit, la responsabilité individuelle est redoublée, l’autonomie devient donc la première qualité. Il faut aimer la solitude, savoir gérer son stress, mais aussi faire preuve de débrouillardise. Un patient qui a de la température ou qui est douloureux ? Il n’est pas rare que les infirmiers soient obligés de prendre certaines initiatives, en attendant de pouvoir joindre le praticien de garde. « On essaie de faire le maximum de choses nous-mêmes. On peut par exemple mettre en place des antalgiques, débuter la morphine, ou encore lancer des bilans ou des électrocardiogrammes. Dans les textes, il faut normalement avoir une prescription pour ces examens, mais ça n’est pas toujours le cas. Forcément, cela responsabilise plus, mais cela suppose d’avoir une petite expérience pour pouvoir appréhender la situation », poursuit Stéphanie qui exerce depuis vingt-deux ans aux urgences. Dans ce type de service, comme en réanimation ou encore en psychiatrie, les nuits ne laissent pas toujours de répit aux soignants, notamment en début de soirée où l’activité est parfois aussi intense qu’en journée. Pour tenir le rythme ou quand la fatigue se fait sentir, chaque infirmière déploie sa propre stratégie, au risque de développer des mauvaises habitudes, telles que la consommation excessive de café, de cigarettes ou encore le grignotage. De son côté, l’INRS (Institut national de recherche et de sécurité) propose une mesure simple et efficace pour prévenir la somnolence : la microsieste, qui en 15 à 20 minutes de sommeil léger permet de limiter les effets du travail de nuit sur la santé. Une habitude qu’adopte Virginie, qui n’hésite pas non plus à s’accorder aussi des siestes plus longues quand elle peut être relayée. « Pour l’instant, ce rythme me convient et j’y trouve mon compte, mais peut-être un temps viendra où mon corps ne pourra plus supporter la cadence. Faudra-t-il alors que je reprenne des horaires de jour… je ne ferme pas la porte. »

[1] Le travail en horaires atypiques : quels salariés pour quelle organisation du temps de travail ? Dares analyses n°038, juin 2018. https://urlz.fr/nWm7

À quel prix ?

Aujourd’hui, les infirmiers de la fonction publique hospitalière touchent 2,14 euros brut de majoration par heure par rapport à leurs collègues de jour. Un forfait qui, dès le mois de janvier 2024, sera de 4,12 euros brut grâce à la majoration du salaire horaire de 25 % annoncée par la Première ministre Élisabeth Borne fin août dernier. Ainsi, à titre informatif, un infirmier qui travaille entre dix et douze nuits par mois pourra percevoir un bonus d’environ 230 euros brut mensuels s’il est débutant, 300 euros brut en milieu de carrière et jusqu’à 495 euros brut en fin de carrière. « Ces primes arrivent toutefois sur des salaires de misère, déplore Thierry Amouroux, porte-parole du Syndicat national des professionnels infirmiers. Sans compter que le maximum d’indemnisation est de 9 heures par nuit, même si un IDE travaille en 10 ou 12 heures. » À titre d’exemple, à l’hôpital psychiatrique Saint-Jacques de Nantes (Loire-Atlantique), les IDE de nuit touchent 150 euros net mensuels de plus que les soignants qui travaillent de jour. « C’est certes plus avantageux financièrement, mais cela reste inférieur à ce que nous devrions toucher », regrette Marion Brun, IDE et responsable de la suppléance et du renfort. Dans le secteur privé en revanche, le montant de la prime de nuit ne bouge pas. Souvent plus lucratif que dans le public, celui-ci dépend des accords de branche ou des accords internes.

E.V