L'INFIRMIERE n° 0039 du 22/11/2023

 

JE DÉCRYPTE

Propos recueillis par Adrien Renaud

  

Lors de l’adoption en première lecture du projet de loi sur l’immigration, le 14 novembre dernier, le Sénat a supprimé l’aide médicale d’État (AME) qui permet de délivrer des soins aux personnes sans-papiers. Les soignants de tous bords pressent pour que cette décision soit annulée par l’Assemblée, qui doit examiner le texte en séance publique à partir du 11 décembre. Le point avec la Dr Florence Rigal, présidente de Médecins du monde.

Il s’agit tout d’abord d’un non-sens en termes de santé publique. Les sénateurs veulent remplacer l’AME par une aide qui se limiterait aux soins urgents, ce qui entraînerait des retards de recours aux soins pour des personnes qui finiront à un moment par s’adresser à un service d’urgences. Par ailleurs, bien évidemment, d‘un point de vue éthique et déontologique, c’est un reniement de nos valeurs fondamentales : on parle de laisser sciemment la santé des personnes se dégrader et de trier celles que l’on va soigner. Enfin, cela ne répond à aucune logique financière, puisque des retards de recours aux soins aboutissent à des soins plus longs et plus coûteux.

Une telle suppression affecte tous les soignants puisqu’elle touche notre façon de travailler. Et quand on parle de soins infirmiers, qu’il s’agisse de soins préventifs ou curatifs, imaginer que certaines personnes n’y auraient pas droit perturberait considérablement la relation de soins essentielle qui s’établit avec le patient. Être infirmier, c’est apporter de l’aide sans distinction. Effectuer un tri des personnes est incompatible avec ce lien à l’autre et peut engendrer un conflit de valeurs.

Ce qui importe pour nous c’est que les gens soient autonomes dans leur parcours de santé : avoir une couverture maladie c’est pouvoir, comme tout un chacun, s’adresser à un médecin de façon simple. Nous passons donc beaucoup de temps à aider des personnes à obtenir l’AME car c’est un dispositif mal connu de ceux qui pourraient y prétendre. Parmi eux, nous constatons que 80 % de ceux qui devraient l’avoir ne l’ont pas. Selon une étude datant de 2019, le chiffre était de 49 %.

Pas du tout, c’est une prestation extrêmement contrôlée, qu’il faut renouveler tous les ans en fournissant des preuves d’une présence continue en France, quand bien même elle est irrégulière. De nouveaux documents sont toujours demandés et rien qu’obtenir un rendez-vous pour déposer son dossier relève du parcours du combattant… surtout si on ne parle pas français. Cela peut prendre des mois. Or les personnes ont parfois des pathologies chroniques qui nécessitent des soins continus.

Oui. Cela pèserait notamment sur les services d’urgences, dont on connaît l’état actuellement. Par ailleurs, laisser de côté une partie de la population cela revient à mettre en danger la santé de l’ensemble de la population. En effet, une partie des personnes qui ne seront pas traitées vivent dans des conditions qui les exposent à de nombreuses pathologies, dont des pathologies infectieuses. Bien sûr, il ne faut pas s’imaginer que les personnes qui relèvent de l’AME seraient les seules à véhiculer ces maladies, mais ne pas les prendre en charge revient à ne pas avoir une vision de l’ensemble de la population. On sait qu’en Espagne, un mécanisme similaire à l’AME a été supprimé en 2012. Le pays a vu se développer des pathologies infectieuses dans toute une partie de la population qui n’était pas soignée, avec une surmortalité chez certains groupes… Résultat, le mécanisme a été rétabli en 2018.

On assiste à une instrumentalisation politique des questions de santé. C’est d’ailleurs ce qui explique pourquoi cette mesure intervient dans une loi qui relève du ministère de l’Intérieur, et non de celui de la Santé. Et cela fait écho à des discours qui laissent croire que les questions de santé sont les raisons de la migration des personnes. Or non, dans la très grande majorité des situations, ce n’est pas le cas. Ce sont des personnes qui ont de multiples raisons de s’exiler et que leur parcours migratoire expose à des risques en termes de santé à tous les niveaux.

Ce n’est pas vrai… Nous avons fait un sondage à l’automne qui dit que les Français sont majoritairement en faveur de l’AME. Ils se déclarent spontanément favorables à ce mécanisme. Et quand on ajoute des informations claires sur ce qu’est exactement l’AME, la proportion de personnes favorables augmente encore, jusqu’à atteindre plus de 60 %.

Ce n’est pas la première fois qu’il y a des attaques contre l’AME et nous tentons à chaque fois de donner les bonnes informations à nos interlocuteurs, institutionnels et politiques, ainsi qu’au grand public. Il est important que tout le monde sache ce qu’est l’AME et ce qu’elle n’est pas, car beaucoup d’idées fausses circulent à son sujet. En termes de panier de soins, par exemple, ce n’est pas l’équivalent de la C2S [Complémentaire santé solidaire, qui permet d’offrir une couverture aux personnes défavorisées, ndlr], c’est beaucoup plus restreint. Et il faut rappeler que l’AME ne représente que 0,5% des dépenses de l’Assurance maladie, ce n’est donc pas le gouffre qu’on présente souvent. Par ailleurs, elle ne s’adresse pas à des personnes qui pourraient faire autrement : il faut justifier d’un revenu mensuel inférieur à 810 euros.

Nous allons continuer à faire ce que l’on fait : orienter vers le droit commun dans le cadre de cette aide dite « d’urgence » et trouver des solutions spécifiques, par exemple avec le réseau de soignants solidaires dont nous disposons, comme nous le faisons déjà avec les personnes que l’on ne parvient pas à orienter vers le droit commun. Cela sera seulement beaucoup plus fréquent. Mais en réalité, c’est inconcevable. Il ne faut pas que cela soit envisagé. Nous allons continuer, avec d’autres, à documenter les conséquences d’une telle suppression pour éviter qu’elle ait lieu.

Je ne sais pas s’il faut parler de désobéissance civile… En tant que soignant, il s’agit avant tout d’être en accord avec notre éthique… On continuera donc à soigner mais cela veut-il forcément dire que l’on désobéit ? Il n’est nulle part dit qu’il y a interdiction de soigner, cette étape n’a heureusement pas été franchie ! Mais cela passera par des soins gratuits. Or nous tenons à ce que chaque médecin, chaque infirmier, soit payé pour les soins qu’il fait. Les soins gratuits sont importants mais ils dépendent d’une personne, d’un contexte, et on ne peut pas compter uniquement sur eux.

Oui, car c’est un mécanisme qui est déjà un peu dégradé. Nous pensons qu’il faudrait que l’AME et la C2S soient équivalentes. Ce qui nous intéresse est de limiter les risques de non prise en charge et pour cela il faut un seul et même système de couverture maladie. Ce serait plus simple et surtout plus éthique pour les soignants.

L’AME est le dispositif qui permet aux personnes étrangères, en situation irrégulière qui se trouvent sur le territoire français d’accéder aux soins. Elle est accordée pour un an et son renouvellement doit être effectué chaque année. Pour l’obtenir, il faut remplir un dossier à déposer auprès de l’Assurance maladie, dans lequel il faut prouver qu’on réside en France sans titre de séjour depuis plus de trois mois et que nos revenus annuels n’excédent pas 9719 euros pour une personne seule. L’AME offre une prise en charge à 100 % et sans avance de frais des soins médicaux et hospitaliers, sans dépassement d’honoraires. Certains actes, comme les examens dans le cadre d’une aide médicale à la procréation, ou certains soins, comme les cures thermales, ne sont pas pris en charge. D’autres, considérés comme non urgents, ne peuvent être obtenus qu’au bout d’un délai de neuf mois : prothèses de genou ou d’épaule, rhinoplasties, etc.

Adrien Renaud

L’éventualité d’une suppression de l’AME a suscité une levée de boucliers chez les soignants. Une pétition publiée dans le journal Le Monde, le 2 novembre, a notamment recueilli plus de 3000 signatures, dont celles de nombreuses infirmières. Témoignages.

« Pour moi, c’est une question de valeurs. » Voilà comment Valérie Achart-Delicourt, cadre supérieure de santé et vice-présidente de la Société française de lutte contre le Sida (SFLS), défend sa signature de la tribune parue dans Le Monde contre la suppression de l’AME. « Quand on est soignant, on ne se refait pas, on doit soigner tout le monde. L’AME est un dispositif indispensable en termes de valeurs déontologiques et humanistes, aussi bien qu’en termes de santé publique », ajoute-t-elle. Car pour cette Francilienne, les choses sont claires : la suppression pèserait sur l’économie, puisque les retards de prise en charge seraient source de soins encore plus coûteux, mais aussi sur le système de santé car ces personnes finiraient de toute façon aux urgences « qui sont souvent déjà exsangues, ce qui entraînerait pour d’autres patients des retards de prise en charge ». Et il ne faudrait pas croire qu’il s’agit là des mots d’une infirmière rompue à l’engagement militant. « Ce qui nous anime, c’est notre engagement de soignant. Pour ma part, je n’avais jamais signé de tribune auparavant », confie Valérie Achart-Delicourt.

On ne peut pas dire que cette relative inexpérience dans l’engagement s’applique à Jean Vignes, ancien secrétaire général de SUD Santé-sociaux, infirmier de secteur psychiatrique à la retraite et lui aussi signataire de la tribune. « Un soignant se doit d'exercer son art sans discrimination. C'est bien en ce sens qu'Hippocrate, il y a vingt-cinq siècles, a rédigé son serment et tous nos codes professionnels vont dans ce sens, argumente-t-il. Le soin ne peut être qu’inconditionnel et non rationné. » Il ajoute que la suppression de l’AME serait « une imbécilité en matière de santé publique » car « plus un soin est retardé, plus il est complexe » et il souligne le risque de « perte de contrôle sur le plan épidémiologique ». Pour lui, « aucun des arguments avancés pour la suppression ne tient la route », ils sont tous le fruit de « postures de basse idéologie viciée ».

Un sentiment d’absurdité largement partagé par Laurent Salsac, infirmier en pratique avancée (IPA) libéral dans le Centre-Val-de-Loire et secrétaire adjoint de l’Union nationale des IPA (Unipa). « Supprimer l’AME, c’est prendre le risque de voir certaines maladies, comme par exemple des tuberculoses multirésistantes, se développer sur le territoire », avance-t-il. Mais il souhaite également insister sur l’aspect déontologique de la question. « Personne ne va déroger à sa déontologie, ne serait-ce que parce qu’un soignant qui ne soigne pas sous prétexte que le patient ne peut pas payer s’expose à des sanctions », rappelle-t-il. Pour lui, la suppression de l’AME aboutirait donc, entre autres conséquences néfastes, « à la délivrance d’actes gratuits et donc à la fragilisation des lieux de soins ».

Adrien Renaud