L'infirmière n° 041 du 01/02/2024

 

ACTUALITÉS

PETITE ENFANCE

Adrien Renaud  

Des livres, enquêtes parlementaires ou rapports officiels ont récemment mis en lumière la situation d’extrême tension que connaît le secteur de la petite enfance, en particulier celui des crèches. Un sujet qui concerne aussi les infirmières.

L’enfant a besoin qu’un adulte identifié prenne soin de lui par des expériences répétées au quotidien pour lui permettre d’avoir confiance en lui et dans le monde extérieur. Or aujourd’hui, les crèches négligent ce principe, alors qu’il s’agit d’un préalable nécessaire. » Ce constat, dressé par la « mission flash » menée par les députées Michèle Peyron et Isabelle Santiago à l’automne dernier, appuie là où ça fait mal : les crèches ne sont, bien souvent, plus le lieu privilégié du développement et de l’épanouissement des petits, mais des prestataires de services dont le principal objectif est de permettre aux parents de se consacrer à leur profession. Une évolution qui doit alerter en haut lieu, si l’on en juge par la récente augmentation de rapports et d’enquêtes sur ce thème.

Depuis 2022, en plus de la mission flash déjà citée, un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et au moins un livre (voir encadré) ont été rédigés autour de ce sujet. Une commission d’enquête parlementaire a, par ailleurs, été mise sur pied par l’Assemblée nationale, fin novembre 2023, et son rapport viendra s’ajouter aux écrits déjà produits. Il faut dire que la thématique a été alimentée par un drame ayant suscité l’émotion de tout le pays : le décès, en juin 2022, d’une fillette de 11 mois dans une crèche du groupe People & Baby de Lyon, survenu après qu’une professionnelle lui a fait ingérer du DesTop. Au cours de l’enquête, celle-ci aurait, selon des journalistes ayant eu accès au dossier, reconnu avoir « pété un plomb », excédée par les pleurs de l’enfant, par la nécessité de finir son ménage à temps et par son état de fatigue. « Cet accident terrible a ému toute la profession », commente Émilie Philippe, porte-parole du collectif Pas de bébés à la consigne, qui, depuis 2009, attire l’attention des autorités et des médias sur les conditions de travail dans les crèches. « Au niveau des médias, il y a eu un avant et un après », poursuit-elle, même si cette nouvelle visibilité a surtout abouti à « mettre des mots sur ce sur quoi nous alertons depuis plus de dix ans ». D’où la nécessité, au-delà de la légitime émotion suscitée par ce drame lyonnais, de comprendre de quoi souffre réellement le secteur.

Des salaires pas très attractifs

À ce problème complexe, on peut apporter une réponse relativement simple : la pénurie de professionnels formés semble être au cœur des préoccupations. « Notre première revendication est l’amélioration du taux d’encadrement, explique Émilie Philippe. Les équipes sont sans arrêt dans la gestion du quotidien et n’ont pas le temps de se poser, d’être dans la réflexion, les projets, de prendre du recul… » Un point de vue que confirme Véronique Garlis Boulaire, présidente du Syndicat national des puéricultrices diplômées d’État (SNPDE). « Pour les infirmières puéricultrices, souvent en position de management dans les crèches, la principale question est celle du recrutement », détaille la puéricultrice, insistant notamment sur le manque d’attractivité salariale pour les personnels des crèches, qu’ils soient éducateurs de jeunes enfants, auxiliaires de puériculture ou titulaires d’un CAP petite enfance. « Ce sont des professionnels qui n’ont pas bénéficié du Ségur de la santé, et qui finissent souvent par quitter les EAJE (Établissements d’accueil de jeunes enfants, NDLR) pour l’hôpital parce qu’ils sont mieux payés », poursuit-elle.

Il faut dire que les chiffres parlent d’eux-mêmes. « Aujourd’hui, 10 000 professionnels manquent déjà pour les 468 000 places de crèches », notent les députées Michèle Peyron et Isabelle Santiago dans leur rapport, ajoutant que « 20 000 professionnels partiront à la retraite d’ici 2027 ». Une situation face à laquelle l’État entend réagir. Ainsi le Conseil national de la refondation (CNR) dédié à la petite enfance, s’est engagé, en juin dernier, à mettre en place un « véritable service public de la petite enfance », selon les mots utilisés par la Première ministre Élisabeth Borne dans le dossier de presse de présentation.

Valoriser et surveiller

Le gouvernement prévoit notamment de créer « un observatoire des métiers et de la qualité de vie au travail dans le secteur de la petite enfance », de mener une nouvelle campagne de valorisation de ces métiers et d’augmenter l’offre de formation. Par ailleurs, la qualité de l’accueil sera mieux surveillée, grâce à un contrôle régulier dans les crèches et à une restriction de la durée de leur agrément. Le tout est assorti de la promesse de créer 200 000 places en crèche et d’investir 5 milliards d’euros supplémentaires d’ici la fin du quinquennat.

Reste qu’il en faudrait plus pour convaincre les professionnels de la petite enfance de l’imminence d’une amélioration de leur situation. « Pour l’instant, ce sont des annonces insuffisantes et qui restent orales, juge Émilie Philippe. Tant que ne sera pas augmenté, dans la convention avec la Cnaf (Caisse nationale d’allocations familiales, NDLR), le taux d’encadrement ou le pourcentage minimal de personnel diplômé dans les crèches, il n’y aura pas de véritable amélioration. » Et l’accent mis par le gouvernement sur les contrôles dans les crèches ne semble pas prioritaire pour le collectif Pas de bébés à la consigne. « Il est, bien sûr, important de contrôler, mais on peut se demander la pertinence de ces contrôles quand les lieux ne sont pas dans des conditions qui leur permettent de fonctionner correctement, pointe Émilie Philippe. Et, de toute façon, on sait que la PMI (Protection maternelle et infantile, NDLR) manque de moyens, et ne peut pas être aussi présente qu’elle le voudrait : on aura des vérifications prévues, mais elles ne seront pas effectives. » Plus que jamais, l’enjeu consistera donc à passer des paroles aux actes.

Paroles de professionnelles

Paru en septembre 2023, Le Prix du berceau, de Daphné Gastaldi et Matthieu Périsse (Seuil, 208 pages), a jeté un froid dans le monde de la petite enfance en révélant les pratiques de certains groupes de crèches privés. Si bien qu’il a été comparé aux fameux Fossoyeurs de Victor Castanet (Fayard), qui a dénoncé les agissements du groupe d’Ehpad privés Orpéa. On y lit, chez les professionnels de la petite enfance, une détresse comparable à celle de ceux du grand âge, à commencer par les infirmières. « On est ric-rac au minimum légal, témoigne dans le livre Marie Davat, infirmière dans un crèche du groupe Babilou à Seynod, en Haute-Savoie, à propos du nombre de professionnels par enfant présents dans sa structure. Une pause toilette ou un enfant qu’il faut doucher parce que sa couche a débordé, et c’est toute l’équipe qui est fragilisée. » La raison de ce climat de tension dans les crèches privées n’est, d’après les témoignages, pas difficile à trouver : il s’agit tout simplement de la recherche du profit. « À la fin, bêtement, je voyais des dollars au-dessus de la tête des enfants, se souvient ainsi Cassandra*, qui a dirigé une structure privée en Île-de-France. Je me disais : « il faut faire du chiffre, comme ça, on peut acheter des jouets, on peut faire des choses ». C’est triste. » Dans ces conditions, on n’est pas surpris de constater que le métier perd en attractivité. « On n’arrive plus à remplir les formations existantes », se désole Flavie Gloor, ex-infirmière et directrice d’Institut de formation d’auxiliaires de puériculture (Ifap) dans les Hauts-de-Seine. A. R.

* Le prénom a été modifié par les auteurs.

Des infirmières… pour quoi faire ?

Les infirmières ne constituent pas la principale profession représentée dans les crèches, mais on les y rencontre systématiquement, que ce soit au poste de directrice ou de directrice adjointe. La plupart sont puéricultrices, même si on trouve aussi des IDE. Car, comme le rappelle Véronique Garlis Boulaire, présidente du SNPDE : « Le décret de compétences des puéricultrices ne comporte pas d’actes exclusifs. » Les missions qu’assument les infirmières dans les crèches sont doubles : assurer le bien-être des enfants d’un point de vue sanitaire, d’une part, et prendre en charge la gestion de l’établissement, d’autre part. « Elles sont donc aux premières loges », commente Véronique Garlis Boulaire.

Et si la formation des puéricultrices les amène à être tout à fait compétentes en ce qui concerne la santé des tout-petits, on ne peut pas dire qu’elle soit aussi adaptée en ce qui concerne le management. « Sur une année d’enseignement, on balaie le développement de l’enfant de 0 à 18 ans, qu’il s’agisse de l’enfant sain ou malade, de la PMI, de l’hôpital, des EAJE…, énumère celle qui est aussi formatrice en institut de formation de puéricultrices. Il y a bien un module en fin d’année, mais on ne peut pas aller très loin sur le management avec les étudiants. » Est-ce à dire que les puéricultrices sont mal préparées à la fonction de directrice de crèche ? C’est un pas que Véronique Garlis Boulaire ne franchit pas, soulignant que les personnes qui veulent travailler en crèche ont souvent recours à la formation continue, et qu’elles s’autoforment.

Néanmoins, beaucoup de professionnelles choisissent d’autres formes d’exercice. Elles sont de plus en plus nombreuses à s’installer en tant qu’indépendantes pour devenir « référente santé et accueil inclusif » : elles accompagnent alors les équipes de divers établissements pour l’accueil des enfants handicapés. Et la concurrence avec les établissements hospitaliers risque de se faire de plus en plus rude, notamment sous l’effet des nouvelles normes issues du covid. « Il y a de nouveaux ratios de puéricultrices dans les services de soins critiques en pédiatrie, et les hôpitaux vont devoir recruter en priorité », prédit la présidente du SNPDE. Le métier de puéricultrice en crèche va devoir travailler son attractivité… A. R.