VOGUER SUR UNE PSYCHIATRIE HUMANISTE
DOSSIER
REPORTAGE
Sur un bateau-centre de jour amarré à un quai de la Seine, patients et soignants évoluent ensemble, au quotidien. Ces relations horizontales qui se tissent, reposent sur les principes de la psychothérapie institutionnelle. Visite.
Ici, il est difficile de distinguer les patients des soignants. Pas de blouses, pas de badges, pas de bureaux fermés, sinon deux petits à l’écart, guère utilisés. L’établissement, lui-même, est déjà peu identifiable comme un hôpital psychiatrique. C’est une élégante grande barge de bois et de verre, de près de 650 m2 répartis sur deux niveaux, qui flotte sur la Seine, amarrée au niveau de la gare de Lyon, à Paris. Adamant est un centre de jour, un centre d’accueil thérapeutique à temps partiel, ouvert du lundi au vendredi, de 9 h 15 à 17 heures. Dépendant des hôpitaux de Saint-Maurice (Val-de-Marne), il appartient au pôle Paris-Centre qui s’occupe des 1er, 2e, 3e et 4e arrondissements de la capitale.
Quelque 240 patients atteints de troubles psychiques composent la file active du centre. Première particularité : c’est par la cafétéria que les visiteurs embarquent. Chaque matin, quelques-uns de la vingtaine de professionnels, qui travaillent sur Adamant (dix infirmiers, trois ergothérapeutes, deux agents de service hospitalier (ASH), deux psychologues, un médecin présent à 40 %, une secrétaire…) y prennent le café avec les patients. Tous se réunissent le mardi matin, lors de la réunion clinique.
Derrière le bar, patients et soignants œuvrent ensemble, selon un planning élaboré en fonction des envies et des disponibilités de chacun. L’intérieur est chaleureux et s’apparente à un grand chapiteau, tout en rondeur, tout en bois, ouvert sur la Seine.
Ce jour, C’est Élise Andreux, infirmière depuis 2015, en exercice sur Adamant depuis un an, et deux patients qui se chargent de la gestion du bar. Après plusieurs années à Mayotte où la psychiatrie était intégrée à l’hôpital général qui comptait dix lits pour quelque 400 000 habitants, à travailler à fond en ambulatoire, elle cherchait à expérimenter les théories de Jean Oury sur la psychothérapie institutionnelle. Revenue à Paris, elle apprend qu’une place se libère sur Adamant. Elle fonce. À son entretien, Arnaud Vallet, infirmier « plus ou moins » cadre de santé mais qui en refuse le titre et n’a jamais voulu faire la formation, la reçoit et se fait passer pour un patient. Décor planté. « Quand je suis arrivée, je trouvais qu’on était nombreux et je ne parvenais pas à savoir qui était qui », se souvient la soignante. C’est ce qui a plu, également, à Julia Duplessy : « La liberté d’expression, de circulation et la souplesse. Tous les professionnels du soin, psychologues à part, font un peu tous le même boulot, ici. Quand j’ai commencé à travailler, on m’a demandé ce qui me plaisait, ce que je savais faire. » C’est cette idée de désir et d’expérience à partager qui a motivé la construction du bateau-hôpital.
À son origine, le psychiatre Éric Piel, à l’époque médecin chef de Paris-Centre, proche de Jean-Luc Roelandt, emblématique psychiatre de la région lilloise et de son secteur innovant, le G21. « Cela vient du psychanalyste britannique Donald Winnicott (1896-1951) et de sa “good enough life”, une vie suffisamment bonne. Éric Piel vivait sur un bateau, une vie qu’il estimait bonne. Il a voulu en faire profiter ses patients et ses équipes, ces personnes sous son administration, sous sa responsabilité », pose Arnaud Vallet. Le soignant exerçait là, lors de la mise en place du projet.
Soignants et patients ont été impliqués dans la conception du bateau avec les architectes. Il a fallu quelque deux années pour construire Adamant. Patrice Dhont, 79 ans, patient du centre de jour, le plus ancien, a participé aux réunions et continue de venir tous les jours. Il a vu la psychiatrie évoluer : « J’ai été interné, j’ai vu les camisoles de force, les sévices. Ici, les soignants ne commandent pas, ils nous accompagnent. »
« Je n’ai jamais vu un endroit où on parlait autant, estime Élise Andreux qui, une fois par semaine, se rend chez les patients pour les aider à bricoler. « Tout est prétexte pour transformer une chose banale en acte thérapeutique. » Les médias, la médiation, c’est la marque de fabrique de l’établissement. Julia Duplessy, qui s’occupe avec un collègue expérimenté de l’atelier meuble-vitrail, confirme : « Ce qui compte dans le soin, c’est la relation, c’est se décaler de ce qui ne va pas. Ici, on voit les passions, les intérêts, les capacités de chaque patient. »
Divers ateliers d’expression à visée thérapeutique ont lieu tous les jours, encadrés par différents soignants, y compris les agents de service hospitalier (ASH), selon leurs centres d’intérêt. Les patients y ont accès sans prescription médicale. Tout est pensé pour favoriser la socialisation et l’insertion via le partage, le dialogue, l’expérience.
Parole libre, expression formelle, capacité d’initiative constituent le quotidien des passagers de l’embarcation. « La psychothérapie institutionnelle (lire p. 21), au-delà de faire institution ensemble, c’est faire société ensemble. Et c’est, surtout, à mes yeux, construire des ambiances qui vont porter les désirs de chacun, résume Arnaud Vallet. Pour construire des ambiances, il faut avoir un socle de quotidienneté, c’est ce que nous proposons, ici, pour pouvoir mettre en place les projets de chacun. » Des soignants et des professionnels engagés avec les patients pour voguer main dans la main sur les flots d’une psychiatrie humaniste et collective.
Le cinéaste-documentariste Nicolas Philibert s’est immergé plusieurs mois à bord d’Adamant et en a tiré le film Sur l’Adamant, sortie en 2023 et récompensé à Berlin.