PRÉCARITÉ DES PATIENTS : QUELS ENGAGEMENTS POUR LES IDEL ? - Ma revue n° 042 du 01/03/2024 | Espace Infirmier
 

L'infirmière n° 042 du 01/03/2024

 

EXERCICE LIBÉRAL

MISSION

Être confronté à la pauvreté fait malheureusement partie du quotidien d’un grand nombre d’infirmières libérales. Mais comment réagir et agir face à des situations parfois complexes ?

Aujourd’hui, je ne demande plus à mes patients comment ils vont, mais s’ils ont de quoi se nourrir », lance Brigitte Lecointre, infirmière libérale à Nice et présidente de l’Association nationale française des infirmières et infirmiers diplômés et étudiants (Anfiide). Les infirmières libérales (Idel) sont unanimes : la situation économique et sociale de leurs patients, notamment les anciens, ne fait que s’aggraver.

« Auparavant, la prise en charge des personnes âgées s’effectuait au sein même des familles, souligne Maxence Gal, Idel à Sanary-sur-Mer (Var). La solidarité intrafamiliale était prégnante. Aujourd’hui, l’individualisme prime et les patients sont de plus en plus nombreux à nous confier ne pas avoir à manger ou ne plus avoir d’argent. » « Désormais, même les personnes ayant travaillé toute leur vie ne parviennent plus à joindre les deux bouts, et c’est le cas des jeunes aussi », renchérit Maryana Nobre, Idel à Bègles (Gironde), confiant avoir déjà effectué des courses alimentaires pour ses patients.

UNE SOCIÉTÉ EN ÉVOLUTION

Dans le cadre de son activité, l’Idel prend en charge également des personnes sans domicile fixe ou vivant dans des squats, des gens du voyage ou encore des étudiants. Elle intervient aussi dans des quartiers difficiles. « Lorsqu’on travaille dans de tels secteurs, nos noms circulent vite, indique l’infirmière. Les assistantes sociales, les services hospitaliers, les pharmaciens peuvent donner notre numéro de téléphone aux patients et, généralement, lorsque nous sommes sollicités, nous n’allons pas nous contenter de réaliser le soin écrit sur la prescription, notre rôle est plus large. »

La paupérisation des familles n’est pas uniquement liée à la dégradation de la situation économique. Parfois, ce sont des histoires de vie - le décès d’un conjoint, une mauvaise entente avec les enfants -, qui placent des personnes en situation délicate. « Il faut un don de soi et de l’amour pour l’autre lorsqu’on exerce notre métier, insiste Brigitte Lecointe. C’est un engagement. L’ordonnance du médecin est notre porte d’entrée dans une famille. Ensuite, personnellement, je m’en détache et je m’adapte. »

UN RÔLE MÉDICO-SOCIAL

Cette évolution de la société n’est pas sans conséquence sur le rôle infirmier. « La profession est passée d’une fonction purement médicale à un rôle médico-social », observe Maxence Gal. Les patients attendent désormais des conseils et de l’aide de l’Idel, d’autant plus dans une société qui se complexifie, génératrice d’une perte de repères pour les personnes âgées, notamment. « Le rôle de l’infirmière consiste égale-ment à dépister et déceler des difficultés d’accès aux soins, ce qui permet de définir des critères de vulnérabilité, pas nécessairement liés aux soins », souligne Emmanuelle Cartron, maître de conférences en sciences infirmières à l’université Paris-Cité. La prise en charge systémique semble inévitable. « En tant qu’Idel, notre rôle repose sur trois piliers à savoir le curatif, le préventif et l’éducatif, rappelle Maryana Nobre. Forcément, lorsque nous intervenons, nous effectuons un bilan de la situation sanitaire, économique et éducative des patients. » C’est indispensable car « lorsque je réalise un soin, j’ai besoin de savoir si le patient a pu acheter tous les traitements et dispositifs médicaux prescrits, complète Brigitte Lecointre. Sinon, la prise en charge peut s’avérer difficile. Dans une famille en situation complexe de précarité, il est impossible de venir simplement dispenser un soin, car comment le dissocier de l’environnement de vie et des préoccupations de la personne ? »

L’IMPORTANCE DU RÉSEAU ET DE LA DÉBROUILLE

Pour offrir une prise en charge optimale, les Idel ne doivent pas agir seules mais identifier les bons partenaires et mobiliser leur réseau. Elles peuvent commencer par informer les patients des différentes aides disponibles, notamment les aides d’état - le dispositif 100 % santé avec le zéro reste à charge pour les lunettes, les soins dentaires et les audioprothèses ; la complémentaire santé solidaire - ou encore l’existence d’épiceries solidaires. Elles peuvent aussi solliciter le centre communal d’action sociale (CCAS), des assistantes sociales ou le dispositif d’appui à la coordination (DAC) de leur territoire. En sachant que le signalement de la mise en danger d’une personne adulte visiblement vulnérable (dans l’incapacité de se protéger) est une obligation légale (article 434-3 du Code pénal). « Notre système de santé et de solidarité est très bien fait, considère Maryana Nobre. Mais encore faut-il connaître les bons organismes et les bonnes personnes pour mobiliser les ressources. Sur ce point, nous pouvons aider nos patients. Mais ils doivent aussi vouloir rebondir. »

Ce rôle d’orientation est-il pour autant à la charge des Idel ? « Je comprendrais que certaines ne souhaitent pas assurer cet accompagnement dans le champ social, car nous ne sommes pas nécessairement payés pour le faire, reconnaît Maxence Gal. Néanmoins, cette évolution du périmètre de notre métier est, de mon point de vue, en lien avec mes valeurs. J’estime devoir accompagner mes patients dans leur globalité et les aider à trouver des solutions face à leur situation sociale complexe. D’autant plus, dans les cas où les familles se déchargent sur nous et nous confient le soin de nous occuper de leur proche. » « Nous sommes une équipe libérale et nous maintenons, dans notre quartier, une santé de proximité avec les médecins, les pharmaciens et la kinésithérapeute, raconte Brigitte Lecointre. La pharmacie m’appelle quotidiennement pour des problèmes d’accès aux traitements, car les patients ne peuvent pas toujours payer les médicaments non remboursés. Nous nous arrangeons. Je ne me mets pas de limite. J’estime que chaque personne à le droit d’être soignée avec l’humanité que la société se doit de lui accorder. »

LE REFUS DE SOIN

Seule barrière : le refus de soins du patient. « Nous sommes amenés parfois à intervenir dans des situations dramatiques, rapporte Maxence Gal. Nous avons beau alerter, si la personne refuse, nous ne pouvons rien faire, nous ne sommes pas tout-puissants. » Certains patients ne veulent pas d’aide, quelquefois pour une question de dignité. Ils ne veulent rien demander, ils préfèrent se cacher et se débrouiller. Brigitte Lecointre se souvient du cas d’un patient qui ne souhaitait pas être mis sous insuline : « Le médecin m’a demandé d’aller le voir et de discuter avec lui pour le convaincre. J’ai alors découvert qu’il n’avait pas de réfrigérateur. C’est pour cette raison qu’il refusait le traitement. Nous avons cherché une solution, d’abord en mettant en place un traitement antidiabétique per os. Parallèlement, j’ai sollicité l’assistante sociale et, dans un dépôt-vente du quartier, nous avons trouvé un frigo qui lui a coûté 40 euros. »

Ce rôle des infirmiers pourrait être davantage mis en valeur, « si le système de santé français, aujourd’hui uniquement basé sur l’aspect biomédical, s’ouvrait à l’approche infirmière, davantage centrée sur la prévention », pointe Emmanuelle Cartron. La dimension communautaire existe peu en France. Mais la réflexion en cours concernant la redéfinition des compétences infirmières peut être l’occasion de renforcer cette mission de prévention primaire.

QUESTIONS À MARYSE BRESSON

Les mots sont tout sauf neutres et parfois le flou est la soupape de sécurité

Maryse Bresson est professeure de sociologie à l’université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, membre du Laboratoire professionnel, institution, temporalité (Printemps).

Précarité, pauvreté, vulnérabilité : comment distinguer ces différents termes ?

Des critères se rapportent à chacun d’eux. Lorsqu’on parle de pauvreté, on aborde le problème à partir de la notion du manque, de la privation. En France, le seuil de pauvreté est de 940 euros ou de 1 128 euros par mois, selon qu’il est fixé à 50 % ou à 60 % du niveau de vie médian. Les caractéristiques de la précarité sont davantage rattachées à l’incertitude, à un avenir incertain. Cette notion est donc souvent couplée à l’exclusion. On parle, d’ailleurs, de précarité de l’emploi, c’est-à-dire de tout ce qui ne se rattache pas à un temps plein, car justement synonyme d’incertitude. Quant à la vulnérabilité, elle peut être objectivée. Il s’agit du risque de voir sa situation se dégrader et ce risque peut être mesuré, la norme est connue.

Quel est l’impact de l’emploi de ces termes ?

Il est important de rappeler que les mots ne font pas que décrire une réalité. Leur définition se construit et se déconstruit socialement, dans les rapports de force et les relations. Les mots contribuent à mettre en forme des réalités et recouvrent des enjeux sociaux. Ainsi, lorsqu’une personne est désignée comme étant précaire, un effet stigmatisant peut y être associé. Cette qualification est tout sauf neutre dans les définitions sociales et les politiques publiques. Avant de désigner une personne comme étant précaire, pauvre, vulnérable, il faut au préalable s’interroger sur la raison de cette dénomination et ses conséquences sur la perception et la prise en charge. La bienveillance implique de bien analyser les enjeux sans dimension de valeur. Les mots sont tout sauf neutres et quelquefois le flou est la soupape de sécurité.

Qu’en est-il de la notion d’engagement des professionnels de santé face à ces réalités ?

L’engagement peut se caractériser par le fait de faire « un peu plus » que ce qui est strictement attendu. On donne un peu plus d’écoute, un peu plus de son temps. Lorsqu’une personne entre dans l’intimité du patient, comme le font les infirmières libérales, et qu’elle constate des difficultés, il est important d’analyser la situation, de prendre du recul avant d’enclencher une action. Il faut échanger avec d’autres professionnels, en parler avec la personne elle-même, l’informer de ses droits, tout en faisant attention à ne pas proposer des voies de garage. Gagner la confiance est très important.

Le non-recours au droit

L’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore) de l’université Grenoble-Alpes identifie quatre formes de non-recours aux droits :

la non-connaissance, lorsque l’offre n’est pas connue ;

la non-demande, quand elle est connue mais pas demandée ;

la non-réception, lorsqu’elle est connue, demandée mais pas obtenue ;

la non-proposition, lorsque l’offre n’est pas activée par les agents prestataires malgré l’éligibilité du demandeur, que celui-ci connaisse ou pas l’offre.