Ces dernières semaines, les médias ont relayé plusieurs cas de patients décédés sur un brancard aux urgences. Un phénomène difficile à quantifier, mais qui suscite une indignation d’autant plus justifiée qu’il est, selon bien des soignants, évitable.
Il ne se passe plus une semaine sans que la presse ne relaie des histoires de patients décédés aux urgences, parfois sur un brancard, dans le couloir, faute de capacité de prise en charge adéquate. Les soignants ne sont pas responsables de ces drames. Depuis des années, ils alertent sur la dégradation des conditions de travail dans les services d’urgence et sur les risques pour les patients. » C’est par ces mots que commence la lettre ouverte adressée le 21 février dernier par six députés de bords différents (LFI, Liot, PS, écologistes…) à la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet. Leur demande ? La mise en place d’une commission d’enquête sur la situation aux urgences. Un signe de plus de la pression qui s’exerce sur le gouvernement afin de mettre fin à ce qui s’apparente de plus en plus à un scandale sanitaire.
Il faut dire que l’actualité a été particulièrement dramatique. Pour ne citer que quelques cas : un jeune homme de 25 ans est mort début octobre à l’hôpital d’Hyères, dans le Var, après avoir passé dix heures sur un brancard ; le 2 janvier, une patiente de 86 ans est décédée, elle aussi sur un brancard, au service des urgences du CHU de Nantes ; quelques jours plus tard, à Bourgoin-Jallieu, dans l’Isère, c’est une patiente handicapée qui était arrivée aux urgences pour une infection aux pieds et qui a fini, au terme d’une longue attente, par être transférée à Bron où elle a succombé à un arrêt cardiaque. Et la liste pourrait être plus longue… Il ne s’agit ici que des cas les plus médiatisés, notamment parce que les familles ont décidé de porter plainte.
La pression s’est faite si forte que le ministre de la Santé, Frédéric Valletoux, a dû hausser le ton. « Ici, en santé mentale, il y a, par les dysfonctionnements entre les uns et les autres, par les dysfonctionnements entre les secteurs, des situations qui sont inacceptables », a-t-il déclaré, cité par le quotidien Sud-Ouest, lors d’un déplacement aux urgences psychiatriques de Toulouse effectué mi-février. Il faut dire qu’un patient hospitalisé depuis plusieurs jours aux urgences s’était suicidé une semaine plus tôt, et que l’établissement avait déjà déploré le manque de structures d’aval pour prendre en charge les patients après leur passage aux urgences.
L’indignation du ministre est largement partagée par les soignants, mais c’est peut-être là que s’arrête le consensus entre le terrain et la tutelle. « Ce n’est pas nouveau, c’est une problématique majeure et cela fait dix ans qu’on alerte », lance le Dr Agnès Ricard-Hibon, urgentiste au Samu-Smur 95, présidente honoraire de la Société française de médecine d’urgence (SFMU) et porte-parole du syndicat Samu-Urgences de France (SUDF). « Nous sommes la vitrine du système de santé, qui souffre d’une crise globale, analyse pour sa part Pierre Schwob Tellier, infirmier aux urgences de l’hôpital Beaujon à Clichy (Hauts-de-Seine) et président du Collectif inter-urgences (CIU). Quand on manque de médecins traitants, les gens viennent aux urgences, et nous ne pouvons pas les en faire sortir, car les fermetures de lits rendent difficile leur hospitalisation dans les étages. »
Reste qu’à la question de savoir si le nombre de décès aux urgences augmente, et surtout de combien, c’est la perplexité qui domine. « On a besoin d’éclaircissements, et notamment de chiffres, car pour l’instant, on a beaucoup de témoignages dans les journaux, mais pas de vision chiffrée, cela reste un tabou », regrette Pierre Schwob Tellier. « Il est difficile de savoir s’il y a une augmentation du nombre de décès sans registre exhaustif, ce que nous n’avons évidemment pas », abonde Agnès Ricard-Hibon. Mais cela ne veut pas dire qu’on n’a pas d’éléments objectifs pour déterminer avec certitude que la situation qui prévaut actuellement aux urgences est dangereuse pour les patients. « Une équipe de l’Inserm a publié en novembre une étude dans le Jama* qui démontre que quand une personne de plus de 75 ans passe une nuit sur un brancard, la mortalité augmente de 40 %, et qu’elle est multipliée par 2,3 quand il y a des comorbidités, signale Agnès Ricard-Hibon. On peut donc affirmer, en s’appuyant sur une étude scientifique de haut grade portant sur des données françaises, qu’il y a une surmortalité quand on a des difficultés à hospitaliser en aval. » Mais le plus irritant, si l’on en croit les soignants, c’est que cette situation dramatique n’est pas une fatalité.
C’est ainsi qu’Agnès Ricard-Hibon rappelle qu’en 2019, « le pacte de refondation des urgences avait mis des solutions sur la table ». Pire, là où celles-ci ont été implantées, la situation s’est améliorée, poursuit l’urgentiste, citant notamment l’indicateur de besoin journalier minimum en lits (BJML). « Cela permet de connaître le nombre de lits d’hospitalisation dont on a besoin jour par jour, et d’ajuster les hospitalisations programmées en conséquence », décrit la praticienne.
Cette solution a de plus l’avantage de ne pas coûter cher, ce qui est également le cas de la principale mesure préconisée par Pierre Schwob Tellier. « Avant de parler de moyens, il faut parler de ce dont on a besoin, or on n’a aucune vision sur l’avenir, déplore l’infirmier. Quels seront les besoins en lits d’une population vieillissante, qui ne sera pas forcément éligible à l’ambulatoire, dans les vingt prochaines années ? On n’en sait rien, et on continue à jeter des milliards dans un système qui est en train de s’effondrer. » Reste à espérer que l’actualité dramatique des dernières semaines poussera les autorités à définir un cap et une vision… et que les ministres resteront assez longtemps en place pour les mettre en œuvre !
* Roussel M et al, “Overnight stay in the emergency department and mortality in older patients”, JAMA International Medicine, nov. 2023.