Prendre soin des autres a ses limites… que les infirmiers, et plus généralement les professionnels de santé, sont nombreux à franchir. Dans un rapport remis au gouvernement en octobre dernier, 55 % des soignants déclarent avoir connu un ou plusieurs épisodes d’épuisement professionnel, 60 % d’entre eux exerçant le métier d’infirmier. Le phénomène n’est pas nouveau, mais comment s’en sortir ? Tour d’horizon des solutions.
Quand ils arrivent en institut de formation en soins infirmiers (Ifsi), ils sont généralement enthousiastes, tout à leur plaisir d’embrasser un métier dont ils rêvent depuis leur tendre enfance. Vient ensuite le temps des stages, des premières embauches… les années défilent et la désillusion face à la réalité brute de leur métier s’installe. Pour ceux qui restent, soit 4 étudiants infirmiers sur 5(1), le risque qu’ils fassent un burn-out durant leur carrière effleure à 78 %(2) ! Voilà la proposition qui est faite aujourd’hui aux futures blouses blanches. S’il touche tous les métiers, les soignants, et en particulier les infirmiers diplômés d’État (IDE) dont les effectifs en font la profession la plus représentée, sont en première ligne face au risque d’épuisement professionnel. Les facteurs de risque propres au métier sont multiples : manque de moyens dans les hôpitaux, surcharge de travail, pression systémique liée à la rentabilité des consultations, manque de temps pour une prise en charge de qualité, perte de sens sur la démarche de soin. Et, bien sûr, la crise sanitaire liée à la Covid-19, qui est venue éprouver des équipes déjà fortement malmenées. « La pandémie a mis en évidence un phénomène qui n’est pas nouveau puisque les premières descriptions de burn-out remontent aux années 1970 aux États-Unis. En France, le “burn-out syndrome” [de l’anglais, NDRL], ou épuisement professionnel, a fait l’objet de plus en plus d’études à partir du début des années 2010, mais il n’est reconnu par l’Organisation mondiale de la santé que depuis 2019 », retrace la psychiatre Magali Briane, qui coordonne une unité pour soignants en burn-out à la clinique Mon Repos à Écully (Rhône).
Le meilleur candidat au burn-out : le soignant passionné par son travail, qui possède un sens aigu des responsabilités et qui dépense une énergie souvent excessive finissant par le « brûler de l’intérieur ». Si le burn-out ne les concerne pas uniquement, les professionnels de la relation et du soin sont très exposés à ce risque. Quête de sens, responsabilités, l’engagement nécessaire à ces métiers, associé à une croyance tenace d’infaillibilité, peut les conduire au surinvestissement et à l’épuisement. « Culturellement, un professionnel de santé “n’a pas le droit de souffrir”. En parler, c’est abîmer l’image de la profession, faire aveu de faiblesse. Il s’agit d’être toujours fort, un super-soignant en quelque sorte. Ce sentiment est encore partagé par beaucoup de professionnels, en particulier les médecins, et c’est pourquoi ils attendent généralement trop avant de demander de l’aide », constate Patrick Chamboredon, président de l’Ordre national des infirmiers (ONI).
Pas d’autre choix pourtant que de se faire aider. Et ce, dès que les premiers signes de l’épuisement apparaissent. Le burn-out est un processus qui se développe en quatre temps (lire encadré). L’arrêter à temps, c’est-à-dire avant que les symptômes ne soient trop envahissants, est donc envisageable. Si tant est que l’on admette ses limites. « Heureusement, certains n’attendent pas d’être au bout du rouleau pour faire cette démarche. Ce sont notamment eux que nous avons à l’autre bout de notre ligne d’appel dédiée. Les deux-tiers sont au stade de l’anxiété légère. En revanche, il y a les autres, ceux qui ne se déclarent pas, ce qui ne veut pas dire qu’ils ne sont pas dans une grande souffrance. Il n’y a qu’à voir le nombre de suicides par an pour s’en rendre compte », alerte Catherine Cornibert, directrice générale de l’association Soins aux professionnels de santé (SPS). Trois professionnels de santé ou futurs soignants se donnent la mort tous les deux jours, déplore la responsable associative. Bien entendu, le burn-out n’est pas toujours en cause. Mais comment ne pas faire de lien ? « Il est sûr qu’il est difficile de connaître les causes exactes d’un tel mal-être. Dans le cas du burn-out, on maîtrise mieux ce syndrome avec ses diffé rentes manifestations. On sait aussi qu’il est souvent multifactoriel, ce qui demande une prise en charge globale, pluridisciplinaire et spécifique », prévient Véronique Lefebvre des Noëttes, psychiatre gériatrique, co-auteur du livre Soigner les soignants(3). La santé des soignants doit être un engagement collectif qui repose autant sur les organisations (établissement de santé, ordre professionnel, agence régionale de santé) que sur les individus à qui on permet d’accéder à des parcours adaptés à tous les niveaux. De plus en plus d’acteurs s’y emploient et cherchent à mieux prendre soin de leurs soignants. Dans toutes les régions, des actions sont ainsi déjà à l’œuvre, tant sur le volet de la sensibilisation que de la prise en charge, en passant par le repérage et la formation. De même, depuis la publication, en octobre dernier, d’un rapport sur la santé des professionnels de santé(4), les pouvoirs publics n’ignorent plus l’ampleur de la réalité. Encore faut-il se saisir des préconisations formulées par ses contributeurs - Marine Crest-Guilluy, médecin généraliste, Philippe Denormandie, chirurgien, et Alexis Bataille-Hembert, infirmier - pour faire bouger les lignes ! « Ils n’ont plus vraiment le choix. Au moment de la crise sanitaire, on a bien vu comment tout le monde s’est effondré. Plus personne n’est aujourd’hui insensible à ce sujet, même s’il y a encore beaucoup à faire », juge Magali Briane.
Il reste en effet du pain sur la planche pour opérer un virage vers un système de santé qui prend soin de ses personnels plutôt que de les pousser à bout. Pour cela, ce n’est pas un, mais plusieurs leviers qu’il est nécessaire d’actionner. D’abord au niveau des conditions de travail, en ayant notamment un regard attentif sur les modes d’organisation et la gestion du temps personnel. Ensuite, du côté des lignes managériales, qui ont un rôle-clé à jouer pour repérer, soutenir et accompagner leurs équipes. « Se mettre autour de la table, redéfinir des objectifs clairs et partagés de tous, favoriser les échanges, instaurer un climat de confiance sécurisé pour que les personnes en souffrance puissent venir se confier, les écouter et les orienter vers un médecin ou un psychologue si nécessaire. C’est tout cela que les cadres doivent avoir en tête s’ils veulent que leurs personnels aillent bien », instruit Marc Loriol, sociologue du travail et auteur de l’ouvrage Addiction au travail - De la pathologie individuelle à la gestion collective de l’engagement.(5) Une politique d’amélioration des conditions de travail passe par le bien-être des professionnels au nom de la conciliation entre vie privée et vie professionnelle. « C’est une dimension très importante à prendre en compte dans les plans globaux. Il faut pouvoir, quand on rentre chez soi, trouver un environnement qui permet de se ressourcer », déroule Catherine Cornibert. La qualité du travail va donc aussi de pair avec la promotion de la santé individuelle via, par exemple, des ateliers qui offrent des ressources autour du « bien manger », du « bien bouger », du « bien dormir », mais également autour de la gestion de ses émotions par le biais de l’hypnose, des massages ou encore de la relaxation. Ceux-ci sont parfois proposés dans des institutions où salle de sport et espace détente voient timidement le jour, et traduisent une volonté d’offrir un sas de décompression aux équipes médicales et paramédicales.
Si elles existent, ces initiatives méritent d’être (re)connues. Faut-il, comme le recommande le récent rapport remis au gouvernement, créer une plateforme servant de ressource unique où seraient recensées toutes les bonnes pratiques ? S’agit-il de déployer, dans les structures de santé, des « brigades de prévention » ou « sentinelles », chargées de défendre cette démarche d’amélioration de la santé ? L’association SPS, quant à elle, propose la mise en place d’un nouveau métier intégré aux ressources humaines, qui aurait pour mission d’aller vers les professionnels pour identifier ceux qui sont en souffrance et sensibiliser les autres. Autre évolution nécessaire : celle de la formation initiale et continue dans laquelle il serait bien de trouver une unité d’enseignements ou un module dédié à la santé des futurs soignants. « Quels sont les signes d’alerte ? À qui s’adresser quand cela ne va pas bien ? Quels sont les recours possibles si je me fais agresser ? Quelles sont les ressources qui peuvent me faire du bien ? Autant de questions auxquelles le module pourra répondre en donnant des outils pratiques pour savoir comment prendre soin de soi et se soigner. Si certains Ifsi sont très à la pointe sur ce sujet, il faut que cela soit généralisé à l’ensemble des centres de formation », insiste Catherine Cornibert. Durant toute leur vie professionnelle, les IDE sortant de ces Ifsi risquent d’être exposés à des contraintes émotionnelles très exigeantes. Chaque jour, la maladie, la détresse, la mort ou la violence… Face à cela, le modèle d’abnégation jusqu’ici enseigné a fait son temps. S’il était davantage question de gestion des émotions, en identifiant les moyens de les apaiser, plutôt que d’enseigner à les retenir, les IDE seraient peut-être moins enclins à raccrocher la blouse. Pour l’heure, ils sont encore très nombreux à s’épuiser. Dans les rares centres ou unités où ils reçoivent une prise en charge dédiée en cas de burn-out, leur nombre reste constant, au même titre que celui des médecins et des aides-soignants. Et la suite ? « Parmi les soignants épuisés professionnellement que nous accueillons, un tiers se reconvertit, un autre tiers reprend son poste de travail en l’adaptant et les autres ne changent rien, éclaire Magali Briane en se basant sur les chiffres de l’unité dédiée qu’elle coordonne. Mais leur passage chez nous leur permet au moins une chose : de reprendre pied dans leur vie de façon différente et souvent bien plus armés que quand ils sont arrivés. »
C harge mentale, épuisement, hyperstress, surmenage, dépression… voilà des états qui peuvent cacher un burn-out, sans pour autant en être un. Car, depuis qu’il est apparu sur le devant de la scène dans les années 2010, ce terme est parfois utilisé à mauvais escient. En réalité, le burn-out est un processus unique qui s’installe en quatre phases bien identifiées : une phase d’engagement pendant laquelle la personne est impliquée plus que la moyenne dans son activité, une phase de surengagement qui entraîne un épuisement émotionnel, une phase de déshumanisation de la relation à l’autre et enfin une phase d’effondrement où l’estime de soi est anéantie et le travail impossible. Être formé à repérer les signaux d’alerte et les symptômes qui y sont associés (émotionnels, cognitifs, comportementaux) permet de le déceler le plus tôt possible et y apposer une prise en charge qui, elle aussi, est spécifique.