Prendre soin de patients présentant des troubles psychiatriques en libéral requiert du temps, des connaissances et des compétences pour ne pas se trouver dépassé. Des infirmiers libéraux, qui font le choix de cette patientèle, l’abordent dans le cadre d’une approche globale de la santé.
L’évolution de la prise en charge des patients en psychiatrie reste récente », lance en guise d’introduction François Poulain, infirmier libéral (Idel) à Marseille, dont la patientèle est notamment composée de personnes atteintes de troubles psychiatriques. Ce n’est que dans les années 1970 que les hôpitaux psychiatriques, jusqu’alors réticents à une ouverture sur la ville, ont commencé à l’envisager, et ce, pour deux raisons. « Avec la disparition du diplôme d’infirmier en psychiatrie en 1992, les soignants exerçant dans ces établissements, issus du diplôme général donc, ont nécessairement davantage de liens avec les infirmiers libéraux puisqu’ils ont suivi le même cursus », souligne l’Idel. En parallèle, la fermeture des lits d’hospitalisation a nécessairement impliqué une ouverture de la psychiatrie sur la ville. « On parle de santé mentale communautaire, avec l’idée qu’en fonction du profil des patients, l’institution peut être davantage délétère qu’une prise en charge au sein de la cité », résume François Poulain.
L’orientation des patients vers les cabinets d’Idel se fait généralement par les services d’hospitalisation, les psychiatres libéraux ou encore les médecins traitants pour des prises en charge très variées : troubles anxieux, dépressifs, troubles bipolaires, schizophrénie, syndrome post-traumatique, troubles de l’alimentation ou encore neurodéveloppementaux. « Les professionnels médicaux peuvent m’orienter des patients instables, à la limite de l’hospitalisation ou en situation de crise pouvant être passagère, par exemple de crise suicidaire », rapporte Julien Benezech, Idel à Toulouse (Occitanie). Il suit aussi des patients sur le long terme, avec des passages quotidiens pour surveiller la prise des traitements dans une approche globale. « Lorsque j’administre les traitements à mes patients, mon but est de m’assurer de leur efficacité mais aussi de les interroger sur leur humeur ou encore leur sommeil », indique Marie Villeneuve, Idel à Limoux (Aude). Mais parfois, « nous pouvons découvrir un problème psychiatrique en intervenant pour un soin somatique, ce qui nous conduit alors à orienter le patient », ajoute-t-elle. « Nous devons proposer à ces patients un suivi global qui repose sur un entretien infirmier afin de connaître ses problématiques, les aides déjà mises en place, les symptômes pour comprendre et repérer les possibles survenues de crises, et offrir une éducation thérapeutique dans le cadre d’une relation de confiance à construire », poursuit Nicolas Baudesseau, Idel à Saussines (Occitanie). De fait, lorsqu’il débute une prise en charge, il se rend quotidiennement et parfois plusieurs fois par jour au domicile des patients, « afin de comprendre leur façon d’appréhender leur maladie, précise-t-il. Puis je réduis les passages ».
Ce suivi ne laisse donc aucune place au hasard, et doit idéalement être choisi par les Idel. En tant que libéral, l’objectif de Julien Benezech est d’offrir une continuité de soins aux patients compte tenu des moindres disponibilités d’accueil en intrahospitalier. Ceci limite les risques de rupture de suivi. Le passage au domicile permet d’appréhender l’état des liens et de faire un point sur les ressources. « C’est très important car nous ne pouvons pas travailler seuls en psychiatrie », insiste-t-il, précisant être disponible par téléphone pour ses patients ayant besoin d’être sécurisés. S’ils sont isolés, il est possible de les orienter vers des structures sociales, des groupes d’entraide, des aides à domicile ou encore des hôpitaux de jour.
Le suivi de patients atteints de troubles psychiatriques implique plus que jamais pour les Idel de se constituer un réseau pour disposer de relais. « Nous devons créer un environnement propice pour les patients, qui repose sur un maillage solide sur le territoire afin qu’au quotidien, ils puissent sortir de chez eux, se sentir en sécurité et disposer d’une bonne qualité de vie », soutient Nicolas Baudesseau. Généralement, lorsqu’ils ne sont pas en institution, les patients sont suivis soit en centre médico-psychologique (CMP) en extrahospitalier, soit par un médecin traitant lorsque les situations sont stabilisées. « Face à une problématique, nous pouvons en parler avec le patient pour dédramatiser une situation, puis solliciter la famille ou encore voir avec son médecin traitant ou le CMP pour organiser une consultation, énumère Marie Villeneuve. En dernier recours, nous pouvons appeler le 15. Cependant, avant de solliciter de l’aide, j’essaye de tout mettre en œuvre à mon échelle, aussi parce que nous disposons de traitements “si besoin”, que nous pouvons administrer avec l’accord du patient. »
« Je suis amené à prendre contact avec les Idel lorsque j’ai besoin d’un regard sur ce qui est mis en place au domicile des patients et inversement, explique Jérôme Morisset, infirmier en pratique avancée au CH George Mazurelle (La Roche-sur-Yon) et intervenant en CMP. Je m’appuie sur leur évaluation, tout comme eux peuvent me solliciter lorsqu’ils rencontrent une problématique particulière ou des difficultés sur les traitements de leurs patients. D’autant plus qu’en tant que prescripteur, je peux les renouveler. »
De son côté, Julien Benezech n’hésite pas à appeler les psychiatres de ses patients en amont de leurs rendez-vous « afin de leur transmettre un état des lieux de la situation de leur patient avant la consultation ». Il peut aussi les contacter lorsque les patients se sentent moins bien, si des symptômes apparaissent avec un retentissement dans leur quotidien. « Je fais le tri entre les problématiques qui se présentent et que je peux contenir au regard de mes compétences, et les situations pour lesquelles je dois donner l’alerte », indique-t-il. Dans certains territoires, les équipes mobiles peuvent être sollicitées tout comme les dispositifs d’appui à la coordination (DAC) pour les prises en charge complexes.
Côté cotation, la nomenclature générale des actes professionnels (NGAP) des infirmiers ne prévoit pas d’acte technique spécifique, en dehors de l’administration et la surveillance d’une thérapeutique orale au domicile des patients présentant des troubles psychiatriques ou cognitifs, soit une rémunération d’environ six euros avec le déplacement. « L’Assurance maladie n’a pas compris que nous proposions une prise en charge globale et pense que nous ne faisons que de la dispensation de traitement, regrette François Poulain. Le système de santé ne tient pas compte de la dépendance psychique. » La possibilité qu’ont aujourd’hui les Idel de prescrire un bilan de soins infirmiers (BSI) offre, dans certains cas, des avancées, mais il ne peut pas s’appliquer à tous les patients. La cotation ne reflète donc pas, pour la profession, l’investissement en temps et l’expertise que requiert la prise en charge. Que ce soit de manière empirique, au sein des unités hospitalières ou au cours de formations dédiées, les Idel prenant en charge des patients atteints de troubles psychiatriques sont nombreuses à suivre des formations complémentaires ou à s’appuyer sur leur expérience passée. « Il faudrait aussi que préalablement, les étudiants en soins infirmiers bénéficient d’une approche un peu plus profonde de la santé mentale pendant leurs études, afin qu’ils se rendent compte de la nécessité d’aborder les patients dans le cadre d’une approche globale », estime François Poulain. « C’est mon expérience et mes formations qui m’ont permis de ne pas me trouver désemparée face à certaines situations, témoigne Marie Villeneuve. D’autant plus qu’en libéral, nous sommes seuls face aux patients. » Dans son cabinet, Nicolas Baudesseau va plus loin en effectuant de l’analyse de pratiques. « Une fois par mois, avec mes collègues, nous rémunérons un psychologue avec qui nous partageons une situation afin qu’il nous apporte un éclairage, indique-t-il. Cela participe à notre volonté de proposer une bonne qualité d’accompagnement à nos patients. »
Cependant, la formation et l’analyse de pratiques en psychiatrie sont peu proposées par les organismes de formation aux libéraux. « Elles permettent pourtant d’apporter une approche, des compétences et un regard clinique aiguisé », estime Benjamin Villeneuve, responsable du domaine psychiatrie et santé mentale au centre de formation-conseil GRIEPS. Ce manque de formation des professionnels de santé participe, selon lui, à la stigmatisation des patients. « Souvent, le patient "psy" est celui que chaque professionnel se renvoie sans se rendre compte de l’intensité de ses souffrances, et des répercussions sur lui ainsi que sur sa famille, pointe-t-il. Il n’est pas rare qu’il soit confronté à un phénomène de porte tournante, en n’étant accueilli nulle part, l’Idel se retrouvant alors à jouer ce rôle de tampon. » Et de conclure : « Les sciences infirmières doivent identifier les obstacles à la continuité des soins pour ces patients. De même qu’il faut évoluer vers le déploiement de la psychiatrie communautaire au sein des écoles, lycées, municipalités ou encore des professionnels de santé pour déstigmatiser ces patients globalement. »
Des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) prennent des initiatives dans le domaine de la psychiatrie. « Nous avons mis en place des consultations de soins non programmés pour les patients atteints de troubles psychiatriques », fait savoir François Poulain, référent du groupe santé mentale au sein de la CPTS Itinéraire Santé à Marseille. Le secrétariat peut programmer une consultation d’orientation avec un psychologue, un psychiatre ou un infirmier sous 15 jours. Un annuaire a aussi été créé sur le territoire avec des établissements et des structures référencés pour une orientation optimale. Du côté de la CPTS de Lunel (Occitanie), c’est une consultation de premier recours qui a été créée. « Un psychiatre de la clinique assure une demi-journée de consultation externe dédiée », explique Nicolas Baudesseau. Le médecin du patient assure l’intermédiaire en appelant la clinique pour demander un avis psychiatrique, hors notion de crise. Le psychiatre rappelle alors le patient afin de fixer un rendez-vous sous huit jours pour la mise en place d’un traitement.