L'infirmière n° 045 du 01/06/2024

 

Laurie Marrauld

DOSSIER

ENTRETIEN

Éléonore de Vaumas  

Notre système de santé représentant 8 % de l’empreinte carbone de la France, selon les estimations du Shift Project, dont elle est cheffe de projet, Laurie Marrauld plaide pour un nouveau mode de fonctionnement et la « redirection écologique ».

On parle souvent des émissions de gaz à effet de serre et de la décarbonation du système de santé. De quoi s’agit-il exactement ?

Laurie Marrauld : La santé environnementale peut être envisagée sous le prisme des épidémiologistes, qui mènent depuis la fin du XXe siècle des travaux sur l’évaluation des niveaux de toxicité en fonction des doses et des durées de certaines expositions. Cela concerne les impacts sur la santé de la pollution de l’air, de l’eau ou de toute substance que l’on va ingérer. Mais les émissions de gaz à effet de serre sont une autre partie de la pollution du secteur de la santé qui, jusqu’à récemment, n’était pas rendue très visible. Le National Health Service (système de santé publique du Royaume-Uni) a commencé à travailler sur les enjeux de décarbonation des systèmes de santé en 2009, et depuis deux ans nous sommes en contact avec eux. Puis, il y a eu des travaux en 2019-2020 qui ont montré que globalement le système de santé représentait un peu moins de 5 % des émissions au niveau mondial. En France, nous avons fait des estimations avec le Shift Project(1) et les émissions de gaz à effet de serre représentent autour de 49 millions de tonnes de CO2e(2), soit environ 8 % de l’empreinte carbone de la France, ce qui est assez significatif. Jusque-là, on a souvent associé le système de santé aux déchets chimiques qu’il génère dans les eaux et les sols ou aux déchets physiques et plastiques, mais pas forcément à la pollution carbone.

Pourquoi la décarbonation du secteur de la santé est-elle un enjeu important ?

L. M. : En premier lieu parce que le changement climatique est très rapide. Sur les deux dernières années, nous avons explosé les records de température avec une élévation de la température moyenne de près de 0,5 degré. Au niveau global, cette élévation ne redescend pas et est possiblement irréversible. À l’échelle des temps géologiques, les choses vont extrêmement vite et les enjeux d’adaptation vont être en ligne directe avec cette question du changement climatique. Or, les établissements de santé sont des centres névralgiques, des territoires et des acteurs économiques majeurs. Les catastrophes climatiques ont des répercussions sur la santé et le bien-être des populations qui ont des conséquences directes sur les services de santé et le travail des professionnels. L’enjeu d’adaptation est donc majeur et si l’on veut que cette adaptation soit durable, il faut activer la décarbonation du système de santé. Il faut arrêter de participer au réchauffement climatique et le ralentir, comme le réclame le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) et l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Deuxièmement, parce que nous sommes confrontés à la question des ressources, notamment à l’accès au pétrole et à des métaux rares. Pour des enjeux d’adaptation, d’atténuation et de résilience, la décarbonation devrait être un axe majeur pour les établissements de santé. Et cet axe majeur, s’il est intégré dans la politique des établissements, ne doit pas se surajouter à ce qu’ils font déjà, il doit devenir un nouveau mode de fonctionnement.

En quoi consiste ce nouveau mode de fonctionnement ?

L. M. : Nous ne sommes pas prêts à travailler dans des établissements de santé avec une température à 45 degrés. Il est nécessaire d’enclencher une politique de refroidissement du pays et des établissements publics comme les hôpitaux et les écoles. Aujourd’hui, nous avons des établissements qui ont été pensés et construits à des époques où on ne craignait pas trois à quatre canicules entre le mois de mai et le mois d’octobre. Nous n’aurons pas la possibilité de remplacer l’intégralité de nos établissements par de nouveaux établissements. Il va donc falloir adapter en s’appuyant sur une politique d’investissements massifs. La décarbonation repose sur l’enjeu majeur d’adaptation. Celui-ci concerne l’accès aux soins, les conditions pour les patients dans les établissements et les conditions de travail des salariés euxmêmes. Aujourd’hui, nous avons déjà des blocs opératoires qui ferment en été et des hôpitaux où il faut mettre de l’eau en permanence sur les systèmes de refroidissement pour qu’ils continuent à fonctionner quand il fait très chaud… Cet enjeu d’adaptation est très fort, mais si l’adaptation se fait dans la précipitation, elle donnera lieu à une mal-adaptation. Par exemple, si on fait le choix de mettre partout des climatiseurs très polluants, cela fonctionnera un temps, mais nous continuerons à participer à la spirale du réchauffement climatique. Il faut arriver à développer des modèles qui soient soutenables, et nous ne sommes pas seuls dans cette évolution, d’autres pays l’ont compris. C’est une dynamique générale.

Qu’implique la soutenabilité pour les établissements et pour les professionnels de santé ?

L. M. : Repenser le système de santé à l’aune de la soutenabilité signifie limiter l’utilisation des ressources non renouvelables et repenser les énergies que l’on mobilise pour faire fonctionner les établissements ou pour produire les dispositifs médicaux dont on va avoir besoin dans un établissement ou dans un cabinet médical. C’est avoir des process ou des machines qui durent le plus longtemps possible et repenser les flux qui sont fondés essentiellement sur le pétrole et les machines thermiques. C’est aussi limiter la durée de vie des déchets en fin de chaîne. Il faut revenir à ce que sont les environnements vivants, à savoir durer dans le temps et avoir une logique renouvelable. C’est un peu l’inverse de tout ce que l’on fait aujourd’hui ! Au sein des établissements, il y a l’enjeu des achats qui se discute avec le monde médical et les soignants. Il faut se poser la question de quel type d’achats je souhaite pour quelles pratiques de soins, en analysant les aspects techniques et cliniques. C’est le cas par exemple pour les sets de pansements à usage unique. Pour les professionnels, cela passe par repenser les procédés. Des médecins travaillent déjà sur la substituabilité de certains médicaments qui sont moins polluants. Il y a l’exemple des gaz anesthésiques, des inhalateurs aérosols poudre sèche. Le mode d’administration peut également faire beaucoup varier l’empreinte carbone du médicament. Le per os ou voie orale est beaucoup moins impactant que l’intraveineux. Il existe aussi des questions de « déprescription » qui commencent à apparaître. C’est vraiment le meilleur moyen quand cela est pertinent. Puis, en remontant la chaîne, on trouve les actions de prévention et de promotion de la santé. Une grande majorité des soignants fait de la prévention mais souvent rapidement car il n’existe pas de temps dédié ni de valorisation spécifique pour cela. Ce serait vraiment important d’avoir des temps réservés à la compréhension de l’environnement, aux effets de l’environnement sur la santé et aux moyens de prévenir un certain nombre de facteurs de risques. Il faut revenir à ces essentiels-là et trouver un moyen de valoriser dans l’activité médicale, voire dans l’activité hospitalière, les questions de prévention et de promotion de la santé plus qu’elles ne le sont à l’heure actuelle.

Ces changements peuvent apparaître inatteignables pour les professionnels de santé…

L. M. : Qu’on l’appelle développement durable ou bien soutenabilité hospitalière, la chance que nous avons avec ce sujet est qu’il est enthousiasmant et soutenu par des personnes motivées. Il peut aussi être assez fédérateur, à condition, bien sûr, qu’il y ait une véritable réflexion en amont. Par exemple, si on retire les bouteilles en plastique, cela implique de remettre des verres, des carafes et des plateaux. Cela nécessite d’avoir le personnel pour les laver. Il faut trouver à chaque fois l’organisation qui va permettre une mise en place sans trop perturber l’existant. Globalement, ce sont toutes les démarches qui doivent s’opérer dans le cadre d’une discussion ouverte avec les directions d’établissements, les équipes soignantes et non soignantes, les patients, les familles, les partenaires, les associations… Derrière ce qu’on appelle la « redirection écologique », à savoir la nécessité de s’organiser collectivement dans les organisations à l’aune de la soutenabilité, il y a les modalités de gouvernance qui nécessitent de repenser les activités de soins et hospitalières de manière collective. En effet, il faut que les équipes soient acteurs de la transformation des établissements. Il ne s’agit pas ici juste d’augmenter ou de réduire quelque chose, mais bien d’inventer une nouvelle façon de faire. Pour faire émerger cette créativité-là, nous avons besoin de l’expertise de tous les acteurs et de leur participation. Cela implique un mode de gouvernance transdisciplinaire.

Références

1. Décarboner la santé pour soigner durablement ; https://vu.fr/TpdSE 2. Les équivalents dioxyde de carbone (CO2e) sont une mesure de l’effet des différents gaz à effet de serre (GES) sur le climat.