L'infirmière n° 045 du 01/06/2024

 

EXERCICE LIBÉRAL

ORGANISATION

Laure Martin  

Des infirmiers libéraux ont fait le choix de travailler exclusivement de nuit pour prendre en charge des personnes en situation de handicap ou âgées, aux besoins spécifiques. Pour certains, non sans difficultés, voire sacrifices.

Tous les infirmiers libéraux (Idel) de nuit interrogés tiennent le même discours : s’ils ont choisi ce type d’exercice, c’est avant tout pour offrir une meilleure qualité de vie à des patients en quête de soins adaptés à leur situation.

« À Grenoble, j’exerçais dans un cabinet de nuit et en arrivant à Montpellier, j’ai constaté que cette offre n’existait pas », se rappelle Valérie Perret, infirmière libérale, qui a alors fondé le cabinet Allo Nuit en 2016. Cette offre de soins répond à un réel besoin des patients en situation de handicap et des personnes âgées, ainsi que de leurs aidants. « Auparavant, j’exerçais dans des établissements pour la prise en charge des blessés médullaires, rapporte Lionel Fallone, Idel de nuit dans l'Isère. Avec un confrère, nous avons constaté que de retour à domicile, nos patients ne disposaient pas de prise en charge la nuit. » Les deux hommes décident de fonder leur cabinet libéral en mai 2007. « Après deux à trois mois d’activité, notre tournée était complète », se rappelle-t-il, expliquant souhaiter avant tout faire le lien avec les équipes de jour pour offrir une prise en charge globale aux patients. C’est aussi une façon de soulager les aidants, d’éviter les épuisements, tout en favorisant l’autonomie et le maintien à domicile. Car, si les soins ne sont pas effectués par des professionnels, les membres de la famille sont parfois contraints de les réaliser. « Ils peuvent aussi être faits par des Idel de jour, mais alors à des horaires qui ne sont pas nécessairement adaptés aux attentes des patients », pointe Alicia Ménard, Idel au sein du cabinet Allo Nuit. Sans oublier que certains soins sont prescrits par facilité, par exemple des sondes urinaires à demeure, pour justement éviter les passages de soignants la nuit.

LES PRISES EN CHARGE

Outre les couchers tardifs, les Idel de nuit interviennent pour des sondages évacuateurs afin d’éviter les sondes à demeure, les alimentations artificielles, les ventilations, les perfusions d’hydratation ou d’antibiotiques, les positionnements pour les personnes avec des escarres, la pose des masques pour l’apnée du sommeil ou encore pour effectuer des injections pour les stimulations ovariennes dans le cadre de procréations médicalement assistées (PMA). « Nous effectuons aussi la dispensation des traitements pour les patients atteints de troubles psychiatriques, rapporte Valérie Perret. Ces médicaments entraînent un endormissement sous 30 minutes. Or, les patients n’ont pas nécessairement l’envie de se coucher à 19 heures. En intervenant plus tard dans la soirée, nous participons à une meilleure observance : leur qualité de vie étant préservée, ils ne s’opposent pas à les prendre. »

Installée à Lyon (Rhône), Isabelle Gueugniaud propose une tournée de nuit depuis 2012. Elle prend en charge des patients chroniques en situation de handicap lourd et isolés, tétraplégiques pour la plupart. « L’intérêt de travailler la nuit est aussi de pouvoir prendre le temps de mobiliser les patients, indique-t-elle. Nous pouvons manipuler leurs jambes, détendre les muscles, assurer des soins préventifs pour les escarres, ce qui est plus difficile à faire en journée en raison du temps requis et de la cotation des actes. »

LA PROBLÉMATIQUE DES COTATIONS

Travailler la nuit n’est pas sans difficulté pour les Idel. En fonction des territoires, ils doivent commencer par convaincre les médecins du bien-fondé des prises en charge. Car, pour qu’ils puissent facturer de nuit, les praticiens doivent impérativement inscrire sur les ordonnances la « nécessité impérieuse de soins de nuit ». « Lorsque j’ai ouvert mon cabinet à Montpellier, les médecins étaient particulièrement réfractaires à l’idée de nous rédiger des ordonnances dédiées, se souvient Valérie Perret. Ils pensaient qu’il était interdit pour les Idel de travailler la nuit et craignaient des contrôles de l’Assurance maladie. » Depuis, la situation a évolué. « Si les médecins refusent d’écrire cette mention, je refuse la prise en charge, regrette Mike, Idel en Auvergne-Rhône-Alpes. La caisse primaire d’assurance maladie m’effraie, je ne veux pas qu’elle me réclame d’indus. » Outre les prescriptions, les Idel rencontrent des difficultés dans le cadre de la cotation. Tous reconnaissent que la majoration de nuit fixée à 9,15 euros de 20 h à 23 h et de 5 h à 8 h, et à 18,30 euros de 23 h à 5 h, leur permet d’organiser une tournée avec une quinzaine de patients environ et de prendre le temps nécessaire auprès de chacun d’eux.

Cependant, la situation se complique lorsqu’il est question du bilan de soins infirmiers (BSI). Seul un BSI par patient peut être réalisé, le montant du forfait doit donc généralement être partagé avec les cabinets d’Idel de jour. « Nous signons des conventions entre cabinets pour acter la répartition du BSI, ce qui représente un travail administratif énorme », regrette Lionel Fallone. Comme il partage tous ses patients avec des cabinets de jour, c’est lui qui rétrocède le BSI afin de ne pas être dépendant d’eux pour percevoir ses revenus. « Généralement, avec les cabinets de jour, nous divisons le BSI en deux, fait savoir Marina Cartas Villena, Idel de nuit à Échirolles (Isère). Mais parfois, cette répartition est source de conflit et j’ai déjà dû demander un arbitrage à l’Ordre infirmier pour trouver une solution. »

RESPECTER DES RÈGLES D’HYGIÈNE DE VIE

Outre les aspects financiers, le travail de nuit n’est pas sans conséquence sur la qualité de vie des Idel. « Avec ma collègue, nous sommes organisées en petites et grandes semaines, et nous avons une à deux remplaçantes pour réduire nos nombres de nuits de travail et ainsi préserver notre vie privée ainsi que notre santé », souligne Marina Cartas Villena. Et de raconter : « À une période, j’ai voulu augmenter mes nuits, mais j’ai été victime d’un anévrisme cérébral. J’ai compris que je ne pouvais pas travailler autant, c’est trop intensif, d’autant plus que j’ai deux enfants en bas âge et que je ne dors pas beaucoup. » Même organisation en grandes et petites semaines dans le cabinet de Lionel Fallone, qui constate malgré tout que le travail de nuit « est difficilement compatible avec la vie de famille. Le conjoint doit forcément s’adapter », prévient-il. Pour autant, ce choix peut convenir à d’autres, à l’instar d’Alicia Ménard. « Avec mon conjoint, Idel de jour, nous venons d’avoir un enfant, et grâce à notre organisation, nous n’avons pas besoin de mode de garde, nous pouvons nous relayer. »

Si l’organisation familiale est propre à chacun, l’exercice de nuit implique toutefois, pour tous, de respecter une certaine hygiène de vie pour préserver leur santé. « La gestion de mon sommeil a évolué avec mon âge et ma pratique, raconte Lionel Fallone. Après une nuit de travail, lorsque je rentre, je vais me coucher rapidement et j’essaye de dormir sept heures. Le sommeil est primordial. » Pour l’alimentation, vers 14 heures, il prend un petit-déjeuner léger, dîne ensuite à 19 heures et prend un en-cas vers minuit. « Il faut vraiment respecter des règles d’hygiène de vie, car en travaillant de nuit, on peut rapidement prendre du poids et souffrir de pathologies cardiovasculaires », rappelle-t-il. De son côté, Isabelle Gueugniaud reconnaît grignoter toute la nuit, « davantage pour maintenir mon attention que pour la faim ». Idem pour Marina Cartas Villena :

« J’essaye de manger vers 18 heures, mais dès que je suis fatiguée, je me jette sur du sucré. Je sais que c’est pour compenser le manque de sommeil. » S’endormir au volant est d’ailleurs l’une de ses craintes. « Lorsque je suis trop fatiguée, je fais une sieste dans ma voiture et mes patients attendent », concède-t-elle. Pas de souci de sommeil pour Valérie Perret, car même lorsqu’elle ne travaille pas, elle s’endort vers trois heures du matin. D’ailleurs, ces nuits-là, « je garde mon téléphone allumé pour mes consœurs afin d’être prête à intervenir si besoin ». Parmi les problèmes qui peuvent être rencontrés la nuit : un accident, un pneu crevé, le décès d’un patient à gérer. Les craintes sont également liées aux mauvaises rencontres. « Je ne vais plus dans certains quartiers, car je me suis déjà fait casser des rétroviseurs et crever des pneus », se souvient Isabelle Gueugniaud. Et de conclure : « Je sais que je ne vais pas tenir jusqu’à ma retraite car ce mode d’exercice est très physique. Mais pour le moment, j’aime ce que je fais. Mes patients font partie des oubliés de la société. Je suis très attachée à eux et tant que je le pourrai, je serai là pour les accompagner. »

QUESTIONS AU DR MARC REY

‘Le travail la nuit doit se gérer’

Dr Marc Rey, neurologue et président de l’Institut national du sommeil et de la vigilance (INSV)

Comment gérer le sommeil lorsqu’on travaille la nuit ?

Le travail de nuit, quel qu’il soit, entraîne une privation chronique de sommeil. Sur le long terme, une dette de sommeil peut s’accumuler. Pour la gérer au mieux, il est nécessaire d’apprendre à se connaître, de savoir si on est davantage du soir ou du matin, un grand ou un petit dormeur. En fonction, il faut s’adapter : dormir autant que possible et faire des siestes longues pour récupérer en journée. Une part de nos besoins sont génétiques et une autre part dépend des cycles de la vie (enfance, adolescence, âge adulte). C’est physiologique. Les femmes sont soumises à une pression de sommeil en rapport avec leur vie hormonale. Il faut le gérer afin de ne pas subir des endormissements à des moments non souhaités.

Comment faire face à des endormissements au volant ?

Il faut faire des siestes « flash » de dix minutes environ, sans oublier de mettre son réveil pour ne pas s’endormir plus longtemps. Il est possible d’en faire plusieurs au cours de la nuit, tout dépend de l’intensité du travail.

Qu’en est-il de l’alimentation ?

De nombreuses personnes en privation chronique de sommeil compensent avec un apport énergétique continu et privilégient des sucres rapides. Ce n’est pas l’idéal. Il vaut mieux prendre un repas le soir riche en protéines, car elles maintiennent éveillées. Puis, faire une pause entre deux patients pour manger des sucres lents. Il faut aussi s’hydrater correctement au cours de la nuit, tout en évitant de boire trop de café. Enfin, il est nécessaire de privilégier une activité physique, notamment le soir avant de commencer la tournée et pendant la pause de la nuit, en marchant 15 minutes. Le travail la nuit doit être géré et non subi au risque de développer des maladies chroniques.