L'infirmière n° 045 du 01/06/2024

 

Yann Massart

PORTRAIT DU MOIS

Eléonore de Vaumas  

Grâce à la plateforme « Dites je suis là » qu’il a créée, Yann Massart, infirmier en psychiatrie au Mans, évoque le sujet de la prévention du suicide sans tabou. Son leitmotiv ? Donner des outils de communication pour savoir comment agir face à un proche en crise suicidaire, et ainsi réduire le nombre de « morts évitables ».

Pour quelles raisons avez-vous créé le dispositif « Dites je suis là » ?

Yann Massart : Depuis dix ans, au sein de mon service de psychiatrie, je reçois beaucoup de personnes en crise suicidaire. Des personnes qui arrivent aux urgences en dernier recours, bien souvent après avoir écumé l’ensemble des ressources sans pour autant y trouver comment soulager leur mal-être. En fouillant un peu sur Internet, j’ai découvert que les Anglo-Saxons consultaient bien plus en amont pour ce type de problématique, évitant sans doute bon nombre de passages aux urgences. Dans certains pays comme l’Australie ou le Canada, le budget consacré à la prévention du suicide est aussi important que celui que nous dédions en France à la prévention routière, alors que chez nous le suicide tue trois fois plus que les accidents de la route (10 000 versus environ 3 000 par an). En créant la plateforme « Dites je suis là », en septembre 2020, inspiré du site australien « R U OK ? », l’idée de départ, simple, était d’aider les personnes à agir face à un proche en crise suicidaire et de m’inscrire sur le volet préventif qui commence seulement à se développer.

En quoi consiste cette plateforme ?

Y. M. : Notre créneau, c’est de parler de la prévention du suicide de manière claire et positive. Nous ne sommes ni un lieu de prise en charge, ni une ligne d’écoute. Pour cela, il y a déjà le 3114, le 15 ou Nightline. Par contre, nous communiquons et sensibilisons le grand public sur les signes d’alerte, l’attitude à adopter face à un proche qui pense au suicide et sur les ressources existantes. Tous les conseils sont validés par des collèges scientifiques. Nous mettons aussi au point des campagnes de communication qui ciblent les populations à risques. Après les jeunes dont le suicide est la deuxième cause de décès, les personnes LGBT, qui présentent quatre fois plus de tentatives de suicide que la population générale, et le monde agricole, nous sommes en train de développer une campagne qui s’adressera aux proches de détenus.

N’est-ce pas risqué de laisser des proches gérer une crise suicidaire ?

Y. M. : Non, avec des moyens simples, tout le monde peut lutter drastiquement contre le suicide. L’idée n’est pas de former les gens à évaluer si leur proche a besoin d’être hospitalisé, mais de leur donner les clés pour qu’ils puissent être attentifs quand une personne de leur entourage va moins bien. Le premier conseil que nous donnons, c’est d’oser poser clairement la question « Penses-tu au suicide ? ». Ça, tout le monde en est capable. Au pire, la personne n’a pas envie de mourir mais appréciera que l’on s’intéresse à elle. Au mieux, le fait d’en parler sera vécu comme un soulagement. Autre geste de bon sens pour écarter tout risque de passage à l’acte : réduire l’accès à des objets ou des lieux dangereux le temps que la crise suicidaire passe. En Inde, par exemple, le simple fait de fournir aux agriculteurs des boîtes d’engrais en bois, le rendant moins accessible, a fait drastiquement baisser le nombre de suicides. Peu de gens le savent, mais le souhait de mourir n’est ni un choix ni un état d’être. Dans la majorité des cas, il s’agit d’un moment limité. Et si, à ce moment-là, la souffrance est entendue, c’est potentiellement une vie sauvée. Vous imaginez, si tous les Français connaissaient les signes d’alerte et appliquaient les quelques conseils de base, combien de décès par suicide seraient évités par an ?

Parle-t-on plus facilement de suicide de nos jours ?

Y. M. : Il est clair que la crise sanitaire en lien avec la Covid-19 a au moins permis de lever le voile sur le sujet de la santé mentale, en libérant la parole, notamment des jeunes. Reste que certains publics n’osent pas l’évoquer. Je pense par exemple au monde agricole, en particulier aux hommes, population à risque, qui ont encore du mal à exprimer leur vulnérabilité. D’où la nécessité de poursuivre notre travail de sensibilisation pour que plus personne n’ait honte de dire quand cela ne va pas, et qu’en face il y ait des proches capables d’écouter. On parle tout de même de 10 000 morts évitables et potentiellement de 200 000 proches dont la vie ne sera pas chamboulée durablement par ce décès brutal et traumatisant. On évalue en effet à environ 20 le nombre de personnes pouvant souffrir des répercussions d’un tel acte.

Les professionnels de santé sont-ils suffisamment (in)formés ?

Y. M. : Malheureusement non. Je pense notamment à ces médecins qui rechignent à évoquer le sujet avec leurs patients, ne serait-ce que parce qu’ils ont peur de le favoriser. Ils ne sont pas les seuls à manquer d’informations, même en psychiatrie, les soignants ne sont pas assez outillés ni formés. À mon sens, toutes les études de santé devraient comporter des informations de base permettant de repérer, prendre en charge ou orienter une crise suicidaire. Notre association propose des sensibilisations autour d’un jeu de société. Nous avons été sollicités par des grandes entreprises, la Sécurité sociale ou la mutualité sociale agricole (MSA). Il y a aussi les Premiers secours en santé mentale que les professionnels du soin et de la relation sont de plus en plus nombreux à suivre. Les agences régionales de santé (ARS), de leur côté, ont également mis sur pied des formations, destinées aux soignants, en lien avec la crise suicidaire. Au-delà de former, il faudrait multiplier les initiatives de lutte contre le suicide, telle que Vigilans, un dispositif de rappel des personnes après un passage aux urgences pour une crise suicidaire, généraliser l’accès à des consultations gratuites grâce au dispositif Mon Psy, développer des lieux où l’on puisse être pris en charge de manière préventive, s’informer ou demander conseil. Tout cela permettrait de réduire drastiquement le suicide.

Que pouvez-vous faire de plus à votre niveau ?

Y. M. : Nous n’avons hélas pas le pouvoir de créer d’autres structures de prise en charge… En revanche, nous pouvons faire en sorte que nos campagnes de communication deviennent de plus en plus connues de sorte que, en cas de crise suicidaire, les gens aient le réflexe de consulter notre plateforme pour s’informer et y trouver des contacts utiles grâce à notre carte interactive. On voudrait aussi continuer à affiner nos campagnes pour agir sur des publics plus spécifiques, tels que les personnes âgées, les jeunes parents ou les personnes atteintes de troubles psychiques, présentant chacun à leur niveau des facteurs de risque de crise suicidaire supérieurs à la population générale. Côté organisation, j’aimerais poursuivre le recrutement de volontaires un peu partout en France pour que notre association passe d’une cinquantaine de membres actuellement à environ 200 d’ici deux ans. Notre objectif, je ne vous le cache pas, est d’être reconnu d’utilité publique et ainsi d’obtenir un budget nous permettant de mener des actions de sensibilisation et de prévention contre le suicide tout au long de l’année.

BIO EXPRESS

2012 Diplôme d’État d’infirmier à l’Institut de formation de soins infirmiers à L’Aigle (Orne).

Depuis 2012 Infirmier à l’Établissement public de santé mentale (EPSM) de la Sarthe dans l’équipe psychiatrique d’accueil d’urgence et de liaison (ELPP), puis de la cellule d’urgence médicopsychologique (CUMP).

2012 Intègre la réserve sanitaire comme référent de mission à l’Agence nationale de santé publique (Seine-Saint-Denis).

2020 Création de « Dites je suis là », dont il est aussi le délégué général bénévole.