SOUFFRANCES SOIGNANTES : « IL FAUT OSER DIRE, OSER PARLER » | Espace Infirmier
 

L'infirmière n° 045 du 01/06/2024

 

ACTUALITÉS

INTERVIEW

Anne-Lise Favier  

Retraitée depuis deux ans et demi, Françoise Trivier a été directrice des soins, de la qualité et de la gestion des risques dans les secteurs public et privé. Avec bienveillance, elle s’est également attachée à transmettre son savoir.

Dans votre livre, vous citez Jean Bernard, professeur de médecine(1) s’adressant à Simone Veil, fraîchement nommée ministre de la Santé en 1974, sur le constat alarmant qu’il n’y aurait bientôt plus assez d’infirmières. Le constat était visionnaire, car à l’époque, les instituts de formation étaient pleins d’étudiants. Comment expliquez-vous ce glissement ?

Françoise Trivier : Lors de mes études, le nombre d’élèves infirmiers était en effet conséquent, afin de prévenir tout risque d’insuffisance en personnel. On avait même deux promotions dans l’année, l’une en février, l’autre en septembre. Puis, peu à peu, ces deux promotions annuelles ont fini par n’en former qu’une seule sans qu’on ait anticipé les départs à la retraite. On a également mis fin à la formation des infirmiers en psychiatrie, qui bénéficiaient jusqu’alors d’un cursus spécifique. Tout cela a sans doute conduit à une pénurie.

Mais s’il est vrai que l’on manque d’infirmières, il y a aussi un autre constat à faire : on ne se pose pas suffisamment la question de l’organisation lorsque l’on parle de pénurie de personnel.

Certains pôles, je pense à la gériatrie, manquent cruellement de personnel, là où certains services de chirurgie comptent pléthore d’infirmières : on pourrait rééquilibrer les effectifs, il y a une véritable gabegie de ressources humaines. À côté de ça, on alimente par des millions d’euros les hôpitaux, en donnant des primes ou en recréant des postes : ce sont juste des pansements que l’on appose un peu partout, sans jamais réellement traiter la cause.

Pour vous, il faut retrouver le sens du collectif et la réalité du terrain. Comment y parvenir ?

F. T. : Dans mon ouvrage, j’évoque l’authenticité, c’est-à-dire savoir ce qu’est le soin, le prendre soin, l’homme, la santé. Et je le fais parce que je pense qu’il y a une vraie nécessité, dans les instituts de formation, à ce que les formateurs aient une connaissance soutenue du terrain : notre formation n’est pas livresque, elle vient du terrain pour aller vers le terrain. Il faut que les formateurs rendent compte des réalités, sinon, cela constitue un véritable choc pour les jeunes lorsqu’ils arrivent dans les services de soin et c’est malheureusement là que commence la démission de nos soignants. Il faut donc, selon moi, retravailler à la source, dès la formation. Commencer par expliquer ce qu’est un service de soin, comment il est organisé, ne pas taire la réalité des relations, parfois houleuses, avec l’encadrement, les praticiens : chacun poursuit ses objectifs pour le bien-être des patients, mais si ça n’est pas compris, ça n’est pas bien conduit. De même, on n’enseigne pas assez aux étudiants que l’établissement de santé fonctionne comme une entreprise et cela engendre une certaine désillusion. Ils sont pourtant capables de l’entendre.

Vous pointez du doigt les pratiques managériales agressives de certains encadrants. En parallèle, on assiste à une vague #MeTooHopital sans précédent. La parole se libère. Pourquoi maintenant ?

F. T. : Je pense que la parole a commencé à se libérer juste avant la crise Covid, qui a un peu éteint cet élan, mais depuis cela a repris. C’est générationnel : les jeunes ne craignent plus d’exprimer les choses, je l’ai entendu, lors de mes dernières missions, de la part de jeunes infirmières qui n’hésitaient pas à dire non. Nous ne sommes plus à l’époque de « Cornettes et blouses blanches »(2) où l’on subissait tout, sans rien dire ; une certaine forme de culpabilité était même enseignée. Il y a longtemps eu une épée de Damoclès au-dessus de la tête des soignants et qui les faisait taire, de peur de perdre leur emploi : cette époque est révolue. Les jeunes parlent, expliquent les choses, c’est simple et facilitateur de dialogue. Il faut oser dire, oser parler, ne pas avoir de crainte, c’est ce que j’ai essayé de faire dans mon ouvrage, c’est très thérapeutique : j’ai déposé un fardeau.

Catharsis

Dans son ouvrage, « Souffrances soignantes passées sous silence », aux éditions Vérone, Françoise Trivier rend hommage aux personnes qu’elle a rencontrées, des aides-soignantes aux médecins en passant par les brancardiers, en soulignant également la souffrance – trop souvent tue – que traversent les professionnels de santé. Comme elle s’en est ouverte, elle souhaite que son ouvrage aide à libérer la parole de toutes et tous.

Références

1. Il fut aussi membre de l’Académie française et premier président du Comité consultatif national d’éthique.

2. Ouvrage paru en 1984, sous la direction d’Yvonne Knibiehler, qui dresse un historique de la profession d’infirmière entre 1880 et 1980.