L'infirmière n° 045 du 01/06/2024

 

PHARMACOLOGIE

PÉDIATRIE

Anne-Lise Favier  

Longtemps boudés par les industriels, les médicaments pédiatriques sont soumis, depuis 2007, à un règlement européen qui encourage la recherche dans leur domaine. Ils restent néanmoins à manier avec précaution pour éviter des événements iatrogènes graves.

D’après l’Insee, 17 % de la population française a moins de 15 ans : si on y ajoute la part des individus de moins de 18 ans, on atteint aisément les 23 %. Pas loin du quart des Français font donc partie de ce que l’on peut qualifier de population pédiatrique. Pourtant, cette classe d’âge peine à bénéficier de médicaments spécifiques. Bien souvent, ils sont prescrits hors autorisation de mise sur le marché (AMM ; voir focus) : d’après un rapport de l’Académie de médecine paru en 2018, le hors AMM en pédiatrie représenterait même jusqu’à 80 % des cas. Les situations cliniques concernées sont hétérogènes et de gravité variable : cela peut aller de médicaments prescrits pour le reflux gastroœsophagien à certains traitements de prévention contre le rejet de greffe. Des études menées il y a plus de vingt ans s’inquiétaient de la dangerosité de cette pratique. Elles étaient tempérées une décennie plus tard par celle de l’Inserm, qui concluait qu’il n’existait pas de lien entre cette pratique et le risque d’effets indésirables, les médecins régulant probablement mieux les prescriptions. De plus, certaines molécules administrées dans les années 2000 ne le sont désormais plus (cas des dérivés terpéniques tels que le camphre ou le menthol). Restent néanmoins certaines alertes de pharmacovigilance, régulièrement mises à jour, qui pointent notamment des erreurs de dosage pouvant s’avérer problématiques (voir encadré p. 38).

Un enfant n’est pas un adulte en miniature

Difficile de quantifier réellement le nombre de médicaments pédiatriques. Cette particularité s’explique notamment par l’insuffisance de données chez l’enfant, la difficulté à réaliser des essais cliniques et à valider des études pharmacocinétiques dans les classes d’âge pédiatriques. En effet, comme l’explique Sylvie Benchetrit, référente pédiatrie à l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), « cinq classes d’âge ont été définies pour tenir compte du développement de l’enfant et sa maturation : les prématurés, les nouveau-nés à terme, les nourrissons de 1 mois à 2 ans, les enfants de 2 à 12 ans et enfin les adolescents jusqu’à l’âge adulte ». Un enfant n’est pas un adulte en miniature, et les doses d’un médicament ne doivent pas être diminuées de manière proportionnée pour être administrées chez l’enfant. Chez ce dernier, le métabolisme et l’élimination ne sont pas les mêmes que ceux d’un individu adulte, la maturation de certains des organes (le foie et le rein notamment) n’est pas encore atteinte : on ne peut donc pas donner un comprimé coupé en deux à un enfant qui fait la moitié du poids d’un adulte. Le risque principal est le surdosage, qui peut augmenter considérablement les effets secondaires, en plus de l’inefficacité : par exemple, si un médicament peut provoquer des vomissements chez l’adulte dans un cas sur dix, on peut atteindre chez l’enfant une proportion bien plus grande d’effets secondaires, jusqu’à cinq cas sur dix.

Pourquoi des différences d’effets entre adultes et enfants ?

Dans l’organisme, les propriétés pharmacologiques, notamment pharmacocinétiques, évoluent avec l’âge. Elles dépendent notamment de quatre étapes :

– tout d’abord l’absorption, c’estàdire le processus par lequel le médicament passe de son site d’administration à la circulation générale : à ce titre, les différences physiologiques entre l’adulte et l’enfant – surface et perméabilité de la peau et de l’intestin, pancréas immature avant 1 an, pH gastrique différent – peuvent avoir un impact sur l’absorption ;

– second point, la distribution du médicament dans l’organisme peut se faire différemment, notamment en raison du rapport masse grasse/masse maigre et de la répartition de l’eau dans les tissus : l’eau corporelle d’un adulte représente 55 % de son poids, là où celle d’un nouveau-né peut atteindre les 85 % ; à l’inverse, la masse graisseuse d’un nouveau-né est beaucoup plus faible que celle d’un adolescent ou d’un adulte, ce qui peut impacter la distribution de certains médicaments hydrosolubles ou liposolubles ;

– vient ensuite la métabolisation du médicament, c’est-à-dire l’ensemble des transformations biologiques qui aboutissent à la production de métabolites, certains étant actifs et/ou toxiques, d’autres non. Cette étape est cruciale dans le devenir du médicament au sein de l’organisme, et ce, d’autant que le métabolisme varie considérablement au cours des premiers âges de la vie : elle peut être très forte au stade du nourrisson pour devenir plus lente à l’âge adulte, d’où la nécessité d’ajuster la posologie ;

– enfin, dernière étape, celle de l’élimination : on sait que chez l’enfant le rein n’a pas la même maturité que chez l’adulte, l’élimination urinaire d’un médicament peut donc en être affectée.

À noter que les propriétés pharmacodynamiques peuvent différer de l’enfant à l’adulte, en raison de la maturation et du développement des récepteurs, des facteurs de coagulation ou d’autres éléments.

Une recherche boostée par la réglementation

Ces contraintes ont longtemps découragé les industriels à travailler sur le volet des médicaments pédiatriques. Mais depuis une quinzaine d’années, stimulés par la réglementation européenne, ils sont passés à la vitesse supérieure pour en développer. Bien souvent, les essais cliniques concernent des traitements pour des maladies sévères, ce qui induit un recrutement des patients différent de chez l’adulte. « Les essais cliniques en pédiatrie s’adressent souvent à des maladies pour lesquelles il n’existe pas réellement de traitement, comme la mucoviscidose. Dans ce cas, les patients et leurs parents sont souvent demandeurs pour entrer dans l’essai clinique. Ils sont identifiés par leur médecin en fonction de critères d’inclusion ou d’exclusion propres à l’essai », décrit Sylvie Benchetrit. Les essais sont alors encadrés sur le plan éthique pour limiter les actes invasifs (par exemple, on ne peut pas prélever plus de 1 % du volume sanguin total par prélèvement) ou contraignants (on veille au nombre de rendezvous, on limite les examens douloureux) tout en donnant à l’enfant et sa famille l’information la plus précise pour la compréhension de l’enjeu ; un accord oral ou écrit selon l’âge de l’enfant doit être obtenu ainsi qu’un consentement éclairé des deux parents. L’inclusion dans un règlement européen permet aussi aux essais cliniques de « recruter » des cohortes de patients plus largement, puisque le réseau européen de recherche pédiatrique regroupe 40 centres à travers le Vieux Continent et que d’autres réseaux se sont structurés. Cet investissement au niveau européen a permis en une dizaine d’années de booster l’arrivée de nouveaux traitements : selon l’Agence européenne du médicament, entre 2007 et 2017, 25 % des nouvelles autorisations de mise sur le marché européennes concernaient des médicaments pédiatriques.

FOCUS

AMM et hors AMM

L’autorisation de mise sur le marché (AMM) est un acte administratif qui permet à une entreprise de médicaments de vendre une spécialité pharmaceutique. Pour obtenir cette AMM, l’entreprise a dû démontrer que le médicament possède bien la qualité requise, qu’elle est efficace et conforme aux directives publiées par les autorités de santé. Elle doit également présenter des garanties de sécurité démontrées par des essais toxicologiques précliniques et cliniques : l’AMM est donc une garantie de qualité, d’efficacité et de sécurité pour le prescripteur. Les prescriptions hors AMM peuvent concerner l’indication, la voie d’administration, les modalités d’administration, la posologie et la durée du traitement. La prescription hors AMM se justifie dans certains cas pour la bonne prise en charge d’une certaine catégorie de patients, notamment la population pédiatrique, les personnes âgées ou encore les femmes enceintes, en l’absence d’alternatives thérapeutiques autorisées pour le patient : dans ce cas, l’âge et le poids du patient sont précisés.

QUESTIONS A SYLVIE BENCHETRIT

‘Le hors AMM en pédiatrie a conduit à un règlement européen’

Dre Sylvie Benchetrit, référente pédiatrie à l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé et vice-présidente du comité pédiatrique à l’Agence européenne du médicament.

On parle de médicaments pédiatriques, mais de combien parle-t-on exactement ?

C’est difficile à définir : donner un chiff re exact concernant le nombre de médicaments pédiatriques est compliqué car il y a beaucoup de hors AMM en la matière. On n’a donc pas de médicaments spécifiquement pédiatriques, mais des médicaments qui sont prescrits à une population pédiatrique en dehors des autorisations de mise sur le marché. Ce que l’on peut dire, c’est que plus la population est jeune, plus c’est le cas. Certaines études ont quantifié le hors AMM à 40 % des prescriptions pédiatriques, mais cela peut atteindre 80-90 % chez le nouveau-né, d’où la nécessité de bâtir un règlement européen*.

En quoi consiste ce règlement européen ?

Il incite les laboratoires à développer des médicaments adaptés à la pédiatrie, c’est-à-dire, d’une part, avec des doses qui correspondent au poids ou d’autres spécificités de l’enfant, et d’autre part, des formulations appropriées, y compris dans l’injectable : on ne donne pas un grand comprimé à avaler à un enfant de moins de 6 ans. Pour cela, on se base sur les diff érentes classes d’âge des enfants correspondant à leurs conditions de maturation et de développement : prématurés, nouveau-nés à terme, nourrissons de 1 mois à 2 ans, enfants de 2 à 12 ans et enfin adolescent, de 12 ans jusqu’à l’âge adulte.

Ce sont des notions importantes car, selon l’âge, la maturation de certains organes et systèmes – immunologique et hématologique – n’est pas encore atteinte et le développement pas achevé. Ainsi, la spécificité de dose se fait par rapport au poids, mais aussi à l’immaturité de certaines enzymes, notamment dans le foie ou le rein, ce qui va impacter la pharmacocinétique des médicaments. Le règlement européen encadre également la recherche pour qu’elle soit éthique, de bonne qualité et conforme aux exigences réglementaires.

Quels sont les paramètres qui entrent en considération ?

Il y a des exigences précliniques : on vérifie que la dose fait sens. On a des études précliniques, chez l’animal ou in vitro, selon les recommandations internationales récemment actualisées, pour définir le “poids de la preuve”, qui est un ensemble d’informations permettant d’écarter certains risques de sécurité spécifiques à la pédiatrie, par exemple ceux qui peuvent impacter le système de reproduction ou le développement neurocognitif. On regarde aussi la qualité de la formulation : la réglementation précise certains standards, par exemple la dimension et la forme des comprimés, ainsi que les excipients autorisés. À cet égard, on fait des mesures de palatabilité/ acceptabilité dans l’étude clinique pour être certain que ça puisse être pris par l’enfant et accepté, notamment sur le goût. Il y a aussi des exigences pharmacodynamiques : une modélisation permet d’optimiser les données à partir des données des adultes et des classes d’âge supérieures à celle que l’on va étudier pour pouvoir ajuster la dose plus finement lors des essais cliniques. Cela permet d’inclure moins d’enfants, puis d’utiliser les données obtenues de manière optimisée. Enfin, au niveau éthique, le comité d’éthique va évaluer si les critères de sécurité de l’essai sont suffisants : pour cela, on demande un comité de suivi, si nécessaire indépendant de la firme pharmaceutique, qui réévalue la sécurité et l’efficacité selon les résultats obtenus en fonction du stade de développement, et donne son aval pour poursuivre ou non l’essai, voire avec une dose diff érente. Globalement, c’est un processus long car on part souvent de l’AMM chez l’adulte et on travaille par classe d’âge descendante : il va donc y avoir d’abord l’AMM pour l’adolescent et il faut attendre dix à quinze ans pour obtenir une AMM chez les plus jeunes enfants. Ainsi, trois médicaments innovants viennent d’être autorisés dans l’amyotrophie spinale, avec de jeunes enfants atteints de faiblesse musculaire due à la dégénérescence progressive des motoneurones.

Propos recueillis par Anne-Lise Favier

* https://vu.fr/YcmHU

Vigilance en ligne de mire

Les médicaments pédiatriques font l’objet d’une surveillance rapprochée. En raison des prescriptions hors AMM, des erreurs médicamenteuses ou encore du mésusage, il peut arriver que des problèmes de surdosage surviennent. « Il faut veiller à bien rapporter les doses à un niveau pédiatrique », prévient Sylvie Benchetrit, qui a connaissance d’effets indésirables graves avec des surdoses de vitamine D(1). L’experte met également en garde contre les protocoles propres aux établissements : « Il peut arriver qu’une infirmière ait l’habitude de travailler avec un type de matériel et avec un protocole spécifique, qui ne sera pas le même si elle change d’établissement. Or, par habitude, il est possible qu’elle continue de travailler comme avant, mais avec un matériel différent : un changement dans le diamètre d’une canule peut conduire à des surdosages lors de l’administration ». Prudence donc. La Haute Autorité de santé (HAS) a publié l’an dernier un flash sécurité patient dédié aux médicaments pédiatriques(2). Elle y consigne trois cas d’événements indésirables graves, dus à des surdosages médicamenteux. Pour les éviter, la HAS recommande d’utiliser la forme pédiatrique des médicaments quand elle existe, d’adapter la dose et la forme pharmaceutique prescrites en fonction de l’âge et du poids de l’enfant et d’être vigilant lorsqu’il s’agit de médicaments régis par un protocole spécifique. Il convient aussi de ne pas confondre ml et mg au niveau des posologies. Des recommandations à destination des professionnels de santé en pédiatrie et même des parents sont également consultables sur le site de l’ANSM(3).

1. https://vu.fr/lWXkm

2. https://vu.fr/bPHOM

3. https://vu.fr/XjjJG

Faire face aux pénuries

Il y a un an, une pénurie à l’échelle continentale a touché la sphère des médicaments pédiatriques. Plusieurs médecins européens emmenés par Andreas Werner, président de l’Association française de pédiatrie ambulatoire, ont tiré la sonnette d’alarme. « La santé de nos enfants et de nos jeunes est en danger en raison du manque de médicaments dans toute l’Europe », ont-ils fait savoir à leurs ministres de tutelle respectifs. Selon ce collectif, les problèmes d’approvisionnement les empêchaient de prescrire les traitements appropriés selon l’âge et le poids de l’enfant, et de manière conforme aux recommandations. Manquaient notamment à l’appel des antibiotiques, des antipyrétiques, des analgésiques, des traitements contre l’asthme et même certains vaccins. La situation semble s’être apaisée, mais les épidémies hivernales de grippe, de bronchiolite et de Covid-19 provoquent chaque année des pics de consultation et des besoins en médicaments qui restent parfois difficiles à combler ; c’était toujours le cas, il y a quelques semaines, pour l’amoxicilline.

Nouvelle stratégie

La ministre de la Santé, Catherine Vautrin, a annoncé en février une nouvelle stratégie pour garantir la disponibilité des médicaments, et notamment ceux d’intérêt thérapeutique majeur. Cette mesure, non spécifique aux médicaments pédiatriques (tous les médicaments sont concernés), vise à assurer à plus long terme une souveraineté industrielle. L’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a, de son côté, établi une charte de bonnes pratiques pour mobiliser tous les acteurs de la chaîne pharmaceutique et surveille les disponibilités des médicaments afin de libérer certaines tensions. Récemment, la commission des affaires européennes du Sénat a adopté une proposition de résolution européenne pour soutenir l’obligation pour les titulaires d’autorisations de mise sur le marché (AMM) d’établir des plans de prévention des pénuries, sous conditions.