L'infirmière n° 046 du 01/07/2024

 

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ENTRETIEN

Adrien Renaud  

La chambre disciplinaire de l’Ordre reste méconnue, alors qu’elle peut changer la vie d’un infirmier. Son président, Christophe Eoche-Duval, nous a reçus dans son bureau du Conseil d’État. Il nous explique pourquoi tout infirmier gagnerait à s’y intéresser davantage.

La chambre disciplinaire de l’Ordre n’est pas très bien connue des infirmiers. En quoi est-ce une institution importante pour la profession ?

Christophe Eoche-Duval : C’est une juridiction qui a véritablement des conséquences dans la vie professionnelle des intéressés. Les sanctions comprennent notamment l’interdiction d’exercice et la radiation. Pour un infirmier, une sanction de trois mois d’exercice, par exemple, peut représenter une mise au chômage. Même pour des sanctions d’avertissement ou de blâme, qui n’ont pas forcément un retentissement important dans la vie professionnelle, on constate que les professionnels condamnés font très souvent appel : il y a un acharnement à ne pas accepter cette « infamie » qui n’a pourtant pas de conséquences concrètes.

Quelle est l’échelle des peines ?

C. E.-D. : Elle va de l’avertissement jusqu’à la radiation. Nous avons fait une étude en 2020 : les radiations représentaient 15 % des décisions en appel, et les interdictions temporaires d’exercice, avec ou sans sursis, 31%. Les avertissements concernaient 31% des décisions, et les blâmes 23 %.

Face à de telles sanctions potentielles, comment expliquer que la profession ne soit pas, comme vous le déplorez, assez au courant de l’activité de la chambre ?

C. E.-D. : Le code de déontologie des infirmiers compte 92 articles, et ils sont en effet très peu, et très mal connus. C’est une vraie lacune, qui est d’ailleurs partagée par les autres professionnels de santé. Il y a plusieurs raisons à cela. Je dirais notamment que la formation initiale néglige complètement le droit de la santé et la déontologie. Par ailleurs, il n’y a pas de formation continue sur le sujet. C’est ce qui fait que les professionnels découvrent ces aspects de leur exercice au fur et à mesure, et qu’ils les découvrent généralement trop tard, quand ils ont ignoré une règle déontologique ou une bonne pratique, et qu’un patient ou un confrère le leur reproche.

Vous présidez une chambre d’appel. Comment les affaires arrivent-elles jusqu’à vous ?

C. E.-D. : Une plainte peut être posée contre un infirmier par un patient ou son représentant, ce qui est le cas dans environ un tiers des affaires, ou par un confrère, ce qui est le cas dans les deux autres tiers. C’est extrêmement simple, il suffit d’écrire au conseil départemental. Une conciliation doit alors obligatoirement être organisée, et si elle échoue, le conseil départemental doit obligatoirement transmettre l’affaire à la chambre disciplinaire de première instance. Celles-ci sont au nombre de treize, et correspondent aux circonscriptions régionales de l’Ordre des infirmiers. Cette chambre instruit comme une juridiction de droit commun : il y a des avocats, des délais, un code… Elle rend sa décision, et s’il y a appel - ce qui est le cas dans un tiers des affaires environ -, l’affaire est examinée par la chambre disciplinaire nationale que je préside.

Quelle est la composition des chambres disciplinaires ?

C. E.-D. : En première instance, comme en appel, c’est toujours un magistrat professionnel qui préside : un membre des tribunaux administratifs en première instance et un membre du Conseil d’État en appel. Et il y a, dans les deux cas, un minimum de trois assesseurs infirmiers élus.

Quel est le volume de contentieux que vous traitez ?

C. E.-D. : Nous sommes passés de 41 affaires enregistrées en 2016 à 136 en 2023. Nous sommes sur une progression qui ne s’arrêtera pas.

Les plaintes des bénéficiaires de l’acte de soins à l’encontre des professionnels de santé, bien qu’elles soient minoritaires, sont, selon moi, dans la logique de la loi Kouchner sur le droit des malades. En revanche, je critique le fait que le contentieux interprofessionnel, qui bien sûr a sa place dans la juridiction disciplinaire, est souvent constitué de « chicayas » entre infirmiers : il s’agit alors de choses qui devraient être de l’ordre de l’excuse, ou tout simplement de la reconnaissance qu’une bonne pratique n’a pas été appliquée en interne. Dans ces cas-là, le caractère automatique des procès doit, selon moi, être réexaminé. Il devrait y avoir un nouveau filtre au stade de la conciliation, et il faudrait mieux former les conciliateurs.

90 % des contentieux que vous traitez concernent des libéraux, qui sont minoritaires dans la profession : comment cela se fait-il ?

C. E.-D. : Il y a là une sorte de paradoxe, qui va se rattraper petit à petit. Tout d’abord, pendant longtemps, l’Ordre a eu du mal avec l’inscription au tableau des fonctionnaires. D’autre part, les hospitaliers sont encore en partie à l’abri de la juridiction ordinale, car il a longtemps fallu une autorisation du ministère ou de l’ARS [Agence régionale de santé, NDLR] pour enclencher les poursuites à leur encontre. À défaut, les hôpitaux privilégient leurs propres conseils de discipline internes.

Vous parliez d’une méconnaissance des règles de base, quelles sont, selon vous, les règles les plus méconnues ?

C. E.-D. : Pour ce qui est du contentieux interprofessionnel, on peut par exemple constater que dans les contrats de remplacement, il y a encore beaucoup trop de retards de règlement d’une infirmière remplacée, avec un titulaire qui néglige la nécessité de régler au fur et à mesure le remplaçant, à lui fournir les justificatifs… Bien que ce contentieux doive être jugé, il ne devrait pas être au cœur de notre activité. Ce qui m’intéresse le plus, c’est la relation entre l’infirmier et le patient, et on constate notamment qu’il y a encore énormément de problématiques dans le dossier de soins infirmiers. Beaucoup d’infirmiers le négligent, ce qui peut être de nature à empêcher la bonne transmission des informations. Nous constatons par ailleurs souvent des difficultés relatives à la continuité des soins. Certains infirmiers rompent le contrat de soins sans respecter les précautions nécessaires, ce qui fait que des patients se retrouvent brusquement le bec dans l’eau. Il peut aussi arriver que les patients soient instrumentalisés contre leur gré dans les séparations entre infirmiers, avec des patients qui sont transbahutés, à qui on arrache des consentements… Il arrive enfin qu’il y ait des problèmes de qualité de l’acte de soins.

Que suggéreriez-vous aux infirmiers pour éviter d’avoir affaire à vous, ou pour, si cela devait avoir lieu, faire en sorte que cela se passe le mieux possible ?

C. E.-D. : Je souhaiterais d’abord du fond du cœur que nos décisions soient davantage publicisées : dans de nombreux cas, elles peuvent utilement rappeler aux infirmiers les bonnes pratiques. Ces décisions n’ont qu’un intérêt limité si elles ne sont connues que par les deux parties, et non par les plus de 500 000 membres de l’Ordre infirmier. Je souhaite par ailleurs qu’une réflexion s’ouvre au niveau de l’Ordre et du ministère de la Santé sur la formation initiale et la formation continue aux règles déontologiques et aux bonnes pratiques. Un professionnel bien informé est un professionnel qui, dans la relation avec les patients ou avec ses confrères, sera en mesure d’éviter les deux tiers des erreurs qui sont liées à une forme d’ignorance.

Christophe Eoche-Duval, président de la chambre disciplinaire de l’Ordre des infirmiers, membre du Conseil d’État.

Un lundi ordinaire à la chambre disciplinaire

C’est un lundi, on est au mois de mars, et le printemps parisien peine à montrer le bout de son nez rue du faubourg Saint-Martin, au conseil national de l’Ordre des infirmiers. À la chambre disciplinaire nationale, le rôle d’audience (la programmation de la chambre) indique que deux affaires seront examinées en appel dans la matinée. Finalement, l’une des deux a été renvoyée, et c’est peut-être mieux ainsi, car sans cela, le président et ses assesseurs auraient été contraints à un jeûne forcé pour boucler leur travail dans les délais. Par les fenêtres de la salle de conférences de l’Ordre, transformée pour l’occasion en salle d’audience, le soleil tente timidement de réchauffer l’atmosphère, mais les protagonistes ne s’en soucient guère : l’audience s’annonce plutôt bouillante. La plaignante, Mme A, est absente, représentée par son avocate. Cette infirmière libérale du sud de la France, ancienne collaboratrice dans le cabinet de M. B qu’elle a quitté en assez mauvais termes, reproche à son ancien collègue plusieurs manquements aux dispositions du code de déontologie, et non des moindres : interdiction de pratiquer la profession comme un commerce, obligation d’indépendance, principe de confraternité…

M. B, lui, a fait le déplacement à Paris pour pouvoir se défendre, assisté de son avocat, et le moins que l’on puisse dire est qu’il prend les choses à cœur. « Je suis blessé, on a l’impression que, dans cette affaire, je suis le dominateur », s’indigne-t-il. Au coeur du litige se trouve une société lui appartenant, et à laquelle les collaborateurs du cabinet étaient obligés d’avoir recours aux termes de leur contrat de collaboration : ils ne payaient pas l’habituelle redevance pour les frais professionnels, mais devaient s’adresser à cette entreprise qui leur facturait la mise à disposition d’un local, de petit matériel, de services de secrétariat, de télétransmission, etc. La chambre régionale avait d’ailleurs condamné pour cela M. B à un mois d’interdiction d’exercer, dont 15 jours avec sursis.

La décision de première instance confirmée

Au fur et à mesure des prises de parole, la température monte progressivement. M. B assure que sa société n’avait pas pour but l’enrichissement, mais au contraire l’aide aux infirmiers. « Quand on a quelque chose, on le partage », fait-il valoir. « Il est complètement faux d’affirmer qu’il y avait une liberté de choix », s’emporte l’avocate de Mme A, contestant une fois de plus les termes du contrat de collaboration.

Au terme de deux heures de débats, tout le monde se quitte dans une atmosphère soudain devenue glaciale… La décision de la chambre ne tombera que six semaines plus tard… pour rejeter les demandes de toutes les parties et confirmer la décision de première instance. Non, Mme A n’a pas eu raison de demander une peine plus sévère à l’encontre de M. B ; et non, M. B n’a pas eu raison de demander l’annulation de sa condamnation. « Le montage, pour le moins bancal, du cabinet […] fonctionne en recourant à une clause d’exclusivité », ce qui conduit, notamment, à « porter atteinte à “l’indépendance” de chaque infirmier », et peut s’apparenter à « une activité “pratiquée comme un commerce” », peut-on lire dans le jugement.

En d’autres termes : chacun aurait aussi bien pu rester chez soi et s’en tenir à la décision initiale…

AR