Le centre de soins médicaux de réadaptation de la Croix-Rouge de La Rochelle se prépare pour accueillir de manière régulière des artistes en résidence et exposer leurs œuvres qui en résultent. Une manière de décaler la relation de soin et de favoriser la rééducation des patients.
Tu danses ? » Cette invitation enjouée parcourt la salle aux stores baissés et à l’ambiance intimiste. La musique s’empare des lieux. Imprégnés des mouvements de l’autre, les participants de l’atelier sont en pleine création. Toutes deux patientes au centre, Brigitte et Lila se font face. Une envolée de violon et Brigitte fait un arc avec son bras. Lila la suit. La chorégraphie improvisée se poursuit jusqu’à ce qu’on change de guide. « Tu me suis. Je te suis. » Grégory Grosjean, chorégraphe, circule entre les couples de danseurs. Sourire aux lèvres, il les encourage et apprécie les moments uniques qui se créent sous ses yeux. Julien Lambert, vidéaste, capte ces moments d’expérimentation artistique dans la complicité. Les séquences qu’il enregistre nourriront un film qui sera plus tard montré au public, quand commencera la programmation culturelle du centre.
L’établissement est en passe de devenir un centre d’art permanent (lire encadré). C’est le dramaturge Mohamed El Khatib, directeur de l’association culturelle Zirlib, qui est pour trois ans aux manettes de la programmation culturelle. L’objectif est de convier des pratiques artistiques variées, dans une démarche multicréative intégrant la rééducation. Les œuvres d’art créées lors de résidences artistiques seront ensuite exposées au public au sein même du centre, qui jouit d’une situation hors du commun, face à la mer et aux portes de La Rochelle. La démarche n’est pas nouvelle à Richelieu. En 2021, des membres de la compagnie Zirlib s’étaient succédé pour mener des entretiens auprès des patients et des soignants de l’hôpital. Avec pour question centrale : « Peut-il y avoir du soin sans amour ? » Le film tiré de ce travail artistique, dont le titre est un clin d’œil au roman d’initiation de Gustave Flaubert, Rééducation sentimentale, avait été projeté aux beaux jours dans le parc du centre, sur un écran géant gonflable. Les familles avaient également été invitées. Les patients qui ne pouvaient sortir de leur chambre l’avaient vu en simultané sur leur écran de télévision. Plus tard, l’œuvre a été projetée à La Coursive dans le cadre d’une soirée d’hommage aux soignants.
Cette aventure a commencé par une discussion informelle entre deux amies. L’une est kinésithérapeute au centre Richelieu et l’autre a en charge les relations avec le public à La Coursive, le théâtre rochelais. La Scène nationale a engagé depuis des années un travail pour l’intégration des personnes vivant avec un handicap, en proposant des spectacles adaptés pour les malvoyants ou intégrant la langue des signes française. Pourquoi ne pas faire intervenir au centre Richelieu des artistes se produisant à La Coursive et emmener les services de réadaptation au théâtre ? Le programme culture et santé offre de telles passerelles. Jean-Charles Erny, qui dirige désormais le centre, est alors directeur des soins. Le projet est séduisant. Après le premier succès de Rééducation sentimentale, c’est une troupe de cirque qui intervient à Richelieu pour faire monter patients et soignants sur des planches en équilibre. Puis un atelier d’origami se tient l’année suivante. Après approbation de la direction médicale, l’intention d’intégrer l’art dans la vie quotidienne du centre est inscrite dans le projet d’établissement. Il s’agit d’améliorer la qualité de vie des patients et de favoriser leur rééducation. Jean- Charles Erny insiste pour sa part sur la notion de décloisonnement. « C’est important de faire découvrir le monde du handicap, qui reste mal connu, notamment en faisant venir les gens ici », explique-t-il.
C’est dans cet esprit que se réalisent trois sorties annuelles à La Coursive. Accompagnées par des soignants, les personnes hospitalisées vont au théâtre pour assister à une représentation. Se rendre dans un lieu public avec un handicap que l’on doit apprivoiser et affronter le regard des autres est une épreuve qui rend plus fort. Le faire en groupe facilite les choses. Lors d’une sortie, elles ont dû être transportées en voiture, à la suite d’une panne de minibus. Le temps que les soignants aillent garer leurs véhicules, les patients s’étaient débrouillés tout seuls, en se prêtant main-forte les uns les autres pour entrer dans le théâtre et montrer leurs billets à l’accueil. Deborah Valette, infirmière du service de neurologie, a participé l’an dernier à l’une de ces sorties. « Il y a tout de suite de l’entraide entre les patients, et pour nous, c’est une occasion de partager autre chose que le soin. Faire quelques pas ensemble sur le quai en sortant, échanger sur ce que l’on vient de voir, cela permet de mieux se connaître, autrement », appréciet- elle. La relation de confiance avec les soignants qui les ont accompagnés s’en trouve renforcée, avec l’apparition de liens d’un autre type. La parole se libère plus facilement. Les patients qui sont allés ensemble au théâtre reparlent pendant longtemps de ce moment fort. Kinésithérapeute, Karine Brunelli est l’une des artisanes de l’ouverture du centre sur la culture. Pour elle, aller voir une pièce avec un patient et échanger avec lui à l’issue de la représentation donnent accès à une autre dimension : « La personne retrouve une continuité, alors que nous sommes habitués à nous focaliser sur son handicap. » Pour certains, la soirée passée à La Coursive a fait l’effet d’un déclencheur, permettant de renouer avec l’existence d’avant, celle précédant l’accident de vie qui a provoqué le séjour en service de réadaptation. Telle cette patiente qui prend la décision de ne plus s’interdire de sortir en ville et qui se rend le week-end suivant au cinéma, en compagnie de son mari. Peu à peu, les professionnels du centre ont pris l’habitude de ce compagnonnage avec l’art. « Au début, ils se demandaient ce qu’il se passait, commente Jean-Charles Erny. Et maintenant, c’est presque devenu la normalité d’avoir des artistes qui soient en résidence chez nous. Ils mangent avec nous et dorment ici. »
L’appétence de certains pour donner une autre dimension à leur prise en charge s’en trouve encouragée. Un kinésithérapeute musicien a pu organiser un concert d’ukulélé dans le réfectoire. Un moment de joie et de partage. Certains ont même dansé. La musique libératrice joue un rôle important dans les ateliers animés par Grégory Grosjean. Pour chacun des quatre groupes qu’il accompagne cette semaine, la séance commence par un échauffement, auquel succède l’exercice du miroir. Puis les danseurs changent de partenaire et réalisent des exercices inspirés de la danse contact, avec le toucher, le glisser et le rouler. Enfin, une chorégraphie est exécutée, les danseurs réglant leurs mouvements sur ceux de leur partenaire.
Grégory Grosjean s’est produit à La Coursive avec un ballet pour deux corps et quatre mains, Du bout des doigts. Ses chorégraphies sont centrées sur les mains, dressées comme des corps, filmées et projetées en direct sur écran. Le danseur a élaboré ses ateliers en partant sur une base simple, les participants n’étant pas en mesure d’exécuter la même chose pour des raisons cognitives et physiques. La seule condition posée pour venir aux ateliers est d’avoir une main valide. « Avec le minimalisme des doigts, analyse l’artiste , on peut remonter jusqu’au poignet, au bras et jusqu’à la colonne, par résonance. On ne sait pas ce qu’on va développer en matière de danse. Comment chaque corps va-t-il répondre à un exercice ? Il faut de l’idée et observer, trouver des solutions. Les patients en ont trouvé. » En cette fin de matinée, Brigitte a du mal à suivre Maurice. Elle tente d’anticiper ses mouvements et accélère trop le rythme. Avec douceur, Grégory se place face à elle puis entame une danse à trois points contact. C’est maintenant au tour de Maurice de danser avec le chorégraphe. Appliqué, l’homme rive ses yeux à ceux de Grégory et suit ses intentions. « Maurice a une très bonne écoute », conclut l’animateur de l’atelier. Pour l’exercice suivant, Maurice est avec Karine, et Brigitte, ravie, retrouve sa « copine » Lila. La chorégraphie compte douze mouvements, qu’il s’agit de mémoriser. Sur les tables, les mains se délient, se replient, se dressent sur leurs doigts. À l’exclamation de Lila déclarant qu’elle aime danser, Brigitte lui répond qu’elle ira la voir si elle se produit. À la fin de la séance, une étrange magie plane dans la salle. Lila est heureuse. Elle a oublié ses membres douloureux. « On se laisse pénétrer par la musique, c’est agréable d’aller en soi et de suivre le rythme, partir dans l’imaginaire, confie-t-elle. Je n’ai jamais dansé et maintenant, je regarde tout le temps mes doigts. C’est le prolongement de mon corps. Tout mon corps vibre et bouge avec. »
Les deux artistes prêtent une attention particulière à l’évolution des patients, au fil des ateliers et à l’incidence de ces derniers. Chaque pas de danse est l’occasion de changer son rapport à son corps et à sa vie. À l’issue des ateliers, qui sont des moments de vérité, la parole se libère, des propos intimes et bouleversants prennent voix. Julien Lambert est là pour les recueillir, en s’isolant pour un entretien en tête-à-tête. « Un des patients a des mouvements désordonnés et rapides, une manière violente de se mouvoir, décrit Grégory Grosjean. Un kiné interprétait doucement ses mouvements. Puis le dernier jour, une autre kiné a décidé de faire ses mouvements de manière dure, comme si elle rentrait dans son corps à lui. C’est ce qui a le mieux fonctionné. C’est ce qui l’a le plus calmé, c’était beau à observer. » Frédéric parle sans gêne des deux pathologies qui lui font faire des gestes non contrôlés. Pour lui, les ateliers de la danse des doigts marqueront un tournant : « Cela me fait espérer que ça va changer ma vie, me donne cet espoir. Ma maladie, on ne peut pas la soigner. C’est à moi de m’adapter, d’optimiser ma situation », glisse-t-il. Tout est dans l’histoire telle qu’on se la raconte.
Pour sa part, Karine Brunelli a travaillé en miroir avec une personne qui n’avait qu’une main valide. « J’ai ressenti ce qu’il ressent avec ses doigts, ses difficultés, explique-t-elle. J’ai reproduit une mobilité très réduite, et pour l’imiter, je me suis limitée. » L’abolition des distances est une des manières de changer le process du soin, un thème cher au directeur de l’établissement. La bulle de bien-être occasionnée par la participation à un événement culturel et la redécouverte de son corps dans un contexte artistique améliorent la qualité de vie du patient. Elle permet également de renouer avec son histoire personnelle. Nombre de patients participant aux activités artistiques du centre ont confié leur soulagement de penser enfin à autre chose qu’à leur corps défaillant et à l’accident qui en est à l’origine. La kinésithérapeute résume ainsi le défiqui se pose aux soignants : « D’habitude, nous utilisons la musique pour stimuler les patients, sur le plateau de rééducation. Là, avec un rythme plus lent, d’autres choses se passent. Le patient est au cœur du soin, c’est rassurant pour le soignant d’imposer tel exercice ou tel traitement. Il y a une prise de risque à sortir de son rôle de rééducateur, de se laisser happer par la connaissance de l’autre. » Ces réflexions sont au cœur du film réalisé en 2021 par Mohamed El Khatib. Devant la caméra des artistes de la compagnie Zirlib, les soignants évoquent les limites qu’ils placent dans le soin ou bien une ouverture vers une vraie rencontre. Une chose rendue possible quand on est tous sur une planche en bois en équilibre lors d’un exercice de cirque et que la chute de l’un peut faire tomber tout le monde.
Depuis plus de 20 ans, les ministères de la Culture et de la Santé ont développé une politique commune déclinée en région. La direction régionale des affaires culturelles (Drac) et l’agence régionale de santé (ARS) soutiennent des propositions artistiques et culturelles au bénéfice des personnes accueillies dans des structures de santé, de leurs proches et de l’ensemble du personnel. Dans ce cadre, des appels à projet annuels sont lancés. Le centre Richelieu, en lien avec La Coursive, a vu ses propositions retenues ces deux dernières années. Un nouveau pas est maintenant franchi avec la mise en place d’un centre d’art permanent au sein de l’établissement, toujours avec le soutien de l’ARS et de la Drac, ainsi que de la Fondation de France. L’établissement de soins a signé une convention tripartite avec La Coursive, la scène nationale conventionnée de La Rochelle et l’association de création contemporaine et de médiation culturelle Zirlib. Son directeur, Mohamed El Khatib, qui a déjà mené une expérience similaire à Chambéry, en lien avec une scène conventionnée et un Ehpad, a élaboré un programme prévoyant pour l’année à venir une dizaine de résidences artistiques provenant d’univers variés. Sa production culturelle débute avec le travail d’animation de Grégory Grosjean se prolongeant par le travail du vidéaste Julien Lambert. Le film qui en résultera inaugurera la saison culturelle du nouveau centre d’art.