L'infirmière n° 046 du 01/07/2024

 

DOSSIER

INTRODUCTION

Véronique Hunsinger  

La santé sexuelle et les répercussions de nombreuses pathologies sur celle-ci sont encore trop souvent ignorées, voire tabou. Or, à l’hôpital ou en ville, le savoir-être des infirmières se révèle très utile pour accompagner les patients en souffrance. Mais leur prise en charge nécessite formation adéquate - en l’absence d’enseignements suffisants dans les Ifsi - et collaboration avec les médecins.

On l’a presque oublié, mais la santé sexuelle est l’une des thématiques figurant dans le décret d’actes infirmiers. Pourtant, il reste tout ou presque à construire, que ce soit en matière de formation ou de pratique. Le texte prévoit, en effet, que les infirmières proposent, organisent ou participent à des actions de dépistage des infections sexuellement transmissibles (IST) ainsi que d’éducation à la sexualité. Or, quelles que soient les générations, la formation des infirmières aux problématiques de santé sexuelle reste a minima et centrée sur les questions de procréation et d’IST. C’est d’ailleurs le cas pour la plupart des professions de santé actuellement, à l’exception notable des sages-femmes. La stratégie nationale de santé sexuelle (2017-2030) du ministère de la Santé appelle d’ailleurs à revoir la formation de chacun « dans une approche globale de santé sexuelle ». Les universités sont ainsi invitées à élaborer des maquettes de formation en formation initiale pour les médecins, les pharmaciens et les infirmières sur le modèle des études de maïeutique.

Au quotidien, dans l’exercice de la profession infirmière, la sexualité des patients reste encore très souvent un tabou. « Les soignants se protègent par rapport à cela, constate Nadia Flicourt, cadre infirmière, sexologue et formatrice. L’infirmière est la seule profession à avoir accès légitimement au corps. Quand vous lavez les parties génitales d’un individu qui vous regarde dans les yeux, il faut être en communication, à l’aise et sereine. Cela s’apprend. La sexualité touchant à l’intime, au pulsionnel et aux besoins fondamentaux, l’infirmière peut se trouver tour à tour en position de passeur, de soutien, mais elle doit aussi poser des limites. » Quoi de plus normal en effet que de mettre à distance toute sexualité. « L’exercice infirmier dans ce domaine nécessite à la fois un positionnement professionnel et personnel, sachant que les interventions des infirmières sont parfaitement légitimes au regard des réglementations professionnelles et des recommandations de santé publique », insiste Nadia Flicourt, qui préside l’Association française des infirmières sexologues.

Dans la pratique, en particulier hospitalière, c’est souvent vers les infirmières que les médecins renvoient les patients qui ont des questions sur leur santé sexuelle. « C’est très fréquent en urologie, le chirurgien opère et quand le patient demande pourquoi il n’a plus d’éjaculation, il lui dit de voir avec l’IDE [infirmier diplômé d’État, NDLR], raconte Nadia Flicourt. Cela veut dire que les médecins leur font confiance pour aborder les questions intimes. Ce en quoi ils n’ont pas tort, mais encore faudrait-il que les infirmières puissent être formées. » À l’heure actuelle, les IDE qui souhaitent acquérir une formation approfondie en santé sexuelle peuvent se tourner vers les diplômes interuniversitaires (DIU) en trois ans, seules formations officiellement reconnues. Alors que les tout premiers ont été créés dans les années 1990, de nos jours, ce sont 13 universités françaises qui en délivrent : Amiens, Bordeaux, Clermont-Ferrand, Lille, Lyon, Marseille, Metz, Nice, Nîmes, Montpellier, Paris- Cité centre et nord, Rennes-Nantes et Toulouse. L’enseignement est pluriprofessionnel : à l’issue de la formation, les médecins se voient décerner un DIU de « sexologie et de médecine sexuelle » et les six autres professions (infirmières, psychologues cliniciens, kinésithérapeutes, psychomotriciens, pharmaciens et sages-femmes) un DIU de « sexologie clinique ». « C’est une formation qui s’échelonne sur trois années très denses, qui implique des recherches, nécessite un examen annuel permettant l’accès à l’année suivante, se conclut par un examen national de fin de cursus et la production d’un mémoire, explique Nicolas Cesson, infirmier sexologue, président de l’Observatoire francophone de la sexologie. Mais c’est, à ce jour, la seule formation nationale avec un programme commun ». Les infirmières sont encore très minoritaires dans les DIU. « Il faut être très motivée, mais c’est très intéressant », souligne Carine Jego, une des premières à avoir suivi cet enseignement à la faculté de Rouen (lire p. 25). « Il y a des cours d’anatomie, de physiologie, de pharmacologie, de prise en charge, témoigne Marie Frugier, actuellement en formation à Paris-Cité (lire p. 27). C’est dense mais l’investissement en vaut la peine. » Il existe, par ailleurs, un grand nombre de formations en sexologie dans des écoles privées, comme l’Institut de sexologie créé par Jacques Waynberg en 1977. « L’enseignement est bon et très constructif car il aborde la question par de multiples aspects », estime Nadia Flicourt, qui a été son élève et qui dispense des formations continues sur le thème de la santé sexuelle. Toutes les écoles privées ne se valent pas pour autant et certaines peuvent porter des risques de déviances, mettent en garde les infirmiers sexologues.

Actuellement, on compterait ainsi entre 150 et 200 infirmiers parmi quelques milliers de sexologues exerçant en France, un titre qui n’est absolument pas reconnu, ni protégé par l’Ordre infirmier. La qualification « d’infirmier sexothérapeute » ne l’est pas davantage. Et la « sexothérapie » ne fait pas partie du décret de compétences des infirmiers, a répondu son service juridique à ceux souhaitant poser une plaque en libéral. Jusqu’à présent, à chaque fois qu’elles ont été interrogées, les instances ordinales ont toujours répondu qu’il n’était pas possible d’exercer la profession d’infirmier diplômé d’État libéral (Idel) et celle de sexologue au même endroit, ni dans la même ville. Il est également prohibé de faire de la publicité de l’une des activités pour l’autre, et les deux fonctions ne doivent pas figurer sur une même carte de visite ou une même plaque. En pratique, les infirmières qui exercent la sexologie le font comme activité secondaire en utilisant le statut d’autoentrepreneur, poursuivant le plus souvent une activité principale salariée dans une autre ville. « La pratique de la sexologie, c’est un peu le Far West en France, déplore Nicolas Cesson. Il y a, d’un côté, des gens qui ne sont pas du tout formés et qui peuvent poser une plaque sans aucun contrôle faute de structuration juridique de la profession, et, de l’autre, des professionnels de santé très bien formés, comme les infirmiers, qui vont avoir de grandes difficultés à travailler. »

Une préoccupation pour la jeune génération

Le sujet du mémoire de fin d’études récompensé en 2022 par un prix du Comité d’entente des formations infirmières et cadres (Cefiec) n’est pas banal. C’est à « la santé sexuelle et la stimulation clitoridienne », notamment lors de l’accouchement, que Cassandra Herbin, étudiante à l’Institut de formation en soins infirmiers (Ifsi) du centre hospitalier d’Épernay, a consacré son travail. Désormais installée au Québec, elle souligne que, de nos jours, la santé sexuelle est encore abordée uniquement « de manière médicale » par la physiologie de l’appareil reproducteur et les infections sexuellement transmissibles (IST). « Cela reste des cours très théoriques et on ne se soucie jamais de la façon dont on aura à aborder ces questions avec nos patients, regrette-t-elle. Nous avons pourtant des enseignements consacrés à l’éducation à la santé, mais on n’y parle pas d’éducation sexuelle alors que c’est très important. » Pendant les travaux de recherche pour son mémoire, elle s’est interrogée sur la permanence des tabous. « D’après les témoignages que j’ai pu recueillir, il est ressorti que les infirmières pensent que la santé sexuelle n’est pas une priorité, raconte-t-elle. Mais je crois que c’est surtout notre culture qui fait qu’il y a une gêne à aborder le sujet avec les patients. »

En psychiatrie où elle exerce actuellement, « les traitements entraînent des troubles de la libido, voire de l’impuissance, et beaucoup de patients aimeraient en parler mais n’osent pas, par peur d’être jugés ou incompris », illustre-t-elle.

À l’Ifsi, une de ses formatrices s’est montrée très ouverte à sa proposition de recherche, tandis que d’autres étaient plus réservées, estimant notamment difficile « de trouver des informations scientifiques » et que « les freins seraient nombreux pour engager le sujet avec les professionnels ». « Dans mon mémoire, j’aborde la stimulation clitoridienne comme pratique thérapeutique pour diminuer les douleurs, décrit-elle. Mon but est de comprendre pourquoi on ne voulait pas aborder ce sujet et pourquoi on avait autant de difficultés à faire des recherches dessus. » Et finalement, son sujet a agi comme un révélateur des réticences et des tabous dans la profession. En même temps, « on se rend compte aussi qu’il y a de plus en plus de recherches sur la santé sexuelle autrement que par le biais des pathologies », se réjouitelle. Comme un élément de la santé globale des individus.