Si, du côté des médecins, la télémédecine a pris son essor au moment de la crise sanitaire, chez les infirmières libérales la pratique prend un peu plus de temps à être adoptée. Acculturation, formation et « protocolisation » font partie des étapes à franchir.
Depuis la publication de l’avenant 9 à la convention nationale des infirmiers de mars 2023, le télésoin pour les pansements (5,04 euros), la téléexpertise (10 euros) et la téléconsultation assistée (entre 10 et 15 euros) sont rémunérés pour les infirmières libérales (Idel) qui y ont recours. Pour autant, « à ce jour, nous en sommes vraiment aux prémices des usages de la télémédecine par les Idel », constate Jean-Pierre Issartel, conseiller en stratégie e-santé, affaires publiques et relations institutionnelles, ancien vice-président de la Fédération des éditeurs d’informatique médicale et paramédicale ambulatoire (Feima), collège des paramédicaux. Pour le moment, le recours à ces outils relève davantage d’initiatives locales portées par les professionnels de santé en exercice coordonné du type maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP) ou communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS). Pourtant, face à la désertification médicale, les Idel auraient un réel intérêt à s’engager dans cette voie, notamment pour favoriser l’accès aux soins des patients qui en sont éloignés. « Pour ceux qui rencontrent des difficultés à se déplacer, elles peuvent les assister dans l’organisation d’une consultation à distance, avec un médecin traitant ou un spécialiste », donne en exemple Jean-Pierre Issartel. Ce genre d’acte participerait aussi à une montée en compétences des Idel. « Le numérique présente des avantages puisqu’il permet une coordination sécurisée des professionnels de santé et apporte de la visibilité aux infirmières de famille », soutient Christophe Barcelo, Idel, président de l’union régionale des professionnels de santé (URPS) infirmiers Provence-Alpes-Côte d’Azur.
Pour autant, dans la pratique, plusieurs freins empêchent encore le plein essor de ces actes, à commencer par l’acculturation aux outils. « Désormais, les étudiants en santé suivent un module sur la télémédecine et les organismes de formation l’ont désormais intégrée dans leur cadre de formation continue », rappelle Jean-Pierre Issartel. Mais les professionnels de santé actuellement en exercice n’en ont pas bénéficié et peuvent se sentir dépassés ou pas concernés, eux qui gèrent déjà des problèmes d’organisation alors qu’ils sont débordés. « Qui dit télésanté, dit nouvelle technologie, informatique et une appropriation qui peut prendre du temps, conçoit-il. De plus, pour les Idel, l’informatique est surtout associée à la gestion du cabinet et à la facturation, et non aux soins. » Se greffent aussi les problématiques d’interopérabilité entre les outils informatiques des professionnels de santé impliqués, loin d’être une légende et qui peuvent représenter un frein à l’usage. Pour autant, les éditeurs de logiciel ont à cœur d’apporter des solutions à leurs clients, mais « ils reçoivent peu de demandes de la part des paramédicaux en général, et des Idel en particulier », pointe Jean-Pierre Issartel. Ceux qui proposent des solutions aux membres des CPTS ont, dans ce domaine, un temps d’avance, car elles sont généralement déjà multiprofessionnelles. « Nous pouvons donc supposer que le déploiement de la télémédecine va davantage commencer via les organisations interprofessionnelles », estime le conseiller en stratégie e-santé.
Pour encourager les Idel à se saisir de ces outils, l’URPS infirmiers Provence-Alpes-Côte d’Azur a décidé de proposer sa solution de téléconsultation assistée, en lien avec l’URPS médecins, accessible gratuitement aux professionnels de santé du territoire en raison de leur cotisation à l’instance. Officiellement lancée le 15 avril pour les Idel de la région, la solution Extelib a d’abord été utilisée par les médecins pendant la période Covid. « Le succès a été relativement mitigé car ils devaient passer trop de temps, selon eux, à expliquer le fonctionnement aux patients », rapporte Christophe Barcelo. En parallèle, les Idel sont de plus en plus nombreuses à constater des ruptures de parcours chez leurs patients dépendants ne pouvant plus se déplacer. « Nos deux URPS ont alors imaginé que pour ces patients et ceux en affection de longue durée (ALD), nous pouvions déployer la téléconsultation assistée », indique-t-il, avant d’ajouter : « Nous avons pensé la solution dans le cadre d’une coordination entre un médecin et un infirmier pour la prise en charge du patient. » Dans les cas où le médecin traitant n’est pas disponible ou si le patient n’en dispose pas, Extelib peut envoyer une notification aux médecins du territoire pour une demande de mise en relation. Avec cette solution, l’Idel acquiert une forme de reconnaissance et de visibilité car, ainsi, elle est référencée comme faisant partie de l’équipe de coordination du patient. L’équipe de l’URPS prévoit d’organiser des rencontres en région pour expliquer l’outil et y faire adhérer les Idel. Elle travaille aussi avec le centre d’innovation en usage en santé (Cius) pour trouver des stéthoscopes connectés en Bluetooth, compatibles avec Extelib, en sachant que le conseil régional a voté un budget de 40 000 euros pour le financement de l’expérimentation.
En Ariège, cinq Idel confrontés à la désertification médicale ont débuté, en 2022, une réflexion sur la télémédecine. Avant de se lancer dans l’aventure du numérique, ces professionnels de santé ont effectué un diagnostic du territoire afin de se questionner sur les besoins et élaborer un protocole d’usage. L’objectif était aussi de s’interroger sur les ressources logistiques, médicales et humaines à leur disposition. « Dans notre représentation, il est nécessaire de développer la télémédecine dans le cadre d’un parcours coordonné entre le médecin, le patient et l’infirmier, insiste Christelle Repond, l’une des Idel. Car notre finalité est de garantir la continuité des soins chez les patients ne pouvant plus se déplacer. » Pour poursuivre leur réflexion, les Idel ont répondu à un appel à projet de l’URPS Occitanie en mars 2023, qui les a subventionnés pour ce temps d’ingénierie infirmier, « incontournable pour construire un protocole solide à déployer en ville et pour plus tard construire le lien ville-hôpital », soutient Laurent Chaubet, l’un des infirmiers. L’URPS a accepté de leur attribuer un financement supplémentaire adossé à l’acte de téléconsultation assisté, lors de sa mise en œuvre. « Dans le cadre de la télémédecine, notre rôle de coordination et de sécurisation de la prise en charge est valorisé », estime-t-il. Elle représente une possibilité de mobiliser le rôle clinique de l’infirmier avec le recueil de données auprès des patients, afin de solliciter le praticien pour une téléexpertise. Il peut ainsi le questionner et décider de l’intérêt de programmer une téléconsultation assistée. Lorsque le protocole a été élaboré, les Idel se sont tournés vers leur CPTS Ariège-Pyrénées, qui a choisi un outil de téléexpertise et de téléconsultation pour le territoire. À présent, la téléexpertise est opérationnelle mais la téléconsultation assistée se heurte à quelques freins techniques. « Nous rencontrons aussi un besoin d’acculturation de la profession, qui doit se former et travailler sur les changements d’habitudes », souligne Christelle Repond. De même qu’il faut mobiliser les médecins. Lorsque la télé consultation assistée sera opérationnelle, « nous commencerons par la déployer auprès des praticiens de nos territoires avant de voir plus large », fait-elle savoir.
Également confrontée à cette problématique de désertification médicale, Magalie Abdallah, Idel à Montmorillon (Vienne), propose, avec une consœur, depuis septembre 2023, une solution de télé consultation via une plateforme de télémédecine. « En raison des départs de généralistes, non remplacés, de nombreux patients vieillissants sont sans médecin traitant, explique-t-elle. Avec ma collègue, nous avons réfléchi à une solution et la téléconsultation nous a paru être la bonne. » La question a été abordée avec les acteurs de la CPTS, mais en raison des délais de mise en œuvre, les Idel ont décidé d’agir. Elles ont donc trouvé une plateforme, Medeo Care, qui propose une tablette, un stéthoscope et un otoscope connectés. « Nous avons accès à des créneaux de téléconsultation avec un cabinet de médecins parisiens et avec un médecin dans l’Ain, qui accepte de devenir médecin traitant », indique Magalie Abdallah, précisant privilégier ce dernier pour les patients atteints de maladies chroniques. « Avec cette solution, nous pourrions bénéficier de rendez-vous avec des médecins du secteur mais aucun ne se manifeste », déplore-t-elle, spécifiant qu’elles préféreraient exercer dans le cadre d’un parcours coordonné. La solution est proposée à la patientèle habituelle des Idel mais aussi à des patients venant exclusivement pour des renouvellements d’ordonnance. Les deux Idel les accompagnent s’ils le souhaitent, dans le cadre d’une téléconsultation assistée. La solution est aux frais du cabinet, mais le forfait d’aide à la modernisation et à l’informatisation du cabinet professionnel (Fami) couvre une partie de l’investissement. « Nous avons pris un abonnement sur deux ans à 160 euros par mois, précise l’infirmière. Nous proposons cette solution de téléconsultation non pas pour gagner de l’argent, mais pour rendre service aux patients. »
Lydie Canipel, infirmière, consultante en e-santé, past-présidente de la Société française de santé digitale (SFSD)
« Aujourd’hui, les freins liés au déploiement de la télémédecine sont principalement dans la tête des professionnels. Notre système de santé doit être repensé, tout comme les parcours des patients. Mais la plupart des soignants en exercice n’ont pas été formés au parcours coordonné et alterné. Il faudrait que les médecins, les infirmiers et leurs patients décident ensemble des moments où l’acte doit être réalisé à distance et les cas où il doit être réalisé en présentiel. Les soignants doivent changer leur perception des soins. D’ailleurs, les patients se sont déjà saisis de cette opportunité en sollicitant les plateformes. Pourtant, elles ne représentent pas les solutions idéales puisque la prise en charge se fait en dehors du parcours de soins coordonné, qui doit cependant être privilégié. La formation des soignants devrait permettre le déploiement de la télémédecine. »