L'infirmière n° 048 du 01/09/2024

 

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FEUILLE DE ROUTE

Adrien Renaud  

Élue présidente de l’Ordre national des infirmiers en avril pour une durée de trois ans, Sylvaine Mazière-Tauran dévoile, pour L’Infirmièr.e, ses ambitions pour la profession : reconnaissance, pratique avancée, spécialités…

Avant de parler de vos projets concernant la profession infirmière, pouvez-vous retracer votre parcours personnel ?

Sylvaine Mazière-Tauran : J’ai commencé par exercer comme infirmière, notamment en réanimation, avant d’occuper la fonction d’infirmière anesthésiste. J’ai effectué les 20 premières années de ma carrière dans la fonction publique hospitalière, puis je suis retournée à l’université, à Lyon 3, pour me former en management, ce qui m’a permis de travailler dans différentes structures, notamment dans le secteur associatif. J’ai eu une expérience de directeur des soins dans un important service d’hospitalisation à domicile, j’ai travaillé en gérontologie, en chirurgie, et j’ai terminé ma carrière en tant que directrice des soins d’un établissement privé de la région lyonnaise.

Vous avez donc travaillé à la fois dans le public, le privé non lucratif et en clinique…

S. M-T. : Exactement. J’ai connu tous les types de statuts hospitaliers. J’ai par ailleurs une expérience en tant qu’expert visiteur à la HAS [Haute autorité de santé, NDLR]. Ma carrière m’a également amenée, notamment en hospitalisation à domicile, à mener des travaux de recherche.

Comment vous êtes-vous engagée auprès de l’Ordre infirmier ?

S. M-T. : Je me suis inscrite à l’Ordre dans les deux ou trois années qui ont suivi sa création, et je me suis investie dans son fonctionnement à partir de 2014, essentiellement au niveau départemental et régional. J’ai été présidente du conseil régional pour la région Auvergne-Rhône-Alpes, et en 2020, j’ai été élue au Conseil national, au sein duquel j’ai occupé la fonction de secrétaire générale lors de la précédente mandature. J’ai ensuite présenté ma candidature au poste de présidente lors des dernières élections.

En quoi cet engagement ordinal avait-il du sens pour vous ?

S. M-T. : Je me suis rendu compte très tôt qu’au sein des différentes instances, notamment à la HAS, à la Fehap [Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne, qui défend les intérêts des hôpitaux privés à but non lucratif, NDLR], ou encore à l’ARS [Agence régionale de santé, NDLR], les médecins parlaient souvent au nom des infirmières. Je me souviens notamment d’une réunion au ministère de la Santé où l’on travaillait sur la chimiothérapie à domicile, au cours de laquelle des médecins nous expliquaient comment nous y prendre. Or, je n’ai jamais vu un médecin faire de chimiothérapie à domicile, ce sont les infirmières qui s’en chargent ! Nous n’avons longtemps eu aucune parole pour nous représenter nous-mêmes. La création de l’Ordre s’inscrivait pour moi dans ce mouvement qui permettait aux infirmières de dire ce qu’était leur profession, ce qu’elles pouvaient faire.

Cette vision de l’Ordre n’est toujours pas partagée par l’ensemble de la profession, dont une partie refuse de s’inscrire malgré l’obligation légale de le faire. Que dites-vous à ces infirmières ?

S. M-T. : Je trouve qu’il est dommage qu’on n’ait pas réussi à leur faire comprendre l’intérêt de cet Ordre. Je pense qu’il est important qu’elles entendent ce constat simple : nous sommes des infirmières qui « pensent », et pas seulement des infirmières qui « pansent ». Et parce que nous pensons, nous sommes capables de dire, par et pour nous-mêmes, ce qu’il est nécessaire de faire pour la profession, dans l’intérêt du patient et de la qualité des soins. Par ailleurs, ces infirmières qui ne sont pas inscrites n’ont peut-être pas conscience de participer à l’impossibilité, à l’heure actuelle, d’avoir des données fiables sur la démographie infirmière, et que cela nous pénalise : sans vision claire de la profession, la politique de formation, par exemple, ne peut pas être adaptée. L’Ordre, qui représente l’unité de la profession, permet également de porter une voix, de faire reconnaître nos compétences, notre capacité à apporter au patient notre raisonnement clinique, notre consultation infirmière… En un mot, notre contribution au système de santé. Enfin, l’Ordre est aussi un système d’entraide, d’accompagnement en cas de violence, de difficultés, ce qui est un versant de notre action encore trop peu connu de nos consœurs et de nos confrères. Notons toutefois que ces infirmières qui refusent l’Ordre sont de moins en moins nombreuses, nous avons 540 000 inscrits, nous progressons de 5 à 10 % par an et nous arriverons bientôt à l’exhaustivité.

On dit souvent que l’Ordre doit aider les infirmières à monter en compétence, qu’en pensez-vous ?

S. M-T. : Il ne faut pas les faire monter en compétence. Les compétences, les infirmières les ont déjà, l’enjeu est de les faire reconnaître. Les infirmières sont capables de conduire des raisonnements cliniques, de poser des diagnostics infirmiers, de coordonner les prises en charge, de guider les patients dans leur parcours… La compétence existe, elle doit être reconnue de manière formalisée. C’est ce manque de reconnaissance qui cause l’impatience des infirmières vis-à-vis des politiques. Nous avons montré pendant la crise sanitaire à quel point nous étions capables de réagir, d’accompagner… À domicile, dans les établissements, les infirmières ont contribué de façon extrêmement significative à la sauvegarde de la population, et pourtant, elles continuent à ne pas être reconnues.

Comment devrait se traduire, concrètement, la reconnaissance que vous appelez de vos vœux ?

S. M-T. : Cela passerait par exemple par la pleine reconnaissance pour une infirmière de sa capacité à vacciner, ou encore à déterminer la manière de traiter une plaie. Actuellement, nous sommes obligées d’attendre qu’un médecin vienne pour faire un pansement, alors que la plupart du temps, nous savons lequel il faut faire. Nous continuons à dépendre de l’ordonnance du généraliste. De même, quand une personne âgée a besoin d’un accompagnement pour regagner en autonomie - ce qui fait partie de notre rôle propre -, pourquoi devons-nous attendre une prescription médicale pour établir le projet de soins ? Cette reconnaissance doit également être celle de nos compétences de recherche, d’organisation de la prise en charge des patients et de leurs parcours.

Des travaux avaient été entamés en vue de cette reconnaissance, mais les bouleversements politiques actuels ont mis un coup d’arrêt à leur élaboration. Quelle est votre stratégie pour les remettre à l’ouvrage ?

S. M-T. : Ce sera une stratégie de lobbying auprès de toutes les parties prenantes, qu’il s’agisse du nouveau gouvernement ou de la nouvelle Assemblée nationale. Nous allons devoir recommencer le travail.

Faudra-t-il tout reprendre à zéro ?

S. M-T. : D’une certaine façon, oui. Des textes ont été préparés par l’administration centrale, mais il va falloir convaincre les nouveaux décideurs de leur validité, et de la nécessité de les soumettre au vote de l’Assemblée. Il s’agit d’une question de priorité : le gouvernement considère-t-il que l’accès aux soins et la prise en charge des patients doivent primer ?

Étant donné le temps et les moyens investis dans cette refondation de la profession, n’avez-vous pas l’impression d’assister à un immense gâchis ?

S. M-T. : Énormément de temps a été perdu : cela fait quatre ans que ça dure, cinq ministres se sont succédé depuis le lancement de ces travaux…

Vous parliez d’unité de la profession, mais celle-ci est aussi traversée par des tensions, par exemple entre les spécialités qui réclament d’être reconnues comme Infirmières en pratique avancée (IPA), et les IPA qui soulignent la spécificité de leur exercice…

S. M-T. : Le Conseil de l’Ordre a déjà pris position sur ce sujet en considérant que les spécialités pouvaient, du fait de leur niveau master, être reconnues comme exerçant en pratique avancée. Cette position reste valable tant que le Conseil n’a pas voté le contraire. Les spécialités exigent un parcours de formation qui leur permet de mettre au service des patients des compétences spécifiques qui doivent être reconnues, nous soutenons donc leurs demandes. Chaque mode d’exercice a son importance dans le système de santé, chacun a ses problématiques propres et en tant qu’Ordre, nous soutenons l’ensemble des professionnels qui exercent le métier d’infirmier.

En dehors de l’encadrement, de la pratique avancée et des spécialités, quelles sont les perspectives d’évolution que la profession doit, selon vous, offrir à ses membres ?

S. M-T. : Ces perspectives passent notamment par « l’universitarisation » et par la possibilité de faire de la recherche. Il faut ouvrir davantage de départements de recherche dans nos universités, trop d’infirmières doivent encore partir à l’étranger pour suivre et valider des doctorats.

Mais toutes les infirmières ne souhaitent pas forcément faire de la recherche…

S. M-T. : Bien sûr, mais nous avons suffisamment de modalités d’évolution différentes pour que chacun y trouve son compte. Certains vont préférer exercer le métier socle et en changer plusieurs fois, d’autres vont se diriger vers la recherche, l’enseignement, la pratique avancée, les spécialités, les modes d’exercice spécifiques telles que la santé scolaire ou la santé au travail. Notre profession permet d’exercer cent métiers en une seule vie, elle ne manque pas de perspectives d’évolution. En revanche, il faut donner aux infirmières la possibilité de s’orienter vers les évolutions qu’elles souhaitent, et que celles-ci soient valorisées et reconnues. Et j’ajoute, bien qu’il ne s’agisse pas d’un domaine de compétence ordinal, que la rémunération des infirmières françaises n’est toujours pas à la hauteur de celle des infirmières européennes.

La richesse de l’exercice que vous décrivez ne contraste-t-elle pas avec le manque d’attractivité de la profession qu’on déplore si souvent ?

S. M-T. : Améliorer l’attractivité passe par l’amélioration des conditions dans lesquelles les infirmières expriment leurs compétences. Au domicile comme à l’hôpital, elles souffrent de n’avoir pas le temps de se consacrer aux soins relationnels, à l’accompagnement et à l’éducation thérapeutique dont elles sont capables. L’amélioration de l’attractivité nécessite donc la mise en œuvre de ratios de patients par infirmier : nous sommes l’un des pays européens où les infirmières ont le plus de patients à soigner. Or, on ne peut pas exercer de la même manière quand on a huit patients que lorsqu’on en a douze ou quinze. Cela génère cette impression de ne pas pouvoir exercer ses compétences correctement, et c’est le plus grand frein à l’attractivité.

Des accusations de pressions diverses ont émaillé la fin du mandat de votre prédécesseur… Comment cela affecte-t-il le début du vôtre ?

S. M-T. : Je regarde toujours devant moi, jamais derrière. Les infirmières attendent des changements profonds, et je me suis présentée à la présidence parce que je souhaitais participer à l’amélioration de ma profession et du fonctionnement de mon Ordre. Ce qui s’est passé avant n’est pas le plus important, ce qui compte, c’est ce que nous allons mettre en œuvre.

Si l’on se projette à la fin de votre mandat, que souhaiteriez-vous avoir accompli ?

S. M-T. : Si je parviens à obtenir que tous les textes refondant la profession d’infirmier soient publiés, ce serait déjà une grande réussite. Je souhaite également que notre Ordre atteigne l’exhaustivité de l’inscription des professionnels, que ceux-ci se reconnaissent en nous, qu’ils comprennent que nous sommes à leur service. Cela passe notamment par une amélioration de notre fonctionnement pour être plus près des territoires, avec nos élus départementaux qui consacrent beaucoup de leur énergie à cette tâche.

Et à un niveau plus personnel, vous qui étiez une retraitée, certes active, mais retraitée tout de même, comment vous préparez-vous à ces trois années qui promettent d’être intenses ?

S. M-T. : J’étais déjà une retraitée très active, et j’ai dû renoncer à certaines activités, notamment en tant que bénévole à la Ligue contre le cancer. Mais comme beaucoup de retraités, je pense qu’il est important d’avoir une utilité sociale. Présider cet Ordre, pour moi, c’est continuer à m’investir pour ma profession, mes confrères, mes consœurs, mes concitoyens… Je suis plutôt une femme engagée par nature, cela correspond à ma vision de la vie.

Sylvaine Mazière-Tauran, présidente de l’Ordre national des infirmiers.