L'infirmière n° 048 du 01/09/2024

 

ACTUALITÉS

RÉFLEXIONS

Anne-Lise Favier  

Neuropsychiatre, Boris Cyrulnik explique l’importance du relationnel dans le « prendre soin ». Fidèle au concept de résilience qu’il a contribué à populariser, il en délivre certaines clés pour que se mette en place un nouveau projet de soins. Et, à cette occasion, nous partage son humble position sur le débat autour de la fin de vie.

Dans un ouvrage récent que vous avez préfacé(1), vous évoquez la relation d’aide qui s’instaure entre le soignant et le soigné, jusqu’à parler d’un effet rétroactif : pouvez-vous nous expliquer ce dont il s’agit et nous livrer votre vision de ce qu’est le « prendre soin » ?

Boris Cyrulnik : Beaucoup de personnes - et surtout des femmes - sont attirées par les métiers du « prendre soin », par ces fonctions, même quand il n’y a pas de maladie… Cela peut se manifester sous diverses formes. On peut, par exemple, prendre soin des autres dans l’éducation, en s’occupant d’un enfant, en prenant en charge un blessé, on peut aussi veiller sur une personne âgée qui devient plus vulnérable. Concernant la rétroaction, voici comment j’interprète les choses : quand on mène des enquêtes portant sur l’épuisement, on constate que, dans les services d’urgences où le personnel est fatigué et stressé, le nombre de dépressions est paradoxalement peu élevé. En revanche, quand on observe ce qu’il se passe dans les services de maladies chroniques, d’oncologie ou même de gériatrie, ce nombre explose et concerne jusqu’à 50 % du personnel. Cela peut s’expliquer par le fait que dans les services d’urgences, les soignants se remettent très vite car ils se sentent utiles en rencontrant souvent des succès. Prenez le cas de la réanimation : elle a fait des progrès fantastiques et les réanimateurs - infirmières et médecins - sont satisfaits de leur travail, même s’ils sont épuisés physiquement. Ce qui provoque la dépression, ce n’est pas la fatigue ou le stress, c’est l’absence de rétroaction, celle qui fait dire : « Cela valait la peine que je me fatigue, que je stresse parce que ce malade est bien soigné. » Cette rétroaction est indispensable pour le soignant.

Les soignants sont parfois tiraillés entre prendre soin et s’adapter : comment peuvent-ils composer avec certaines injonctions paradoxales, comme celle de faire aussi bien avec moins de temps et moins de moyens ?

B.C. : J’ai connu l’époque où il y avait de la paille dans les hôpitaux psychiatriques ! Le budget était tellement réduit - au mépris des malades et des soignants - qu’il n’y avait pas assez d’argent pour acheter des lits. J’ai vu ça ! Malgré ces conditions d’existence et de soins dégradées, cela ne provoquait pas de dépression, parce que nous avions une représentation du soin qui était celle de l’amélioration et de la guérison. Quelques années plus tard, on a cru - j’ai cru - qu’avec les médicaments, la psychanalyse, les réformes, on allait prendre soin de tout le monde. Les défenseurs des médicaments soutenaient qu’on allait pouvoir soigner toutes les maladies, ce qui, bien sûr, était abusif. Alors certes, même si, à présent, on soigne mieux et on guérit beaucoup - 50 % des schizophrènes sortent des hôpitaux psychiatriques sans médicaments et sont suivis en ville, certains patients se rééquilibrent, etc. -, il n’y a jamais eu autant de dépressions chez les jeunes internes en psychiatrie. Nombre d’entre eux démissionnent au cours de la deuxième année d’internat parce qu’ils se trouvent face à un constat désespéré : ils ne sont pas mus par cette croyance que nous avions de tout guérir. Les soignants, médecins, psychologues, infirmières, ergothérapeutes ont pourtant de manière conséquente, et avec succès, amélioré la prise en charge des patients, mais cela n’empêche malheureusement pas l’augmentation des dépressions d’épuisement.

Donc, pour vous, le problème que connaît le système de santé ne vient pas d’un manque de moyens, mais d’une espèce de désillusion des soignants ?

B.C. : On souffre d’un manque de moyens, c’est évident, puisque lorsqu’il n’y a pas assez d’infirmières ou d’infirmiers en hôpital psychiatrique, on les remplace par un excès de médicaments. Mais disposer de moyens ne suffit pas, il faut aussi avoir un projet. Aujourd’hui, non seulement les jeunes manquent de moyens mais en plus, ils n’ont pas de projet. Je viens de recevoir un livre(2) auquel j’ai participé sur la manière de penser la nouvelle psychiatrie, en reconsidérant les soins de manière totalement différente. Si les moyens sont nécessaires, ils ne sont pas suffisants, et il faudra mettre en place un nouveau projet de soins. À partir de là, il y aura moins de dépression chez les soignants.

Vous avez popularisé le concept de résilience, que l’on transpose dans de nombreux domaines, y compris celui du soin. On parle de résilience du soignant, mais aussi du système de santé : que renferme, selon vous, ce terme dans ce contexte ?

B.C. : Tous les mots scientifiques sont abusivement employés, il y a eu une dérive sémantique des concepts scientifiques et, comme la résilience est un concept scientifique, elle n’est pas épargnée par cette tendance. Prenez l’exemple de l’ADN : quand vous employez l’expression « c’est dans mon ADN », vous faites référence à quelque chose d’inscrit au plus profond de vous-même, d’immuable. Or, c’est un contresens puisque l’épigénétique démontre que l’ADN s’exprime de manière incroyablement différente selon les milieux. Tous les mots scientifiques dérivent, comme la résilience dérive ! La définition de la résilience est simple pour un soignant : c’est la reprise d’un neurodéveloppement après un traumatisme. Quand un soignant emploie ce mot, il sait de quoi il parle, c’est son métier. Citons le cas des adolescents : avec la pandémie, le confinement a provoqué une énorme augmentation des dépressions anxieuses au sein de cette population. Que faut-il faire pour relancer ces jeunes qui ont raté une période sensible du développement de leur cerveau ? Il faut retrouver des stimuli, pour déclencher un processus de reprise d’un nouveau développement après l’isolement qui est une grave agression neurologique. Dès qu’on réorganise l’entourage de ces enfants ou de ces adolescents blessés par l’isolement sensoriel, on constate que les neurones se remettent à fonctionner beaucoup plus vite, ce qui déclenche de nombreuses résiliences. Si, au contraire, on les maintient dans l’isolement, le risque de dépression augmente fortement.

Cette notion est-elle transposable au système de santé ? Peut-on le comparer aux « 40 voleurs en carence affective » dont il est question dans votre dernier ouvrage(3) ?

B.C. : Oui, c’est exactement ça : le terme de résilience est attribuable aux territoires, aux institutions. Or, les institutions de soins ont été traumatisées, il y a de moins en moins de jeunes qui s’orientent vers ces métiers car il y a de plus en plus de contraintes administratives. Beaucoup d’entre eux le disent : ils passent plus de temps à traiter des dossiers que des malades. Je reprends mon constat précédent : moins il y a de relations, plus il y a de médicaments. Ils sont parfois utiles, momentanément, mais si on en donne trop, et trop longtemps, ça provoque l’effet contraire. Je suis convaincu que si l’on veut un système de santé résilient, il faut l’ouvrir vers l’extérieur, y faire entrer d’autres profils que des soignants - les art-thérapeutes y ont déjà leur place - et ne pas considérer que les médicaments ou la psychanalyse vont tout régler. Si on ferme les hôpitaux, on va augmenter la violence des malades, et ainsi, démotiver les jeunes. Ce serait s’inscrire dans une spirale qui empêche la résilience de fonctionner.

Donc il faut ouvrir les hôpitaux et moins médicaliser certaines prises en charge ?

B.C. : Un grand nombre de rapports auxquels j’ai participé affirment que si l’on éradiquait les guerres - ce qui est facile à dire ! - et si on améliorait la psychoéducation, on éviterait un très grand nombre de problèmes qui n’ont pas besoin d’être médicalisés mais nécessitent, au contraire, d’être sécurisés par l’action, l’affection et les relations. Il faut donc, selon moi, améliorer le système éducatif, ce qu’ont fait les pays d’Europe du Nord. Les pays nordiques - Finlande, Danemark - ont réussi en dix ans à réduire de 40 % le nombre de suicides et presque fait disparaître ce que l’on appelle les psychopathes. Donc si on veut diminuer la consommation psychiatrique, il faut miser sur l’éducation, sécuriser les enfants et les stimuler, ce qui n’est pas fait dans notre culture, mais semble rencontrer un franc succès dans les pays d’Europe du Nord.

Je réitère l’idée que plus il y aura de relations, moins il y aura de médicaments. C’est une conviction que je suis prêt à défendre. Je pense que la relation - le scoutisme pour les ados, le sport de petit niveau, etc. - et l’organisation sociale permettront d’éviter la solitude qui abîme le cerveau. Le traitement devrait être culturel, il faudrait favoriser les interventions extrascolaires, extra-hospitalières, comme ça commence à se faire. C’est réalisable avec de petits budgets et cela donne d’excellents résultats, mais c’est hélas encore contesté. Et on continue à donner le pouvoir à l’administration, à la technique, au médicament, à la psychanalyse hégémonique… Tout ça est une question d’éducation et de culture : on ne réglera pas tout, mais on diminuera, à coup sûr, le nombre de consommations psychiatriques.

Dans le livre La Santé mentale en France, que j’évoquais plus haut et auquel j’ai participé, nous listons 114 réflexions et témoignages pour préparer une nouvelle psychiatrie. Les pistes consistent notamment à rassembler les métiers du soin qui doivent apprendre à se coordonner au lieu de s’opposer. Récemment encore, on mettait en rivalité psychiatres et psychologues qui travaillent en réalité très bien ensemble. On opposait également les psychanalystes et les biologistes qui, aujourd’hui, collaborent efficacement. Dans cette nouvelle psychiatrie, on trouvera des soignants mais aussi d’autres métiers, tels les éducateurs, les sportifs, toute une société à organiser pour limiter le problème psychiatrique. Ça ne reviendra pas plus cher que la psychiatrie d’enfermement qui, elle, coûte cher, puisqu’il faut enfermer les patients et leur prescrire des médicaments.

Vous avez travaillé sur la petite enfance avec, notamment, la mission sur les « 1 000 premiers jours ». Tout se joue-t-il pendant l’enfance ? Est-il possible de faire preuve de résilience à des âges plus avancés ?

B.C. : Je ne dis pas que tout se passe dans l’enfance, je dis que tout démarre dans l’enfance. Si on a acquis une bonne base à cette période, c’est déjà un bon départ dans la vie. Les enfants qui ont bénéficié de « 1 000 premiers jours » bienveillants sont nettement moins stressés que ceux qui ont subi un départ dans la vie compliqué. Le phénomène de résilience se déclenche plus facilement quand la base de départ a été bien stabilisée. Chez les personnes âgées, on observe de plus en plus de maladies d’Alzheimer, notamment parce qu’on vit plus longtemps - les femmes surtout - mais aussi parce que les conditions d’existence sont différentes. Depuis la découverte des télomères - découverte récompensée par un prix Nobel -, certaines études ont en effet démontré un lien entre stress, raccourcissement des télomères et augmentation de la maladie d’Alzheimer. Une vie paisible, sans stress, est bénéfique : les gens qui parviennent à contrôler leur stress dans la vie quotidienne font de « bons vieux », alors que ceux qui sont mal payés, qui exercent des métiers mal considérés, ou qui subissent des ruptures conjugales par exemple, voient leurs télomères raccourcis, ce qui les fait vieillir plus vite, avec davantage de risques de maladies neurodégénératives.

[La question suivante a été posée alors que les débats parlementaires sur la fin de vie étaient en cours de discussion, avant la dissolution de l’Assemblée nationale, le 09 juin dernier, NDLR]

Je souhaiterais maintenant aborder avec vous une question d’actualité, celle de la fin de vie, dont la loi est actuellement discutée par les parlementaires. Beaucoup de soignants s’opposent à cette loi car elle est contraire aux valeurs fondatrices de leur pratique : pour eux, donner la mort et prendre soin sont antinomiques. Comment percevez-vous ces dilemmes ?

B.C. : Je vais vous parler de ma petite expérience de praticien qui n’est pas celle d’une grande réflexion sur le sujet. J’ai été confronté à un patient en fin de vie qui souffrait de silicose - c’est une maladie terrible, où la personne s’asphyxie peu à peu. Le patient et sa famille, tous en souffrance, ont demandé une fin de vie mais le chef de service s’y est opposé au nom de l’argument que vous venez d’évoquer, « j’ai choisi un métier de soin, pas de donner la mort », et il a laissé ce patient souffrir pendant des mois. Plus récemment, il y a deux ans, en compagnie d’une collègue avec laquelle j’ai beaucoup travaillé en Belgique, où l’euthanasie est légale, j’ai pu me rendre compte à quel point ce droit était angoissant. Cette collègue souffrait de métastases, elle était sans famille et n’avait devant elle que la douleur pour horizon : elle a donc demandé - ce que la loi permet - à abréger ses souffrances. Le protocole était très encadré, pris en charge par deux médecins, avec lesquels elle avait pris rendez-vous pour mourir. Je m’en souviens précisément, c’était un lundi. Le jour prévu, l’un des deux médecins était absent, la loi ne pouvait donc s’appliquer et le moment de donner la mort a été retardé. Durant ces quelques jours d’attente, de vie supplémentaire, de sursis, l’anxiété était à son comble et quant à moi, je me suis retrouvé totalement désorienté. En conclusion, même si cette loi répond à un progrès logique, elle va aussi plonger ceux qui vont l’appliquer dans d’inéluctables interrogations psychologiques. Raison pour laquelle je comprends parfaitement les soignants qui considèrent que prendre soin n’est pas compatible avec le fait de donner la mort…

Vous êtes pourtant membre du comité d’honneur de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité… Pourquoi cette position ?

B.C. : À titre personnel, je pense que j’aimerais choisir la fin de ma vie : si j’étais dans une situation semblable à celle de mon amie… J’ai compris son choix. Personnellement, je ferais peut-être le même qu’elle mais je comprends aussi que le geste de la dernière injection puisse être considéré, par certains médecins et infirmières, comme contraire à leurs valeurs.

Cette loi souhaite aussi mettre l’accent sur les soins palliatifs, qui pourraient peut-être permettre à des personnes en fin de vie de ne pas demander un suicide assisté. Qu’en pensez-vous ?

B.C. : Déjà, je dois dire que la loi Leonetti est une bonne loi, qui nécessite peut-être quelques petits ajustements. Elle a le mérite d’éviter des choix douloureux. C’est un sujet très facilement idéologisé, on le constate dans la manière dont l’extrême droite s’en est emparée. Selon moi, il faut s’en remettre aux praticiens : Leonetti est médecin et les médecins qui ont pensé cette loi ont produit une bonne loi, qui permet, en France, de résoudre un grand nombre de problèmes sans culpabiliser les soignants.

En érigeant une loi autorisant l’aide à mourir, on fait passer la discussion à un niveau sociétal, alors qu’il semble que, souvent, les personnes favorables à un droit à mourir le sont à titre individuel, par rapport à une histoire personnelle. Qu’est-ce que cela dit de notre société ?

B.C. : Ce que vous dites, je le comprends, mais c’est tout aussi vrai pour la motivation à soigner : dans leur mission, la plupart des infirmières ou des médecins sont mus par un engagement personnel. Donner des soins, c’est lutter contre la mort. Mais parfois, s’il n’y a que douleur, souffrance, certains soignants vont considérer que donner la mort est une manière de lutter contre la souffrance. Le patient atteint de silicose dont je parlais précédemment considérait que mettre un terme à son existence était un autre moyen de se soigner ; en abrégeant sa souffrance. Évidemment, chaque cas est particulier et il est difficile de se positionner pour concevoir une loi qui englobe chaque situation. Pour autant, la loi Leonetti est, à mon avis, satisfaisante.

Références

  • 1. Hypnose médicale de la personne âgée pour les professionnels de santé en 43 notions, de Geneviève Perennou et Serge Sirvain, aux éditions Dunod.
  • 2. La Santé mentale en France, ouvrage collectif, sous la direction d’Aurélien Vautard et Florian Porta Benete, aux éditions LEH.
  • 3. Quarante voleurs en carence affective, de Boris Cyrulnik, aux éditions Odile Jacob.

Boris Cyrulnik, neuropsychiatre, directeur d’enseignement du DU d’éthologie humaine de l’université de Toulon, membre du comité d’honneur de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD).

Aux racines de la guerre

Les enfants en carence affective risquent de devenir des adultes violents. La parole humaine, source de créativité, engendre aussi l’horreur des guerres de croyance.

Comparant les animaux et les hommes, convoquant une somme inégalée de connaissances et d’expériences cliniques, Boris Cyrulnik nous fait ressentir et comprendre la violence du monde et les racines de la guerre.

Quarante voleurs en carence affective, de Boris Cyrulnik, Odile Jacob, 357 pages, 23,40 €.