QUAND LE CHANGEMENT FRAPPE À LA PORTE DES INFIRMIÈRES LIBÉRALES
EXERCICE LIBÉRAL
RECONVERSION
Lasses de l’isolement lié au mode d’exercice, de la baisse de leur niveau de vie, des difficultés relationnelles éventuelles avec leurs patients et/ou leurs consœurs, des infirmières libérales ont fait le choix de se reconvertir, soit dans les soins, soit dans un tout autre domaine. Comment s’y prendre pour changer de voie ?
64 % des infirmiers se disent insatisfaits de leur situation actuelle au sein de la profession (contre 26 % pour l’ensemble des salariés français), d’après une étude* portant sur le vécu des infirmiers dans le cadre de leur travail, menée en 2023 par l’IFOP pour le collectif Charlotte K, dédié à l’évolution professionnelle. L’insatisfaction est plus marquée chez les infirmiers ayant dix ans ou plus d’ancienneté dans le métier. De même que les célibataires et les infirmiers exerçant en libéral affichent un taux de satisfaction de 32 % (soit - 4 points par rapport à la moyenne des infirmiers), mettant ainsi en lumière l’impact d’une solitude plus marquée au travail ou dans la vie privée. En souffrance au travail, ils se sentent en majorité isolés (55 %), incompris (73 %), stressés (77 %), non reconnus (84 %) et fatigués (94 %). L’étude révèle toutefois que la relation qu’ils développent avec leurs patients et la possibilité de mettre l’humain au centre de leurs priorités leur permettent de « tenir ». Mais dans l’ensemble, les infirmiers portent un regard très critique sur leur profession : 6 sur 10 ne choisiraient plus ce métier, et parmi eux, 25 % ne le referaient « pas du tout ».
Parallèlement à cette étude, sur le terrain, face aux problématiques relationnelles et organisationnelles qu’elles rencontrent, les infirmières libérales (Idel) n’hésitent plus à entamer un processus de reconversion. Outre un ras-le-bol face au fonctionnement du système de santé, elles rencontrent également davantage de difficultés à faire face à l’isolement, à accepter les exigences de leurs patients ou à gérer les relations avec leurs collègues. « Elles sont nombreuses à évoquer le stress de trouver des remplaçants et de porter la responsabilité de la continuité des soins », explique Charlotte Kerbrat, ancienne infirmière, aujourd’hui coach en reconversion professionnelle, à la tête du collectif Charlotte K. Face à cette accumulation de problématiques, qui les empêchent de travailler dans un climat serein et en confiance, « elles ont l’impression de subir à la fois les inconvénients de l’entrepreneuriat et ceux du salariat en raison de leur relation avec leur Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM), donc d’être enfermées dans une prison dorée », ajoute-t-elle.
Pour autant, elles n’hésitent pas à affirmer « qu’elles adorent leur métier », pointe Aurélie Destenave Le Liard, également ancienne Idel, fondatrice de Sorella So Care, structure d’accompagnement dans la reconversion professionnelle. De même qu’elles affichent généralement une grande culpabilité à vouloir se reconvertir. Si certaines parlent de « tout plaquer » et de « quitter la blouse » finalement, « beaucoup, parmi elles, ne changent pas radicalement de profession », constate Charlotte Kerbrat, précisant que 60 % des infirmières qu’elle accompagne restent dans le métier. « Dans le cadre du coaching, nous mettons en avant les évolutions possibles au sein de l’exercice infirmier car souvent, derrière les maux dont elles nous font part, ce n’est pas tant le métier qu’elles n’aiment plus que la façon de l’exercer », observe-t-elle.
Les difficultés rencontrées par les infirmières qu’elles accompagnent, Aurélie Destenave Le Liard et Charlotte Kerbrat les ont toutes deux vécues, au point de vouloir s’investir dans l’aide à la reconversion, pour accompagner les infirmières. Généralement, le coaching débute par une première prise de contact, afin de faire le point sur la situation, leurs attentes, et s’assurer que ce désir de reconversion n’est pas le fruit d’une décision brusque et irréfléchie. « Lorsqu’elles sont trop épuisées, nous les orientons vers des partenaires, notamment l’association Soins aux professionnels de santé ou des psychologues, indique Charlotte Kerbrat. Nous déléguons car pour débuter un accompagnement, il faut être prêt. » Ensuite, chez Charlotte K, elles bénéficient de séances de coaching individuel menées par une psychologue ou une coach, certifiée et ancienne infirmière. Concernant la réflexion sur leur avenir, ce sont les infirmières elles-mêmes qui ouvrent le champ des possibles. « Nous les faisons cheminer pour qu’elles trouvent les clés afin de déterminer les contours de leur carrière professionnelle de manière autonome, explique Charlotte Kerbrat. Mais en amont, nous les accompagnons dans un important travail personnel. » « Lorsqu’elles sont perdues, mon but est de les recentrer sur elles, car généralement, c’est pour cette raison qu’elles n’ont pas d’idée de reconversion », constate Aurélie Destenave Le Liard. Après avoir exploré plusieurs options, elle les accompagne en travaillant sur les compétences transférables à d’autres métiers. « Progressivement, des pistes professionnelles émergent, souligne-t-elle. Elles vont alors les explorer au travers d’enquêtes métiers, une phase essentielle de cette démarche de reconversion car elle permet de se rendre compte que chaque profession possède ses avantages et ses inconvénients. » Pendant l’accompagnement, certaines Idel peuvent connaître un déclic dès la première heure, quand pour d’autres, cela prendra plus de temps pour trouver la nouvelle voie qui leur conviendra. Dans tous les cas, le bilan de compétences peut faire l’objet d’un crédit d’impôt pour formation. En cas de doute sur son exercice, se faire accompagner dans la réflexion peut être une bonne option pour retrouver sérénité professionnelle et personnelle.
*4 183 infirmiers ont répondu à l’enquête IFOP pour Charlotte K. Mars 2023.
Virginie Robert, ancienne Idel, aujourd’hui IDE en psychiatrie à Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône)
« Infirmière depuis 2000, j’ai exercé une dizaine d’années au CH d’Aix-en-Provence. Puis j’en ai eu assez du poids de la structure, de la hiérarchie. J’ai finalement démissionné pour m’installer en libéral avec une collègue, en 2009. Au regard de nos différentes compétences en diabétologie, en cancérologie, en maladies infectieuses, nous avons pu nouer des relations avec des structures d’Hospitalisation à domicile (HAD), des centres hospitaliers, et nous constituer une patientèle. Mais après 15 ans de libéral, nous avons constaté une baisse de nos revenus face à la hausse des charges. J’ai commencé à être lasse de l’isolement professionnel, de la pression de la sécurité sociale, de la précarité sociale associée. La mentalité des patients aussi a changé. Ils sont devenus plus agressifs. Finalement, j’ai décidé que je ne voulais plus vivre de cette manière. J’avais l’impression de tourner en rond, d’être en privation de liberté sans pouvoir lutter contre un système et l’exercice en équipe me manquait. Mais je ne savais pas comment m’y prendre pour changer. Vers quoi m’orienter après le libéral ? J’ai contacté des organismes d’aide à la reconversion professionnelle et je me suis fait accompagner par Sorella So Care. J’ai pris ma décision d’arrêter l’exercice libéral en septembre 2023 et j’ai vendu mon cabinet en avril 2024. Depuis, je travaille en psychiatrie. J’ai voulu retrouver mon statut de fonctionnaire, la sécurité de l’emploi, la possibilité d’exercer en équipe, de me former et de mener des projets personnels. Quant au choix de la psychiatrie, il est lié à ma manière de concevoir les soins. Je trouve qu’en France, nous scindons trop le somatique et le psychique. Je souhaite désormais une carrière qui reflète ce que je suis. Je ne veux plus d’une prise en charge pathologie par pathologie. Le bilan de compétences m’a permis de me remettre en question, de me redonner confiance et de gagner en motivation. »
Florent Régal, ancien Idel, futur installateur de la fibre optique, Cherbourg-en-Cotentin (Manche)
« Je suis devenu infirmier en 2004, remplaçant en libéral en 2010 et j’ai monté mon cabinet en 2011. À l’époque, je ressentais un ras-le-bol de la fonction publique, où j’ai exercé pendant 22 ans en tant que brancardier, aide-soignant, puis infirmier. Dans un premier temps, le libéral m’a vraiment plu : me rendre à domicile, exercer en autonomie… Le rapport aux patients aussi me plaisait davantage. En 2017, j’ai décidé de créer une association, Les infirmiers du Cotentin en colère, car de plus en plus d’Idel se voyaient réclamer des indus par notre CPAM, souvent en raison de la mauvaise rédaction des ordonnances par les médecins. Nous avons entamé un travail avec la CPAM pour une meilleure communication. Mais lorsqu’elle m’a réclamé 27 000 euros, je me suis enchaîné dans l’un de leurs bureaux. La somme est descendue à 15 000 euros. J’ai alors débuté une grève de la faim et j’ai obtenu gain de cause. Mais cela m’a dégoûté de la profession. J’avais le sentiment de ne plus soigner selon ma philosophie du soin. Avant d’être infirmier, j’avais déjà exercé de nombreux autres métiers, la reconversion ne me faisait pas peur. En tant que Cherbourgeois, j’ai toujours été attaché au port de plaisance. De fait, lorsque la municipalité a lancé un appel d’offres pour un local sur le port, j’y ai répondu et j’ai pu ouvrir mon bar-brasserie, après avoir revendu mon cabinet infirmier à ma femme. J’ai ouvert en mai 2021. J’ai appris à gérer mon stock, à démarcher les producteurs locaux. La période a été difficile, avec 85 heures de travail par semaine en moyenne, dans un contexte contraint par la crise sanitaire. Mais j’aimais ça, et le bar fonctionnait bien… jusqu’à ce que la collectivité entreprenne de grands travaux pour la mise en place d’un bus nouvelle génération. Pendant deux ans, Cherbourg a été fermée, engendrant de nombreux problèmes de circulation. Mon chiffre d’affaires s’est écroulé et début 2024, mon bar a été placé en liquidation judiciaire. En tant qu’indépendant, je n’ai eu droit à aucune aide. J’ai fait une très grosse dépression et j’ai demandé à être hospitalisé. J’ai cru que je n’allais pas me relever. À la sortie de l’hôpital, je me suis enfermé, je ne voulais plus voir personne. Puis mes proches ont pris soin de moi. Je me suis inscrit à France Travail et j’ai réfléchi à un métier. Finalement, vendredi dernier, une entreprise de sous-traitance dans la fibre optique a accepté de me prendre en CDI. Je rentre en formation la semaine prochaine pour trois mois ! »
Marine Moudden, ancienne Idel, aujourd’hui franchisée RNPC à La Tour-d’Aigues (Vaucluse)
« Je suis devenue infirmière à 27 ans et j’ai commencé mon exercice à l’hôpital avant de devenir infirmière de santé au travail en entreprise. J’ai exercé pendant dix ans en tant que salariée, mais dès le début, ce statut ne me convenait pas. Non pas que cela se passait mal, mais je ne voulais plus “appartenir” à quelqu’un, avoir à faire des concessions. J’ai donc quitté mon poste pour devenir infirmière libérale et m’installer à mon compte. Mais cette période a été très difficile. Le confort de vie, les horaires, les soins : rien ne me satisfaisait. Je pensais qu’en libéral, les patients et les familles nous respectaient, mais en réalité, nous leur sommes totalement corvéables. Avec mon cabinet, nous totalisions jusqu’à 70 passages par jour. Alors, certes, je gagnais bien ma vie, mais 12 jours par mois, je faisais des journées de 16 heures. Je ne voyais plus mes enfants. Finalement, la déconvenue a été extrêmement violente. J’ai été très déprimée, d’autant que je trouvais les soins en libéral inintéressants. Après six mois d’exercice, je savais que je ne pouvais pas continuer dans cette voie. Au cours d’un repas de famille, ma sœur, diététicienne, m’a parlé plus précisément de son travail au sein de la franchise du programme de Rééducation nutritionnelle et psycho-comportementale (RNPC)*. Son mari y travaille également. En cinq minutes, ma décision était prise. J’ai tenu encore six mois en libéral, le temps de monter ma société, de trouver un local et une diététicienne, et je me suis lancée. Je voulais rester dans les soins et cette solution m’a paru idéale. Je n’ai pas l’impression de trahir ma blouse car le programme s’adresse à des patients obèses à hauts risques cardiovasculaires, orientés par leur médecin. Je les encourage, j’étudie les bilans sanguins, les effets secondaires des traitements. Mon métier d’infirmière est une énorme valeur ajoutée. Concernant le développement de la franchise, nous sommes accompagnés par le franchiseur si nous le souhaitons, mais nous sommes libres de gérer notre entreprise à notre façon. J’ai ouvert en novembre 2022 et je n’ai aucun regret. Cette reconversion a changé ma vie, professionnellement et personnellement. Je revis ! »
Claire-Marie Collin, ancienne Idel, gérante d’un commerce en vrac à Soleymieux (Isère)
« J’ai eu mon diplôme d’infirmière en 2008, à Lyon. Après avoir travaillé à l’hôpital, j’ai souhaité changer de mode d’exercice, à la fois parce que j’avais acheté une maison et que, de ce fait, les trajets étaient plus longs, et parce que l’exercice à l’hôpital commençait à m’écœurer. J’ai découvert le libéral via une ancienne collègue et j’ai décidé de me lancer, d’abord en tant que remplaçante au sein de deux cabinets. Puis, après un an, en 2012, une équipe m’a proposé de devenir associée. J’y suis restée jusqu’en 2021. Au moment de la crise sanitaire, j’ai commencé à réfléchir à mon activité, à mes valeurs et je me suis rendu compte que je ne me retrouvais pas dans celles de mon équipe. Nous avions une vision différente des soins, sans parler des problèmes administratifs avec les mutuelles, l’Hospitalisation à domicile, et la pression de l’Assurance maladie. J’ai traversé une importante remise en question avec le besoin de changer d’activité, tout en ayant encore l’envie de prendre soin des gens. J’avais déjà une idée de reconversion, en lien avec mon mode de consommation. J’ai fait un bilan de compétences qui a confirmé mon choix : ouvrir une épicerie de vente en vrac. Il n’en existait pas vers chez moi. Après avoir vendu mes parts du cabinet, j’ai mis du temps à passer le cap d’ouvrir mon magasin. Je rencontrais des difficultés à me lancer seule. J’ai donc adhéré au réseau Vrac, qui m’a présenté une franchise bretonne dans le domaine. Elle m’a accompagnée mais a ensuite été placée en liquidation judiciaire. J’ai donc dû trouver un autre nom, une nouvelle charte graphique. J’ai finalement ouvert le 30 mai 2023, Le coin des colibris, une épicerie dans laquelle je vends notamment des produits alimentaires, des cosmétiques, de la droguerie, etc. Les premiers temps ont été un peu compliqués. Mais j’ai trouvé mon rythme. J’ai le soutien de mes proches et je suis parrainée par le réseau Initiative France. Je me suis aussi formée à l’entrepreneuriat, au commerce en vrac et à la réglementation sur l’hygiène. Le plus difficile, c’est la communication. Côté infirmier, le métier ne me manque pas, d’autant que je tisse un lien social avec les clients. Beaucoup connaissent mon histoire et me demandent des conseils. Finalement, je continue à prendre soin d’eux avec les produits que je vends. »