L'infirmière n° 049 du 01/10/2024

 

RECHERCHE

SANTÉ PUBLIQUE

Catherine Lefeuvre  

IPA, neurologie, centre mémoire ressource et recherche (CMRR), CHU d’Angers.

L’alcool est la substance psychoactive la plus accessible en France et la plus consommée par les aînés. Une revue de littérature dresse un état des lieux de sa consommation chez la personne âgée de plus de 65 ans ayant un « mésusage » sans dépendance. L’objectif ? Identifier les prises en charge et établir des parcours de soins spécifiques

CONTEXTE

La catégorie des plus de 65 ans représente à ce jour 12,5 millions d’individus. Ils seront plus de 22 millions en 2050. 26 % des 65-75 ans déclarent une consommation quotidienne d’alcool, plus de cinq jours par semaine, contraire aux recommandations. L’alcool constitue l’une des principales causes de mortalité évitables avec 41 000 décès en France chaque année et l’une des premières causes d’hospitalisation(1). Le « mésusage d’alcool » est un concept englobant tous les stades d’usage problématique d’alcool, depuis le comportement à risque jusqu’à la dépendance. Le passage de l’un à l’autre des types varie en fonction du niveau de consommation, et de ses éventuelles conséquences(2). Malgré de lourdes incidences physiques, psychologiques et sociales, les médias, les professionnels de santé, l’entourage se sentent souvent moins concernés par le risque d’alcool chez les personnes âgées (PA). Les pathologies, le degré d’autonomie variable, les conditions de vie parfois précaires, le tout associé à une consommation excessive d’alcool, complexifient la prise en charge, et mettent souvent les soignants et les aidants de l’hôpital ou du domicile en difficulté.

RÉSULTATS

Sur les cinq bases de données, 3 516 articles étaient proposés. Les étapes de sélection sont présentées dans le diagramme de flux selon les recommandations Prisma. L’application de filtres - notamment en lien avec la population d’étude, une restriction sur les dix dernières années, la disponibilité d’accès et les doublons - a exclu plus de 2 800 articles. Un tri par titres et résumés a réduit l’ensemble à 58 articles. La lecture intégrale en a retenu 28 pour notre sujet. Nous retrouvons 18 revues de littérature, trois études qualitatives, deux épidémiologiques, deux quantitatives et trois comparatives. La population d’étude cible les PA, les soignants, les médecins ou infirmiers, les aides à domicile ou infirmiers libéraux. Une seule étude s’intéresse au binôme médecins/ patients. 22 études ont été réalisées en Europe, dont 18 en France.

DISCUSSION

Place de l’alcool chez la personne âgée et ses conséquences

Cette revue de littérature confirme que le « mésusage d’alcool » chez la PA de plus de 65 ans est un problème de santé publique. Le nombre de PA qui boivent reste important, avec souvent une consommation au-delà des dernières recommandations(1). Deux tiers des plus de 65 ans ont un usage ancien, étalé mais quotidien(3). Pour le tiers restant, la consommation a souvent débuté après l’âge de 60 ans consécutivement à des changements de vie, tels la retraite, un deuil, un conjoint malade ou sa propre maladie. La consommation dépend de facteurs socio-économiques et sociodémographiques(4). L’alcool a une place ambivalente dans notre société. Source de richesse et de culture, favorisant la sociabilité, elle est aussi cause d’appauvrissement, physique, psychologique et social. Ne pas boire d’alcool devient vite un choix actif soumis à une certaine pression sociale(5). Les conséquences d’une consommation d’alcool prolongée, même à faible dose, sont durables et délétères pour la santé(6, 7). Les répercussions sont aiguës et chroniques. De nombreuses complications sont souvent sous-estimées et attribuées à l’âge(8). Il est parfois difficile de faire la part des choses dans le diagnostic avec, par exemple, l’attribution à tort de certains troubles (sommeil, appétit, manque d’énergie, changement d’humeur) à une dépression ou une maladie physique(9), des troubles cognitifs à une pathologie neurodégénérative(10). Le retentissement psychosocial est également une conséquence imputable à une consommation excessive d’alcool(11).

Attitudes et croyances des soignants

L’ensemble des études partage les difficultés de prise en soins réalisées par les acteurs de santé. Ils décrivent tous un parcours complexe qui s’associe à des patients aux profils hétérogènes(12), générant un flot d’émotions (peur, tristesse, dégoût, colère(11)). Ils se sentent impuissants, tiraillés entre maternage et empathie complice(13). C’est un sujet difficile à aborder avec les patients par peur de les offenser(3), de les priver des avantages sociaux de boire(14), par doute de légitimité(12), ou enfin, par peur de nuire à leur relation. Les soignants se concentrent davantage sur la plainte physique(15). Les attitudes et les croyances des soignants apparaissent plus complexes que simplement bonnes ou mauvaises(14). Sujet encore tabou, manque de temps dédié à ce type de consultation, sentiment d’incompétence, manque de confiance et de légitimité sont les raisons les plus invoquées malgré de bonnes connaissances théoriques(12).

Les outils d’évaluation et les moyens de prise en charge

Différentes grilles d’évaluation existent mais toutes n’ont pas été validées auprès des PA(3). Certaines sont simples d’utilisation, mais peu précises (AUDIT)(13). D’autres encore sont intéressantes mais plus complexes d’utilisation (ARPS)(13). Le MAST G (Michigan Alcoholism Screening Test-Geriatric) contient 24 questions spécifiques à la PA, mais demande une anamnèse complète et un examen physique accompagné d’examens sanguins(3). Il est donc peu adapté à la pratique courante. L’utilisation d’échelles d’évaluation pertinentes améliore la prestation de soins appropriés(9). Le repérage précoce et une intervention brève dans la prise en charge de la personne ayant un « mésusage d’alcool », quel que soit l’âge, sont identifiés comme des gages d’efficacité dans la prise en charge, même s’ils sont peu proposés aux PA (2, 6, 10, 12, 13, 16, 17). Cette intervention vise à réduire les méfaits plutôt que de promouvoir l’abstinence(3). Les entretiens motivationnels améliorent la qualité de vie et favorisent l’adhésion au suivi. Ces interventions rentrent dans le champ de compétences des soignants (4, 18, 19). L’alliance thérapeutique est possible lorsque les modalités de soins sont élaborées conjointement avec le patient. Ce soin peut intégrer d’autres objectifs ou étapes intermédiaires plus concevables dans le grand âge. Enfin, les échanges avec les familles, même difficiles et dérangeants, sont primordiaux(5).

LA PLACE DE L’IPA

Au regard des éléments identifiés dans cette revue de littérature, la prise en charge optimum de la PA ayant un « mésusage d’alcool » entre dans les compétences de l’infirmier en pratique avancée (IPA), avec, notamment, l’évaluation d’une situation clinique, la capacité à poser un diagnostic, concevoir et conduire un projet de soins personnalisé, mettre en œuvre des actions à visée diagnostique et thérapeutique, initier et mettre en œuvre des soins éducatifs, préventifs et de dépistage. Il établira des partenariats de soins en vue d’une collaboration centrée sur la personne soignée. Enfin, il informera et formera les patients, les familles ainsi que les personnels soignants. Devant tout syndrome gériatrique, « le réfl exe alcoolique » au même titre que iatrogène doit s’intégrer dans la démarche standardisée pour apporter une prise en soins adaptée (20). L’IPA repère précocement ces patients et les inclut dans une prise en charge gériatrique. Exerçant au sein d’une équipe pluridisciplinaire, il fait le lien entre le médecin traitant et les différents acteurs du parcours de soins hospitaliers du patient. Le repérage précoce des personnes les plus à risque de consommation dangereuse d’alcool est l’un des moyens prioritaires identifiés pour une meilleure prise en charge (18). Le soignant doit tout d’abord trouver le bon espace pour penser la place qu’occupe le « mésusage de l’alcool » chez les PA. Pour éclairer les choix de l’aîné dans ses orientations de vie et également ses propres décisions, le soignant conciliera libre arbitre, autonomie et objectifs de réductions afin de limiter les dommages encourus, sans intrusion, ni négligence (18). Il respectera le choix de la personne par rapport à son niveau de consommation, et jugera si celle-ci est en mesure de clairement en comprendre les risques (2). Le changement ou l’arrêt de consommation d’alcool ne sont pas une fin en soi pour le soignant, mais des moyens mis en œuvre pour améliorer la santé du patient (10). Choisir avec le sujet une réduction des consommations plutôt qu’un sevrage alcoolique est une construction active d’une modalité de soins, conjointement élaborée - et acceptée - entre soignant et soigné (5).

EN CONCLUSION

Prendre en charge la personne âgée chez qui coexistent souvent des pathologies graves ou chroniques associées à un « mésusage d’alcool » est une démarche complexe nécessitant une réelle expertise. Au vu des compétences attendues et des spécificités de prises en charge identifiées dans cette revue de littérature, l’IPA peut être une ressource pour prendre en charge cette population spécifique que la plupart des soignants méconnaissent. Il semble indispensable de réfléchir à l’identification et l’intégration - le plus tôt possible - de cette problématique dans les parcours de soins. Cela nécessite du temps, de la disponibilité pour le patient et son entourage, une absence de jugement et surtout, une offre de soins globale intégrant toutes les dimensions. Des perspectives de recherche pourraient être envisagées sur cette thématique qui, à ce jour, ne fait pas l’objet d’un dépistage systématique.

Références

1. (Consommation d’alcool en France, s. d.). 2. Simioni N. et Rolland B. (2016). Nouveautés dans la prise en charge médicale du mésusage d’alcool. Hépato-Gastro. 3. Paille F. (2016). 65. Personnes âgées et consommation d’alcool (vol. 2). Lavoisier. 4. Listabarth et al 2020. Hazardous alcohol consumption among older adults: A comprehensive and multi-national analysis of predictive factors in 13,351 individuals. European Psychiatry, 64 (1). 5. Menecier P. (2016). L’abstinence alcoolique dans les soins aux aînés mésusant d’alcool. Gériatrie et psychologie neuropsychiatrie du vieillissement, 14, 187.193. 6. Phan et al 2020. Repérage de la consommation d’alcool à risque par les médecins généralistes : enquête auprès de patients en soins premiers. Revue d’Épidémiologie et de Santé Publique, 68 (4), 215.225. 7. Hill C. (2021). Mise au point sur la consommation d’alcool en France, ses conséquences sur la santé et la dose recommandée. Nutrition Clinique et Métabolisme, 35 (3), 161.167. 8. d’Alcoologie, S. F. (2014). Recommandations « personnes âgées et consommation d’alcool ». Question 2 - Complications liées au mésusage d’alcool chez le sujet âgé. Alcoologie et Addictologie, 36 (3), 239.246. 9. Rao et al 2016. Managing older people’s alcohol misuse in primary care. The British Journal of General Practice, 66 (642), 6.7. 10. Menecier P. et Fernandez L. 2012. Pratiques addictives dans la vieillesse. La Presse Médicale, 41 (12, Part. 1), 1226.1232. 11. Paille, F. (2016). 65. Personnes âgées et consommation d’alcool (vol. 2). Lavoisier https://tinyurl.com/cairn-addicto 12. Lannuzel et al 2016. Modifications de la conscience de soi et résistance au changement chez les patients présentant un trouble de l’usage de l’alcool : spécificités de la personne âgée. NPG Neurologie - Psychiatrie - Gériatrie, 16 (95), 264.271. 13. Rolland B. (2014). Trouble de l’usage d’alcool : les nouvelles méthodes d’évaluation. La Lettre du Pharmacologue, 28, 59.65. 14. Menecier et al 2018. Attitudes and beliefs about older people’ misuse of alcohol: A hospital questionnaire survey among 315 health workers. Psychotropes, 24 (1). 15. Joshi et al 2021. Evaluation and Management of Alcohol use Disorder among Older Adults. Current Geriatrics Reports, 10 (3). 16. Cogordan et al 2020. Dialogue entre médecin généraliste et patient : les consommations de tabac et d’alcool en question, du point de vue du patient. Revue d’Épidémiologie et de Santé Publique, 68 (6), 319.326. 17. Maheut-Bosser A. et Paille F. (2016). Consommation excessive d’alcool chez le sujet âgé : savoir y penser. NPG Neurologie - Psychiatrie - Gériatrie, 16 (95), 258.263. 18. Menecier P. (2020). Droit ou risque à boire de l’alcool quand on est vieux. NPG Neurologie - Psychiatrie - Gériatrie, 20 (117), 173.177. 19. Muñoz et al 2018 Alcohol use, abuse and dependence in an older European population: Results from the MentDis_ICF65+ study. PLoS ONE, 13 (4), e0196574. 20. Maheut-Bosser A. et Paille F. (2016). Consommation excessive d’alcool chez le sujet âgé : savoir y penser. NPG Neurologie - Psychiatrie - Gériatrie, 16 (95), 258.263.

Méthodologie

Pour réaliser cette revue de littérature, des mots-clés ont été identifiés : les termes des Medical Subject Heading (MeSH), anglophones et francophones, « older » and « misuse alcohol », « personnes âgées » et « mésusage d’alcool », ont permis de construire les équations de recherche. La recherche a été conduite à partir de cinq bases de données : Pub Med, Embase, Google Scholar, Cairn et Sciences Direct. Sur le plan méthodologique, des critères d’inclusion sur la langue (anglais et français) et sur l’âge (65 ans et plus) ont permis d’établir une première sélection. Tous les articles associés à des médicaments, des drogues, une maladie, à un groupe d’âge non respecté (jeune, étudiant) et à la population des femmes enceintes ont été exclus.

Article coordonné par Caroline Serniclay, cadre de santé, coordinatrice paramédicale de la recherche en soins, CHU de Reims, pilote de la Commission nationale de coordonnateurs paramédicaux de la recherche (CNCPR), et Alexandra Usclade, infirmière puéricultrice, coordonnatrice paramédicale de la recherche au CHU de Clermont-Ferrand, copilote de la CNCPR.