Suivi du patient, coordination entre professionnels de santé, traçabilité des soins : la tenue d’un dossier de soins infirmiers permet de fluidifier la pratique. Il s’agit également d’une obligation pour les infirmières libérales.
Le code de déontologie des infirmiers prévoit, dans son article R-4312-35, que « l’infirmier établit pour chaque patient un dossier de soins infirmiers contenant les éléments pertinents et actualisés relatifs à la prise en charge et au suivi. L’infirmier veille, quel que soit son mode d’exercice, à la protection du dossier de soins infirmiers contre toute indiscrétion. Lorsqu’il a recours à des procédés informatiques, il prend toutes les mesures de son ressort afin d’assurer la protection de ces données. » Ne pas tenir ce dossier de soins peut donc être considéré comme une faute déontologique.
« Les infirmières libérales ont toutes, préalablement à leur exercice libéral, travaillé en structure, et donc déjà tenu des dossiers de soins infirmiers, explique Sylvaine Mazière-Tauran, présidente du Conseil national de l’Ordre des infirmiers (CNOI). Elles en ont une connaissance approfondie. » Avant d’ajouter : « Un principe doit toujours être respecté, même en libéral, à savoir que si une tâche est effectuée, elle doit être tracée, sinon, la preuve de sa réalisation n’existe pas. » De cette responsabilité professionnelle et déontologique découlent la base du travail en équipe et le respect de l’obligation d’assurer la continuité des soins en transmettant les informations indispensables à la prise en charge du patient et de ses besoins, entre infirmières libérales (Idel) et plus largement, avec les autres professionnels de santé concernés. « Le suivi des patients requiert généralement l’intervention de plusieurs acteurs, les informations doivent donc être centralisées pour une coordination optimisée », estime Agathe Blondeaux, juriste spécialisée en professions libérales de santé chez Fiducial.
La traçabilité au sein d’un dossier de soins offre par ailleurs une protection aux Idel en cas de litige avec des patients, leurs familles, des confrères ou la Caisse primaire de l’Assurance maladie (CPAM). « Le dossier de soins permet une sécurisation de la pratique quelles que soient les revendications, de la part des patients ou de leur famille, rappelle David Guillet, infirmier libéral et président de l’union régionale des professionnels de santé (URPS) infirmiers Pays de la Loire. C’est d’autant plus important que notre société se judiciarise. » Et quels sont les risques encourus par l’infirmière en cas de défaut de traçabilité ? « Il peut tout à fait être envisagé que l’infirmière soit condamnée au civil pour le pretium doloris , c’est-à-dire le prix de la douleur, fait savoir Agathe Blondeaux. Le plaignant va devoir démontrer le lien de causalité entre le manque de traçabilité et l’événement qui s’est passé avec le patient. » Comme, par exemple, les conséquences d’une prise en charge tardive.
Le raisonnement est le même en cas de contrôle de la CPAM, qui peut demander aux Idel la preuve de la réalisation de certains actes. « La tenue du dossier permet de prouver l’accomplissement et la qualité de nos soins, et de se protéger de tout recours », confirme Christophe Barcelo, infirmier libéral et président de l’URPS infirmiers Provence-Alpes-Côte d’Azur.
Concernant le contenu du dossier de soins infirmiers, le code de déontologie en fournit simplement une trame, puis « en fonction des prises en charge, les données devant être ajoutées vont varier », informe Agathe Blondeaux. Un certain nombre d’éléments font consensus : une partie administrative pour référencer l’autorisation et l’identification du patient, les coordonnées de son entourage, des intervenants médicaux et sociaux ; une partie médicale avec les antécédents, les traitements, les prescriptions médicales et les prescriptions d’examens ; une partie concernant spécifiquement le rôle infirmier avec les fiches de transmissions infirmières, les feuilles de surveillance, la fiche de liaison et toutes les informations sur les actes accomplis. Pour le format et le support, « ils sont laissés à l’appréciation des professionnels, le plus important étant que les soins soient tracés afin que les données permettent à l’infirmier d’établir son diagnostic ou son plan de soins actualisé et partagé avec ses collègues », insiste Sylvaine Mazière-Tauran. Il est tout à fait possible d’utiliser un support papier. Cependant, ce type de format empêche un partage des informations de manière sécurisée. Désormais, la tendance évolue vers l’informatisation du dossier de soins infirmier et de la traçabilité associée, avec des solutions numériques permettant sa dématérialisation. L’URPS infirmiers Pays de la Loire travaille justement sur une boîte à outils à plusieurs tiroirs avec, notamment, un axe sur la traçabilité. « L’objectif est de faire prendre conscience aux Idel que d’un point de vue sécurité et bonnes pratiques, le dossier informatisé est l’enjeu de demain, toujours pour cette notion de coordination et de sécurisation des données de santé du patient, rapporte David Guillet. La présence d’un dossier de soins papier au domicile est certes pratique mais ce n’est pas bordé et ne permet pas de respecter le secret médical puisque tout le monde peut y avoir accès. »
Actuellement, de nombreuses applications ainsi que les solutions des éditeurs de logiciels donnent la possibilité de remplir le dossier de soins infirmiers directement pendant ou après la prise en charge. Lorsque les applications sont interopérables, les informations peuvent être partagées avec l’accord du patient. En Provence-Alpes-Côte d’Azur, l’URPS infirmiers a proposé un outil, d’abord papier. Puis, à l’air du numérique, l’équipe de l’URPS a travaillé avec le groupement régional d’appui au développement de la e-santé (GRADeS) PACA, afin d’élaborer un dossier de soins infirmiers et de coordination, gratuit et présent sur l’espace numérique régional. Cet outil - Azurezo - dispose de trois fonctionnalités : l’agenda partagé, la discussion sécurisée et la coordination du parcours patient et usager. L’Idel peut ainsi renseigner un formulaire à chaque visite au domicile du patient, avec toutes les données sur son suivi. L’ensemble des professionnels de santé identifiés et habilités peuvent y accéder en mobilité. « Avec Azurezo, les infirmières peuvent réellement assurer une traçabilité numérique de leur travail », se félicite Christophe Barcelo. Le dossier reste simple à remplir mais pertinent dans les informations à saisir, « l’objectif étant de veiller à ce que l’Idel n’y passe pas trop de temps », ajoute-t-il.
Côté finances, un forfait d’aide à la modernisation informatique (Fami) permet aux Idel de percevoir, une fois par an et sous condition, des aides financières dédiées. De même que dans le cadre du Ségur du numérique, l’informatisation des professionnels de santé est fortement encouragée par des aides financières. Les Idel devraient être bientôt concernées. L’Agence du numérique en santé (ANS) et les représentants des infirmiers libéraux ont d’ailleurs déjà identifié les documents qui devront obligatoirement être transmis par les Idel dans l’espace santé informatisé de leurs patients, pour permettre la traçabilité des soins, à savoir : le bilan de soins infirmiers (BSI), la traçabilité médicamenteuse et l’observance, les vaccinations, le suivi diabétique, les plaies et cicatrisation. « Cet aspect “contraignant” permet d’enclencher ce format numérique sécurisé, souligne David Guillet. L’objectif est d’engager un changement, un glissement des pratiques des Idel au quotidien pour que progressivement, l’ensemble de la traçabilité soit informatisé. »
Jean-Pierre Issartel, conseil en stratégie e-santé, affaires publiques et relations institutionnelles
« Avec l’avènement du Ségur du numérique en santé pour les paramédicaux, dont les infirmiers, la traçabilité devrait être pleine et entière. Il s’agit d’une révolution copernicienne pour la profession, qui n’est pas habituée à renseigner et saisir, de manière organisée et ordonnancée, les données de soins. Le partage d’informations entre professionnels se fait encore souvent par téléphone, WhatsApp, par e-mail ou même par dossier papier. Avec le Ségur, une évolution vers une formalisation sécurisée et normalisée de la saisie des données est en marche. Quand bien même les éditeurs de logiciels étaient assez pauvres sur ce versant, certains ont évolué en proposant à leurs clients de bénéficier de fonctionnalités de gestion des soins. Désormais, ils doivent également être interopérables et s’interfacer avec Mon espace santé, pour fluidifier les pratiques sinon ils seront amenés à disparaître. Il est prévu que les éditeurs accompagnent et forment les professionnels de santé sur les fonctionnalités pour tendre vers une collaboration interprofessionnelle digitale. Celle-ci est d’autant plus importante que les compétences des infirmières évoluent. Si certaines considèrent cette informatisation comme une contrainte, il s’agit surtout d’un élément de sécurité pour elles. »
Giovanni Silverii, infirmier, ancien Idel, fondateur de la solution TabSanté
« Après plus de dix ans d’exercice en réanimation, service où la traçabilité tient une place très importante, je me suis installé en libéral. En 2008, il n’existait pas vraiment de solution pour assurer cette traçabilité des soins. J’ai alors pensé à en créer une, digitalisée. Selon moi, la traçabilité serait plus simple à effectuer en donnant la possibilité aux Idel de cocher les actes réalisés directement sur une tablette. Cette solution allait également être bénéfique pour la coordination entre les professionnels de santé et pour permettre à l’infirmier de se protéger, de justifier ses actes et de sécuriser sa pratique vis-à-vis de l’Assurance maladie. J’ai donc développé ma solution en répertoriant l’intégralité des soins infirmiers, le suivi, les transmissions, avec la possibilité d’intégrer des photos. Cela m’a pris du temps pour convaincre les acteurs car à l’époque, les professionnels n’avaient pas nécessairement d’outils informatiques. Désormais, avec le règlement général sur la protection des données (RGPD), les informations ne peuvent plus être laissées à la vue de tous, au domicile des patients, avec un dossier papier. Ce dossier doit être informatisé, cela donne la possibilité aux patients et aux autres professionnels de santé d’y accéder. »