L'infirmière n° 050 du 01/11/2024

 

ACTIVITÉS CLINIQUES

REPORTAGE

Éléonore de Vaumas  

Un restaurant, une épicerie, un bureau de poste, une bibliothèque… dans cette résidence qui accueille des personnes âgées de Guingamp (22), les habitants vivent comme dans un vrai village. Mais pour en arriver là, près de dix ans ont été nécessaires. Récit d’une métamorphose, portée par une direction bien déterminée à améliorer la prise en charge du grand âge.

D’extérieur, l’ensemble est propret, bien entretenu, mais sans charme particulier. Pour accéder à l’accueil, il faut contourner un petit bâtiment cubique des plus banals, situé un peu à l’écart du centre-ville de Guingamp (22). Aussi, l’effet de surprise est-il total une fois à l’intérieur. Là, des fresques colorées sur les murs devant lesquelles trônent un vélo cargo et un chariot estampillé « La Poste ». Un coup d’œil à gauche, et voici une épicerie que l’on dirait sortie d’un dessin animé. Face à elle, se tient la brasserie, joliment nommée « Aux papilles et Mamies », véritable restaurant où l’on peut déguster de savoureux mets et inviter son entourage pour les grandes occasions. Il y a même un « Café de la Mairie », décoré dans le plus pur style rétro où convergent les aficionados de cartes et de jeux de société tous les après-midis, mais aussi une bibliothèque et bientôt un pressing. Ici, tout est pensé comme un village dans un seul but : dépoussiérer l’image de l’Ehpad et en faire un lieu où il fait bon vivre. « Je veux que les personnes qui pénètrent dans notre établissement changent leurs représentations de ce qu’est une maison de retraite. On ne veut plus de ces mouroirs, mais des endroits où l’on peut continuer à être citoyen jusqu’à son dernier souffle et où il n’y a pas de perte identitaire », clame Corinne Antoine-Guillaume avec véhémence. Voix claironnante, stature qui en impose, la directrice de la résidence Kersalic, qui accueille 72 personnes âgées, n’est pas de ceux qui transigent lorsqu’un projet lui tient à cœur. Et celui-ci en est un, qui la mobilise, ainsi que son équipe, depuis 2015. Car à son arrivée en 2013, l’établissement public est à bout de souffle. Les directions s’enchaînent et le personnel comme les résidents sont en souffrance. « Je me retrouvais dans un établissement maltraitant où je n’aurais jamais osé mettre un de mes proches. Mon premier réflexe : fuir, se souvient la responsable qui accepte pourtant un CDD de trois mois. Je pensais rester le temps de faire un bilan mais finalement, je ne suis jamais partie. »

Gestion autonome

C’est que l’infirmière de formation nourrit une conviction depuis le jour où elle a décidé de faire du soin son métier : celui qu’à tout âge, y compris le plus avancé, une personne a le droit d’être considérée comme telle. Et cela commence, elle en est convaincue, par soigner l’environnement dans lequel elle vit. « Quand une personne âgée intègre l’établissement, elle doit pouvoir conserver ses habitudes et se sentir rapidement comme chez elle », poursuit-elle. Envie de faire sa toilette la nuit, de prendre son petit-déjeuner à 11 heures du matin, d’accompagner son repas d’un verre de vin rouge, de rendre visite à son amoureux dans sa chambre ou de participer à un concours de pétanque en pleine nuit ? Dans l’enceinte de Kersalic, les désirs des résidents priment toujours. « Ici, notre devise est de les laisser vivre. C’est à nous de nous adapter même si cela suppose parfois de décaler nos soins », illustre Ludivine Ropars, un grand sourire illuminant son visage.

À peine un an après avoir décroché son diplôme d’infirmière, voilà cette dernière déjà référente d’une des quatre « maisonnées » que compte l’établissement. Depuis le bureau des soignants situé au premier étage du bâtiment, elle gère l’organisation de son unité, sans que la direction ne s’en mêle. « Les quatre infirmières de l’établissement ont le statut de cadres et ont chacune la responsabilité d’une unité, que nous appelons “maisonnée”. À elles de s’occuper de toute la bobologie quotidienne. Nous leur laissons faire leur tambouille. En revanche, nous nous retrouvons tous les mois et demi pour des réunions thématiques autour de cas concrets, de sujets d’actualité ou pour faire de l’analyse de pratique », détaille Corinne Antoine-Guillaume, sans se départir de son franc-parler.

Un lieu qui vit

Parmi les missions confiées aux soignants de la résidence, certaines surprennent. Ainsi sont-ils tenus de participer à l’élaboration des repas, préparés et pris. Pour cela, chaque maisonnée dispose de sa propre cuisine/salle à manger. Autre tâche, encore moins habituelle dans ce type de structure, celle d’être en charge de la décoration et du budget qui en dépend. Plusieurs chantiers sont d’ailleurs en cours, dont celui de redonner un coup de jeune à l’un des couloirs qui abrite une dizaine de chambres. Le résultat final devrait donner l’illusion d’être dans une rue d’inspiration new-yorkaise, tandis qu’au deuxième étage, l’équipe a opté pour le charme de l’Italie avec ses murs multicolores, ses volets et sa voiture de collection détournée en banquette. « L’idée est que chacun puisse laisser libre cours à son imagination. On privilégie l’esprit récup’ et on fait appel à toutes les bonnes volontés, notamment aux familles qui n’hésitent pas à nous donner un coup de main », motive la directrice en désignant une pièce entièrement relookée avec du mobilier chiné. Tables en merisier, canapés moelleux et profonds, napperons brodés, tableaux aux murs… le tout rend coquet l’ensemble de ce salon/salle à manger situé dans l’aile réservée aux personnes souffrant de troubles cognitifs. Cœur névralgique de cette maisonnée, on peut s’y retrouver quelle que soit l’heure, y prendre ses repas, participer à des activités, voire s’endormir devant la télévision sans être délogé. Parfois, on y croise également Flora, l’une des deux chiennes, ou Chicken, la poule apprivoisée. La vie tout simplement !

Déconstruire les routines

Il aura toutefois fallu dix ans pour que ce projet ambitieux se concrétise et s’anime. Dix années durant lesquelles, outre d’importants travaux de rénovation, le fonctionnement a été intégralement revisité. « On est reparti d’une page vierge », confirme Geneviève Guy, psychologue dans l’établissement depuis 2014 et bras droit de la directrice. « On a commencé par former les aides-soignants qui ne l’étaient pas, puis on a beaucoup travaillé sur la temporalité avec eux. On a aussi déconstruit toutes les routines pour savoir comment les améliorer dans l’intérêt de nos bénéficiaires. Qui, par exemple, a décrété que tout le monde devait être lavé le matin ? Chez nous, il n’y a pas de règles. Ce sont les habitants qui décident », décrit la directrice, aussi appelée madame le Maire.

À l’instar du vocabulaire, modifié pour gommer les termes médico-sociaux, la vision des soignants s’est progressivement transformée jusqu’à remporter l’adhésion de tous. « En y réfléchissant tous ensemble, on s’est rendu compte que ce sentiment de malveillance était partagé, expose la psychologue. À présent, avec tout ce que nous avons mis en place, je pense que nous sommes bien-traitants. Du moins, le voit-on à la quasi-absence de “turnover” dans les équipes. » Du côté des habitants, on se félicite également d’une diminution des prescriptions d’anxiolytiques et d’antidépresseurs. Il faut voir la factrice, une habitante récemment désignée pour endosser cette tâche, déambuler fièrement avec son chariot pour distribuer le courrier devant chaque porte, ou ce nonagénaire aller chercher son chocolat à l’épicerie qui, ce jour-là, est tenue par l’une des 40 bénévoles intervenant dans l’Ehpad. Pendant ce temps-là, dans le restaurant, c’est l’effervescence. On s’apprête à fêter le départ d’une aide-soignante qui quitte l’établissement pour rejoindre son compagnon. Une grande tablée a été dressée pour l’occasion où elle a convié tous les habitants et le personnel de sa maisonnée. Au menu : des plats concoctés par le chef cuisinier avec des produits locaux. Derrière le bar, la serveuse prépare déjà quelques Kir en voyant les premiers invités arriver. Non, décidément, Kersalic ne fait rien comme ailleurs. « Nous ne sommes pas le seul à avoir développé cet esprit tiers-lieu mais aucun n’est allé aussi loin dans le concept », se félicite Geneviève Guy.

L’Ehpad du futur

Alors inévitablement, l’établissement suscite la curiosité. Ehpad, collectivités, instituts de formation… ils sont nombreux à vouloir découvrir la formule pour se réinventer. De quoi réjouir la direction de l’établissement guingampais qui n’aspire qu’à faire savoir qu’une autre manière de prendre soin est possible. « Nous avons fait l’objet d’une monographie corédigée par la sociologue Valentine Trépied, missionnée par Dominique Libault. Celle-ci paraîtra prochainement et reprendra le détail de notre fonctionnement, informe la responsable. Il faut toutefois savoir qu’on ne peut pas faire du copier-coller. Chacun doit se l’approprier. » S’arrêter en si bon chemin ? Il n’en est pas question. La prise en charge des personnes âgées est un processus en perpétuelle évolution. L’améliorer suppose d’y revenir aussi souvent que possible, à travers de nombreux échanges en interne, mais aussi en allant à la rencontre des citoyens. Tel est du moins l’objectif des cafés « Parlotte », organisés tous les mois et demi pour les plus de 60 ans résidant aux alentours. Ceux-là sont animés par l’infirmière en pratique avancée de l’établissement, avant tout pour rompre l’isolement social, mais sont aussi sources d’informations précieuses pour construire l’Ehpad de demain. Ce dernier accueillera-t-il une résidence d’artistes, comme à Kersalic où une écrivaine a pris ses quartiers pour rédiger les histoires de vie des habitants ? Hébergera-t-il une troupe de théâtre composée d’acteurs piochés dans le personnel, à l’instar de la structure guingampaise ? Organisera-t-il du soutien scolaire avec les enfants du quartier ? Une chose est sûre : couler des jours heureux en Ehpad est envisageable. « Oui, c’est possible, mais cela demande énormément d’énergie et de travail, prévient Corinne Antoine-Guillaume. Reste qu’aujourd’hui, l’idée que je me faisais à 19 ans de ce que devait être une maison de retraite, je l’ai en partie réalisée. »