L'infirmière n° 050 du 01/11/2024

 

DOSSIER

INTRODUCTION

Adrien Renaud  

Soigner en détention, c’est soigner un public spécifique, dans un environnement très particulier. Décryptage du quotidien des infirmières qui se livrent à cet exercice sans pareil dans la profession.

C’est un endroit où, en général, l’on ne souhaite jamais mettre les pieds. Et pourtant, c’est le lieu de travail de milliers de blouses blanches : infirmières, bien sûr, mais aussi médecins, chirurgiens-dentistes, masseurs-kinésithérapeutes, secrétaires médicales, orthoptistes, etc. Tous sont des acteurs essentiels des soins en prison. Leur exercice professionnel ne peut qu’être affecté par le milieu extrêmement singulier dans lequel il se déroule : la privation de liberté pour les détenus impacte l’éventail des soins auxquels ils peuvent avoir accès ; leurs conditions de vie extérieures, avant l’incarcération, ont été plus difficiles en moyenne que celles de la population générale, et sont souvent à l’origine de pathologies importantes ; la confiance, essentielle dans toute relation de soins, est un combat de tous les jours… Mais ces difficultés peuvent paradoxalement aussi être sources d’épanouissement pour les professionnels, qu’il s’agisse de la satisfaction de parvenir à les surmonter, mais aussi de celle de jouer un rôle de santé publique essentiel, ou encore d’exercer là où la pluridisciplinarité est la règle. Autant de raisons qui rendent indispensable le fait de mieux connaître la profession d’infirmier en prison.

Mais avant de s’intéresser à la manière dont se déroulent les soins en prison, il est nécessaire de comprendre la façon dont ils sont organisés. Les lieux de soins en détention sont régis par la loi de 1994 relative à la santé publique et à la protection sociale, qui a opéré une rupture majeure avec le passé. En effet, jusqu’alors, les soins aux détenus relevaient de la responsabilité de l’administration pénitentiaire : les soignants étaient soumis au même mode de fonctionnement que les surveillants, ce qui n’était pas sans poser de sérieux problèmes, notamment en termes d’éthique et de secret médical. Mais depuis 1994, la donne a changé. Le personnel soignant dépend désormais de l’hôpital, et les unités de soins implantées sur les lieux de détention sont des services hospitaliers : il peut s’agir d’unités de soins en milieu pénitentiaire (USMP) de niveau 1 (activités de consultation, soins techniques non spécialisés, prévention et éducation à la santé), de niveau 2 (hospitalisation de jour), ou de niveau 3 (hospitalisation complète). Il existe également, au sein des hôpitaux, des unités spécialement équipées pour accueillir les personnes détenues : les unités hospitalières spécialisées interrégionales (UHSI, pour les soins somatiques) et les unités hospitalières spécialement aménagées (UHSA, pour les soins psychiatriques).

Des besoins de santé importants

La date de 1994 a marqué un tel tournant dans l’histoire des soins en détention que des soignants qui n’ont pas connu l’époque antérieure continuent à s’y référer. « Avant, il y avait bien des soins, mais sans réelle évaluation des besoins, avec un problème évident de secret médical, explique Roxane Radenne, cadre de santé des USMP des centres de détention de Saint-Mihiel et de Montmédy, dans la Meuse, et membre du bureau de l’Association des professionnels de santé (Apsep) en milieu pénitentiaire. Désormais, nous avons l’entière responsabilité de la santé des détenus, nous sommes une mini-maison de santé au sein de la détention : on doit pouvoir y trouver un médecin généraliste, des infirmiers, des soins dentaires, des soins psychiatriques, et nous devons organiser les prises en charge à l’extérieur. » La cadre ajoute qu’il s’agit donc d’un travail pluridisciplinaire par nature, et qu’il s’exerce auprès d’une population aux besoins de santé particulièrement importants. « Il ne faut pas faire de généralités, toutes les personnes détenues ne sont pas forcément précaires, et on en a qui étaient insérées à l’extérieur, qui avaient un suivi médical, etc. mais ce n’est pas la majorité, poursuit-elle. Une grande partie de nos patients sont “addict” à une substance psychoactive, sont intolérants à la frustration, ont besoin d’écoute active, etc. » Résultat de cette situation épidémiologique très spéciale : en prison, la psychiatrie occupe une place prépondérante dans l’activité de soins. « C’est d’autant plus vrai que la prison elle-même génère de la pathologie mentale », note la Dre Béatrice Carton, cheffe de service de l’USMP du centre pénitentiaire de Bois d’Arcy et de la maison d’arrêt des femmes de Versailles (Yvelines), qui est aussi la présidente de l’Apsep et la coautrice d’un récent ouvrage sur les soins en prison*. Celle-ci pointe notamment les résultats d’une étude publiée en décembre 2022 par le Dr Thomas Fovet, psychiatre à Lille, et qui montrait par exemple que les deux tiers des hommes et les trois quarts des femmes sortant de détention présentaient un trouble psychiatrique ou un trouble lié à une substance**.

Autre caractéristique de la prise en charge en prison : la sécurité. Car si de l’avis de tous, les incidents en prison sont rares, ce résultat est obtenu au prix de précautions importantes. À la présence continue des surveillants pénitentiaires s’ajoute en effet toute une série de mesures qui ont parfois un retentissement sur le soin. « Sur nos blouses, par exemple, on n’indique jamais nos noms de famille, et on s’appelle par nos prénoms pour limiter la connaissance que les personnes détenues pourraient avoir de nos vies privées, indique ainsi Roxane Radenne. Dans les discussions avec le patient, on ne va pas parler de nos familles, de nos enfants, de l’endroit où on habite… » La cadre lorraine ajoute que le personnel travaille avec une alarme portative en permanence. « Celle-ci peut être déclenchée si l’agressivité monte, si on se sent en danger, et cela fait intervenir les surveillants rapidement », détaille-t-elle.

Double contrainte

De manière générale, l’organisation des services de soins est extrêmement dépendante de celle de la prison. « Nous calons par exemple la distribution de médicaments de façon journalière le midi, parce que c’est le seul moment où toutes les personnes sont en cellule », illustre Roxane Radenne. Et l’organisation est extrêmement fragile, à tel point que tout peut se figer à tout moment. « Si un détenu oppose un refus de réintégrer sa cellule après la promenade, cela bloque tous les mouvements en détention, plus personne ne bouge et on est impactés, ajoute-t-elle. Notre organisation doit être très étroitement imbriquée à l’organisation pénitentiaire. » Autre exemple, cette fois-ci cité par Béatrice Carton : « Si on doit faire passer une échographie cardiaque à quelqu’un, il faut d’abord qu’on parvienne à obtenir un rendez-vous à l’hôpital, commente-t-elle. Puis il faut ensuite trouver une escorte et un camion, ce qui rallonge encore le délai. » Sans compter que si un incident survient, l’escorte peut être annulée. « Au bout d’un moment, le temps s’allonge et on peut aboutir à des pertes de chance », regrette la praticienne francilienne.

Le sentiment général est donc que l’exercice de la profession de soignant en milieu carcéral se fait sous une double contrainte. « Nous sommes des services hospitaliers, et comme tous les services hospitaliers, les moyens qui nous sont dévolus sont en baisse, explique Béatrice Carton. Mais en plus, en milieu pénitentiaire, on cumule, car nous exerçons derrière les barreaux, ce qui rend par exemple difficile le recrutement : il n’est pas très sexy de proposer des postes dans des locaux parfois vétustes, qui n’ont pas été pensés pour cela au départ, et où, pour ne citer qu’un exemple, la taille des portes ne permet souvent pas le passage d’un brancard. »

De la difficulté de recruter

Car il faut le reconnaître : parmi les difficultés rencontrées par les services de soins en détention, le recrutement n’est pas la moindre. « C’est la déprime », soupire Béatrice Carton, qui compte dans son unité « huit infirmières pour quatorze postes », et qui déplore « encore deux départs prévus pour le mois de novembre ». Et pour celle qui exerce en milieu pénitentiaire depuis une vingtaine d’années, la principale inquiétude ne réside pas tant dans la difficulté à faire venir le personnel que dans celle qu’il y a à le retenir. « Nous avons toujours souffert d’une méconnaissance de notre travail, les gens ne savent pas tellement qu’on existe et beaucoup d’entre nous sont arrivés là un peu par hasard, rappelle la praticienne. Mais ce qui est nouveau, c’est que les gens qui viennent ne restent pas aussi longtemps qu’avant. » Principal facteur d’explication, selon Béatrice Carton : la surpopulation carcérale. « Quand on est à 130, 140, 150 % de taux d’occupation, voire 220 % comme cela a été le cas à Nîmes, on se sent submergé, on a l’impression qu’on ne fait pas un bon travail, et cela ne donne pas envie de rester », soupire-t-elle.

Mais ce n’est pas parce que la situation est difficile qu’elle est désespérée. « À Saint-Mihiel et Montmédy, nous sommes dans un département rural, proche de la Belgique, et nous sommes éloignés de l’hôpital support qui est à Verdun, c’est-à-dire à quarante-cinq minutes ou une heure de route, décrit Roxane Radenne. Cela n’est donc pas évident de recruter, mais nous tentons de mettre en place différentes choses. Nous accueillons par exemple les étudiants infirmiers en stage, cela permet de leur faire découvrir l’environnement, éventuellement de créer une vocation. Il faut être patient, mais c’est ainsi que j’ai pu effectuer la plupart des recrutements que j’ai faits depuis dix ans. » Et même si elle reconnaît que cela n’a pas toujours été le cas, Roxane Radenne peut se targuer, à présent, de n’avoir aucun poste infirmier vacant dans les unités dont elle a la charge.

Un travail autonome

Ce n’est pas parce que les conditions de travail en détention sont difficiles pour les soignants qu’elles rendent l’exercice inintéressant. Ce serait presque le contraire, si l’on en croit Béatrice Carton. « Ce sont ces contraintes qui donnent à notre travail un côté passionnant, veut-elle croire. Nous avons quelque chose à défendre, nous faisons en sorte que tout un chacun ait droit à des soins équivalents, même s’il est en détention. » Par ailleurs, ajoute-t-elle, les infirmières mènent, en détention, un travail qui lui semble particulièrement intéressant. « Dans les petites structures, les infirmières peuvent parfois se trouver seules avec un médecin qui passe deux ou trois fois par semaine, elles acquièrent donc des compétences importantes, constate-t-elle. Quand nous ne sommes pas là, il faut bien que l’infirmière évalue le degré d’urgence d’une situation pour savoir si cela peut attendre une consultation dans trois jours, ou si la personne doit être extraite. » « Ce sont des postes qui supposent d’établir des diagnostics infirmiers, confirme Roxane Radenne. Il faut être capable de recevoir le tout-venant, de décrire la symptomatologie dont souffre le patient, et éventuellement de donner un traitement sur protocole. » D’autant que l’exercice en milieu pénitentiaire est propice au développement de ses capacités relationnelles. « Les personnes détenues sont particulières à prendre en charge, elles peuvent facilement monter en pression, et il faut savoir rester ferme et calme, expliquer de différentes façons pourquoi on choisit cette prise en charge plutôt qu’un autre, ajoute la cadre. Il faut du caractère et beaucoup de “self-control”. »

C’est pourquoi, bien que ce mode d’exercice ne soit évidemment pas fait pour tout le monde, « cela vaut le coup d’aller voir ce qu’il s’y passe », estime Béatrice Carton. « Les personnes qu’on prend en charge peuvent être tout à fait attachantes, et il me semble intéressant de venir un moment en détention au cours de sa carrière, poursuit-elle. À mon avis, il n’est pas forcément évident de retourner à l’hôpital après, notamment du fait de l’autonomie qu’on peut avoir acquise, mais si on veut faire autre chose par la suite, travailler en ville ou prendre des responsabilités, on peut avoir beaucoup à y gagner. » Avis aux amateurs !

* Béatrice Carton, Anne Lécu (dir.), Les soins en prison, quelle réalité derrière les murs ?, Hygée Éditions, 2024

** Thomas Fovet et al., La santé mentale en population carcérale sortante : une étude nationale, F2RSM Psy, décembre 2022

Les différents types d’établissements pénitentiaires

Quand on ne la connaît que de loin, avec des représentations généralement issues du cinéma ou de la littérature, on a coutume d’envisager la prison comme un univers homogène. Mais en réalité, les établissements pénitentiaires sont presque aussi divers que les établissements sanitaires. On trouve notamment :

- Les maisons d’arrêt, pour les personnes dont la condamnation n’est pas définitive ou dont la peine est inférieure à deux ans. C’est sur elles que se concentre la surpopulation carcérale.

- Les établissements pour peine, pour les personnes condamnées définitivement et auxquelles il reste plus de deux ans d’incarcération à effectuer. La plupart des détenus y sont en « régime ouvert », c’est-à-dire qu’ils peuvent sortir de leur cellule et circuler librement au sein de leur unité.

- Les établissements pénitentiaires pour mineurs, qui accueillent des détenus ayant entre 13 et 18 ans. Dans une majorité de cas, il s’agit en réalité de quartiers pour mineurs situés au sein d’établissements plus grands, mais qui en sont strictement séparés.

Hommes et femmes sont également séparés. Par ailleurs, au sein même des établissements, on pourra trouver plusieurs quartiers : le quartier des arrivants pour les personnes entrant en détention, le quartier d’isolement pour empêcher le contact avec d’autres détenus, le quartier disciplinaire en cas de sanction, ou encore l’unité pour détenus violents pour permettre une prise en charge individualisée de détenus particulièrement problématiques.

Source : Béatrice Carton, Anne Lécu (dir.), Les Soins en prison, quelle réalité derrière les murs ?, Hygée Éditions, 2024