« L’ASSURANCE MALADIE : UNE ASSURANCE COMME LES AUTRES ? »
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REPENSER LA PRISE EN CHARGE
Infirmier et sociologue, Jean-Pierre Gicquel signe, en 2024, son second ouvrage. Il y explore les méandres de notre système de santé. Plaidoyer pour l’avènement d’une santé plus consciente et responsable.
Jean-Pierre Gicquel : Ce livre est une mise à jour de certaines données d’un ouvrage paru en 2021 mais l’objectif reste le même : la nécessité de témoigner et de comprendre le parcours kafkaïen qu’a vécu ma sœur pour se faire indemniser par la Sécurité sociale. Cette enquête m’a conduit à découvrir comment fonctionnait notre système de santé et c’est un peu comme si j’avais ouvert la boîte de Pandore. J’ai notamment découvert la complexité des liens entre la médecine, l’Assurance maladie et les industries pharmaceutiques, et la façon dont cela a transformé notre rapport à la médecine.
J-P. G. : Notre assurance maladie, malgré les idéaux qu’elle véhicule, est une assurance comme les autres. Peu de gens le savent mais elle contribue à faire de la santé un produit et de la médecine une production selon la logique industrielle où tout doit être transformé. La construction même de la Sécurité sociale est en soi un problème : objet hybride, l’organisme a un statut privé avec des restes d’autonomie laissés aux 101 caisses régionales mises en concurrence. Elle a pour mission de gérer l’argent commun produit par les travailleurs pour maintenir la croissance économique, sous la bannière de la solidarité. Avec elle, les notions de santé et de maladie se sont transformées. La santé est réduite aux soins dispensés par la médecine remboursée. La Sécurité sociale est là pour pallier les dégâts créés par le mode de production et protéger les médecins de ceux qu’ils pourraient occasionner. C’est un organisme qui tourne à plein régime : les dépenses de santé ont été multipliées par 20 sur trois générations. Il y a environ 6 000 produits vendus en pharmacie contre 300 ou 400 il y a 50 ans…
J-P. G. : Pour comprendre cette notion de médecine « industrialiste », j’analyse des cas concrets. Prenons l’opération du canal carpien : son arrivée date des années 1990. Le nombre annuel d’opérations passe de 9 537 en 1995 à 142 405 en 2005. Ce syndrome est classé parmi les troubles musculosquelettiques et devient le premier problème de santé lié au travail. Pourtant, cette intervention comporte des risques puisqu’une infection se déclare dans environ 1 % des cas, pouvant entraîner la mort si elle migre vers le cœur. La multiplication d’actes de chirurgie est banalisée. Le problème de l’industrialisme est qu’il exerce une emprise sur la santé. En cas de conflits, médecins et professionnels sont jugés non sur leur pratique mais sur le respect du dogme.
J-P. G. : Personne n’ignore l’ampleur de cette industrie et combien son influence a redessiné les contours de la médecine actuelle. Pour rappel, le budget annuel de la Sécurité sociale s’élève à 600 milliards d’euros, c’est plus que le budget de l’État. La France se distingue par une consommation médicamenteuse parmi les plus élevées d’Europe, atteignant 328 milliards d’euros en 2022. Ces dépenses ne sont pas étrangères au fait que l’Assurance maladie est un puits sans fond pour les prescripteurs et les consommateurs. Beaucoup d’examens et d’opérations pourraient être évités. Chaque médecin prescrit entre 800 000 et 1 million de médicaments tous les ans. Tout cela entretient le productivisme associé à la consommation. Résultat : l’industrie pharmaceutique engrange 20 % de bénéfices annuels pour les actionnaires.
J-P. G. : Désormais, c’est l’assurance qui décide de notre droit à être malade. Ce serait une perte de chances pour elle qui définit la santé en termes de bénéfices/risques. À ce titre, lorsqu’une personne est considérée comme malade, elle est dans l’obligation de se faire soigner. Nous n’avons plus le droit de refuser un soin ou d’opter pour des médecines alternatives, comme l’homéopathie, l’herboristerie, l’acupuncture, etc., qui ne sont pas remboursées. Les médecins ne sont pas non plus libres d’agir comme ils le souhaitent, ils sont pris dans un étau où ils doivent avoir réponse à tout, en étant tributaires d’une médecine sur laquelle ils n’ont pas de prise. Chaque année, la Sécurité sociale leur verse 9 100 euros s’ils remplissent les 29 indicateurs de pratique clinique qu’elle a mis au point. Refuser cette rémunération par objectifs (ROSP) ? Ils sont seulement 3 % à oser le faire.
J-P. G. : Je constate qu’ils ont été dépossédés de leur cœur de métier sans vraiment s’en rendre compte. C’est à cela que je fais référence quand je titre mon livre La Fin des médecins. Dans tout processus industriel, les « vrais » métiers tendent à disparaître à mesure qu’ils sont disqualifiés. Concernant la santé, c’est criant à l’hôpital où le pouvoir des médecins - celui de diagnostiquer et de mener un examen clinique - est délaissé au profit du pouvoir technologique. Il n’y a qu’à constater l’importance prise par les logiciels et l’imagerie médicale ! Tout cela se déroule de façon insidieuse, au détriment du vrai savoir médical.
J-P. G. : Je ne suis pas prophète ! Je cherche juste à décrire ce que j’ai observé à travers mes recherches. Pour autant, j’ai du mal à imaginer que la médecine puisse fonctionner sans médecins. Malgré le nombre important de réformes depuis 1945, leur nombre ne cesse de croître. Pour preuve, en 2023, on comptait 339 médecins pour 100 000 habitants en France ; un chiffre très honorable comparé aux autres pays européens.
J-P. G. : On a beau tenter d’inventer de nouveaux métiers, comme l’infirmier en pratique avancée (IPA), les mécanismes restent bien rodés : tant que les médecins conservent le monopole de la prescription, les infirmières restent sous leur coupe. Je ne comprends pas qu’il n’y ait pas plus d’infirmiers pour s’émanciper. Après le Covid, des petits groupes de soignants ont commencé à se former. Ils émergent çà et là sous l’impulsion d’un médecin, d’une infirmière ou d’une assistante sociale pour tenter de se réapproprier une médecine qui leur correspond mieux. Ils se réunissent en marge des maisons de santé, en accord avec les communes, et envisagent des solutions de proximité pour retrouver plus d’autonomie. C’est plutôt positif, même si je pense qu’il faut aller plus loin, car ils demeurent sous tutelle de la Sécurité sociale.
J-P. G. : Je ne pense pas qu’il faille se défaire de la médecine technicienne ou de la Sécurité sociale. Il faut garder cette possibilité de consulter un médecin et d’être remboursé. Mais je prône une médecine qui s’accorde avec d’autres approches traditionnelles, un peu comme cela existe dans le logement où cohabitent plusieurs formes d’habitat. Pourquoi ne pas imaginer une autre manière de prendre en charge la santé ? C’est un enjeu social, mais c’est d’abord une culture personnelle avec ses savoir-faire. Chacun doit redevenir le gardien de sa propre santé, en observant ce qui lui fait du bien et ce qui lui nuit. C’est un art de vivre à réapprendre. Quand survient la maladie, le patient doit cultiver son autonomie, en questionnant le médecin, les thérapies protocolaires et les alternatives possibles. Il devrait aussi pouvoir demander un examen clinique approfondi avant d’avoir recours aux traitements proposés si cela s’avère nécessaire. Pour s’extraire du système de santé actuel, il en va de la responsabilité de tous.
Jean-Pierre Gicquel, infirmier et sociologue.
La médecine est devenue une industrie guidée par des logiques assurantielles, où le calcul des bénéfices et des risques l’emporte sur l’humain, et les médecins sont dépossédés de leur savoir. Tel est le constat de Jean-Pierre Gicquel qui a enquêté sur les dessous de notre système de santé. Face à cette déshumanisation, l’infirmier et sociologue invite à repenser la relation soignant-soigné et à réaffirmer notre autonomie.
La Fin des médecins, de Jean-Pierre Gicquel, Vérone Éditions, 360 pages, 26 €.