Michel Barnier a annoncé, début octobre, une future loi « infirmières et infirmiers ». Une déclaration saluée par la profession, qui attend ce texte depuis de longues années. Mais le risque de déception est d’autant plus grand que les attentes sont importantes.
Il y a des mots qui font du bien. Ce fut le cas de ceux du Premier ministre Michel Barnier quand, le 1er octobre dernier, il a annoncé, lors de son discours de politique générale, que son gouvernement entendait « accélérer l’accès aux soins grâce à une loi “infirmières et infirmiers”, qui améliorera la reconnaissance de leur expertise et de leurs compétences, et leur donnera un rôle élargi dans la prise en charge des patients ». Aussitôt, syndicats et associations infirmières ont exprimé leur satisfaction : il faut dire que la loi infirmière, si elle était dans les tuyaux ministériels depuis longtemps, n’avait jamais été si clairement mise à l’ordre du jour. Reste à savoir quel contenu l’exécutif entend lui donner… et si la situation politique particulièrement volatile du pays lui permettra de mener le projet à son terme. « Nous sommes donc extrêmement satisfaits de l’écoute et du pragmatisme du Premier ministre face à une situation d’urgence », s’est félicitée, dans un communiqué publié le jour même de la déclaration de politique générale de Michel Barnier, Sylvaine Mazière-Tauran, la présidente de l’Ordre national des infirmiers (ONI). Mais l’Ordre n’a pas été le seul à réagir, et les communiqués au ton quasi victorieux ont également afflué du côté syndical, notamment chez les libéraux. « La FNI [Fédération nationale des infirmiers, ndlr] se réjouit […] que le nouveau gouvernement ait saisi la nécessité de mobiliser pleinement les compétences infirmières pour répondre aux besoins de soins croissants de la population française », a fait savoir le premier syndicat des infirmiers libéraux (Idel). « Enfin, la promesse d’une loi infirmière ! », s’exclamait de son côté l’un de ses rivaux, le Syndicat national des infirmières et infirmiers libéraux (Sniil).
Mais derrière les satisfecit, les organisations infirmières adressent également des mises en garde au gouvernement, car le niveau des attentes accumulées au fil des années est devenu particulièrement élevé. « Il y a longtemps que les infirmières n’avaient pas été citées dans un discours de politique générale mais maintenant, nous attendons la suite et nous attendons les faits », avertit par exemple Évelyne Malaquin-Pavan, présidente du Conseil national professionnel infirmier (CNPI). Attente qui risque de durer : à l’heure où nous mettions sous presse, plus de quinze jours après l’annonce de Michel Barnier devant les députés, rien de concret n’avait filtré quant au contenu ou au calendrier de la fameuse loi.
Or, la profession sait bien qu’en matière réglementaire, le temps est compté, surtout quand les gouvernements risquent la censure au moindre soubresaut de la vie politique. Les infirmiers en pratique avancée (IPA) sont bien placés pour le savoir. « Nous attendons toujours les décrets d’application de la loi Rist votée en 2023, souligne Jordan Jolys, vice-président “réseau territorial” de l’Union nationale des IPA (Unipa). Ce sont des textes sur la primo-prescription et l’accès direct qui sont écrits, arbitrés, qui doivent simplement être envoyés au Conseil d’État avant d’être publiés. » Malheureusement, la dissolution a envoyé ces décrets dans les limbes de l’administration. Et pour que la loi infirmière ne subisse pas le même sort, les représentants de la profession commencent à aligner leurs revendications.
« Cette loi devra prendre en compte plusieurs aspects : les soins relationnels, la coordination des parcours de soins, la prévention et la formation des futures générations d’infirmiers », a ainsi prévenu, dans le communiqué de l’ONI, Sylvaine Mazière-Tauran. « Nous rappelons […] à Michel Barnier et à son gouvernement le rôle majeur des infirmiers libéraux dans la prise en charge des patients à domicile et notamment des patients atteints de troubles psychiques », a signalé, pour sa part, le Sniil dans son propre communiqué. Du côté de l’Unipa, Jordan Jolys estime qu’en plus de la publication des décrets sur l’accès direct et la primo-prescription, la loi devra octroyer aux IPA « le statut de profession intermédiaire », ainsi que pour les libéraux, « une convention propre qui nous permettrait de négocier nous-mêmes des éléments relatifs à notre rémunération, notamment ».
La profession attend donc avec impatience que le gouvernement abatte ses cartes. Un geste d’autant plus nécessaire qu’une certaine confusion règne entre ce qui est prévu par la future loi infirmière et ce qui relève des travaux déjà entrepris sur la refonte du référentiel d’activités et de compétences, ainsi que sur celle du référentiel de formation, sur lesquelles des organisations telles que l’ONI et le CNPI travaillent depuis des mois avec le gouvernement. Ces travaux étaient, comme ceux concernant les décrets d’application pour les IPA, bien avancés au moment de la dissolution du mois de juin, et sont suspendus depuis. « Le CNPI a été particulièrement actif sur la refonte du référentiel d’activités et de compétences, explique ainsi Évelyne Malaquin-Pavan. Nous avons rendu notre copie concernant les grandes missions, la DGOS [Direction générale de l’offre de soins, ndlr] avait commencé à diffuser un projet de texte, mais cela s’est arrêté là. » La future loi englobera-t-elle cette refonte des référentiels ? Se limitera-t-elle à celle-ci ? Ira-t-elle plus loin ? Pour la présidente du CNPI, il faut impérativement que la loi (qui définit la profession et ses grandes missions), les décrets (qui définissent l’exercice infirmier et ses domaines d’activité), et les arrêtés (dans lesquels on trouve les référentiels d’activité, de compétences et de formation) aillent de pair. « Les uns nourrissent les autres », résume-t-elle. Du côté des étudiants, cette interaction entre les différents niveaux de textes est également bien comprise. « Nous établissons des liens entre la future loi et les réformes en cours, explique Ilona Denis, présidente de la Fédération nationale des étudiants en sciences infirmières (Fnesi). C’est essentiel pour nous afin d’être mieux formés sur de nouveaux champs, que ce soit le numérique en santé ou la transition écologique par exemple, mais aussi pour répondre à nos demandes concernant notre intégration universitaire. »
Le gouvernement doit donc, selon les organisations infirmières, se presser de clarifier ses intentions, et ce d’autant plus que nul ne connaît son espérance de vie. En cas de censure de Michel Barnier, que l’absence de majorité rend particulièrement vulnérable, tout serait à recommencer. Quand on voit le temps qu’il a fallu pour aboutir à la formation de l’équipe du Premier ministre, on n’ose imaginer le délai nécessaire, si l’équipe en place devait tomber, à l’inscription d’une loi infirmière à l’agenda parlementaire. « On ne peut pas se permettre d’être tributaires de ce genre de fluctuations », soupire Jordan Jolys. Malheureusement, les oppositions risquent de ne pas s’arrêter à de telles considérations avant de déposer des motions de censure ou de les voter.
Autre point noir : la situation budgétaire du pays. Car la présentation du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2025 l’a clairement montré : plus que jamais, la France est à la recherche d’économies. La loi infirmière ne serait-elle pas une façon, pour le gouvernement, de montrer qu’il agit pour la santé des Français, sans pour autant avoir à aligner les milliards d’euros qu’attendent ceux qui estiment que notre système de santé est en train de s’écrouler ? Le risque est clairement identifié par les leaders infirmiers. « On attend de voir ce qui sera proposé, on attend les textes, on sera très vigilants », prévient Ilona Denis. « Cette loi est importante mais elle ne suffira pas, abonde Jordan Jolys. Les problématiques que rencontre le système de santé dépassent le domaine infirmier, et cette loi ne remplace pas le nécessaire choc d’attractivité pour l’ensemble du domaine de la santé. » Reste qu’on n’est pas obligé de penser que le mal est partout : il vaut souvent mieux réussir à voir le verre à moitié plein. « On perçoit beaucoup de signaux positifs, et même si on sait que l’heure est à la chasse aux économies, on préfère penser cette loi comme un soutien à la complémentarité des métiers, soutient Évelyne Malaquin-Pavan. C’est un véritable levier pour exploiter à bon escient les compétences des infirmières, pour arrêter de travailler en silo, œuvrer réellement à l’éducation à la santé, s’inscrire dans une perspective de santé publique… » Il n’y a plus qu’à espérer que les conditions tumultueuses qui prévalent actuellement à l’Assemblée nationale laissent à cette vision optimiste le temps de se déployer.
S’il est des fonctionnaires ministériels rompus à l’organisation des passations de pouvoir, ce sont bien ceux du ministère de la Santé. Depuis les élections de 2022, le poste a successivement été occupé par Brigitte Bourguignon, François Braun, Aurélien Rousseau, Agnès Firmin-Le Bodo, Frédéric Valletoux et, depuis le 24 septembre, Geneviève Darrieussecq (photo). Anciennement députée des Landes, membre du Modem, celle-ci est une habituée des portefeuilles ministériels sous Emmanuel Macron : avant d’arriver avenue Duquesne, elle en avait déjà détenu trois, dont celui des Personnes handicapées. Médecin allergologue de profession, impliquée de longue date au sein de la Fédération hospitalière de France (FHF), l’organisation qui défend les intérêts des hôpitaux publics, elle peut se targuer de bien connaître le secteur de la santé. Mais plusieurs semaines après son arrivée à la tête du ministère, on ne peut pas dire que cette élue locale implantée à Mont-de-Marsan ait réussi à capter la lumière médiatique. Certes, contrairement à son prédécesseur, elle a récupéré un ministère de plein exercice, et est donc affranchie de la tutelle des Affaires sociales. Mais cela n’a pas empêché les principales annonces concernant la santé d’être effectuées par Matignon (avec, notamment, la future loi infirmière) ou par Bercy (avec le PLFSS et son cortège de mesures d’économie).