MAINTENIR LA QUALITÉ DES SOINS DERRIÈRE LES BARREAUX : UN DÉFI QUOTIDIEN
DOSSIER
TÉMOIGNAGES
À la maison d’arrêt de Strasbourg, les soignants œuvrent pour que les détenus bénéficient, autant que possible, de soins comparables à ceux qui pourraient leur être prodigués à l’extérieur. Une activité variée, qui va de la prévention à la petite urgence, en passant par les maladies chroniques.
Officiellement, le service s’appelle USN1, pour « unité sanitaire de niveau 1 ». Mais ici, tout le monde dit « Ucsa », pour « unité de consultations de soins ambulatoires ». L’ancienne dénomination des USN1 est toujours en usage à la maison d’arrêt de Strasbourg et personne ne s’étonne d’entendre à longueur de journée Nicolas, infirmier dans le service depuis des années, décrocher le téléphone en disant : « Ucsa, Nicolas, bonjour… » Cette indétermination concernant la dénomination de l’endroit où l’on se trouve pourrait être un symbole : la prison est un monde où bien des choses sont codées, et savoir décrypter ce qu’on voit y est presque une condition de survie. Mais à y regarder de plus près, la toponymie importe peu, ce qui compte, c’est qu’on se trouve dans un lieu de soins tel qu’on n’en rencontre nulle part ailleurs. Un lieu de soins où, en dépit des efforts et de la bienveillance de toutes les blouses blanches, la réalité de la détention s’infiltre partout, jusque dans la relation avec les patients.
À première vue, toutefois, on pourrait se croire dans un service ambulatoire tout ce qu’il y a de plus normal. Les cabinets de consultation, les salles de soins, le secrétariat, le cabinet dentaire… Tout est à sa place. Certes, il y a les uniformes bleus de Gilles et Jean-Philippe, les deux surveillants affectés à l’Ucsa. Mais dans le service, c’est la blouse blanche qui domine : Gilles et Jean-Philippe sont les deux seuls représentants de l’administration pénitentiaire, tous les autres professionnels présents sont des salariés des hôpitaux universitaires de Strasbourg (HUS). Et c’est la grande fierté de ces soignants que d’apporter une médecine de qualité aux personnes incarcérées, dont les besoins en la matière sont souvent très importants. Certes, les problèmes psychiatriques, notamment en matière d’addictions, ne sont pas traités ici : ils dépendent de l’unité sanitaire de niveau 2 (USN2) que l’on continue à désigner par son ancien nom de SMPR, pour « service médico-psychologique régional ». Mais même délestée de sa composante psychiatrique, la somme des problématiques de santé qui peuvent concerner les détenus a de quoi donner le tournis.
Car en tant que service de santé implanté dans une maison d’arrêt, l’Ucsa voit par définition défiler beaucoup de monde : les maisons d’arrêt sont prévues pour accueillir les prévenus (en attente de jugement), les personnes condamnées à des peines de moins de deux ans, ou encore celles en attente de transfert… Cela implique des rotations importantes, particulièrement dans ce service où tous les nouveaux arrivants doivent être vus dans les 48 heures suivant leur entrée en détention. Une première consultation médicale qui donne lieu, pour le personnel infirmier, à toute une série d’actes et de prises en charge.
« On effectue beaucoup de dépistages, notamment pour le VIH, qui est systématiquement proposé », commence Nicolas. « On réalise aussi des vaccinations, notamment contre l’hépatite B », ajoute son collègue Justin, lui aussi infirmier. Les deux professionnels signalent que ces actes ne sont pas toujours pratiqués dès l’arrivée du détenu, qui est bien sûr libre de les refuser et qui a souvent d’autres préoccupations au moment de son entrée en prison. Même chose pour le sevrage tabagique, sujet essentiel en termes de prévention car 80 % des détenus sont fumeurs : une partie de l’équipe infirmière est ainsi formée en tabacologie, et il leur est possible de proposer des consultations sur le sujet et de prescrire des substituts nicotiniques.
Les soins du quotidien, par exemple sur le pied diabétique, sont pratiqués à l’Ucsa. Des protocoles permettent en outre aux infirmiers de distribuer certains antalgiques et autres médicaments sans prescription médicale. On peut d’ailleurs noter que le partage des tâches peut aller au-delà de ce qui est généralement admis dans d’autres contextes. « Nous prodiguons parfois des soins à l’azote », explique Nicolas. Un acte qui ne fait pas partie des attributions d’un infirmier en temps normal. « C’est un peu un glissement de tâche, mais c’est un geste qui n’est pas très compliqué et de toute façon, nous n’avons pas vraiment le choix : cela évite d’avoir à extraire un détenu juste pour une verrue », commente le soignant.
En plus des soins techniques et des consultations, l’équipe infirmière de l’Ucsa est très occupée par la distribution des médicaments aux détenus. Les produits sont livrés tous les jours par les HUS, et une infirmière passe toute la matinée à préparer les traitements qu’elle va par la suite, durant l’après-midi, distribuer dans les étages, s’arrêtant devant chaque cellule ou presque pour distribuer ici un Doliprane©, là un antihypertenseur… Une tournée qui est également l’occasion de recueillir les plaintes des détenus et d’échanger avec eux. « On distribue énormément de paracétamol, je ne sais pas ce qu’ils en font », constate Cécile, chargée de la distribution le jour de notre visite. Un surveillant nous glissera la réponse un peu plus tard… Réduit en poudre, puis inhalé ou injecté, le Doliprane© pourrait avoir, selon les détenus, un effet psychoactif.
Il faut bien comprendre que la population détenue ne correspond pas à un échantillon représentatif de la population générale : les comportements à risque y sont plus présents, et globalement, l’état de santé y est extrêmement dégradé. L’illustration la plus frappante est peut-être celle de la santé buccodentaire, si préoccupante que l’Ucsa est dotée d’un cabinet dentaire. « On trouve des cimetières », commente Dominique, dentiste qui vient assurer une vacation à la maison d’arrêt une fois par semaine. Des situations particulièrement graves causées par le mode de vie de beaucoup des détenus quand ils sont à l’extérieur, mode de vie souvent marqué par la rue, la toxicomanie… Les conditions en détention apportent par ailleurs à l’Ucsa une bonne dose d’activité en traumatologie. « Il y a des bagarres, des règlements de compte en promenade », indique Justin. Ce dernier évoque également les fréquentes scarifications opérées par certains détenus sur leurs propres bras, quand Magali, la cadre du service, signale que le service a fréquemment recours à « SOS Mains » pour des détenus qui tapent dans les murs. « C’est une manière pour eux de montrer qu’ils ne sont pas contents », décrypte Justin. Celui-ci reconnaît volontiers que la relation de soins est fortement impactée par la condition carcérale de ses patients. « Une grosse partie de notre travail consiste à démêler le vrai du faux », explique-t-il. Car de nombreux détenus utilisent l’Ucsa comme un instrument pour se procurer des produits divers, ou simplement comme prétexte pour sortir de leur cellule, ne serait-ce que quelques instants. « C’est toute la différence avec l’hôpital, où l’on ne soigne que des gens qui ont mal, poursuit l’infirmier. Là, certains ont mal, et d’autres non, ils essaient juste d’obtenir quelque chose. » D’où, selon lui, la nécessité de trouver la juste distance avec le patient, de « ne pas laisser s’installer une connivence », tout en maintenant la bienveillance nécessaire à toute relation de soins.
L’une des manifestations les plus caractéristiques de la façon dont la condition carcérale vient parasiter la relation de soins est la façon dont sont programmés les rendez-vous médicaux à l’extérieur : leur date n’est jamais communiquée au détenu. Une précaution qui s’explique par les risques d’évasion lors des sorties, ou tout simplement par le risque que, sachant quand et où le patient doit consulter, sa famille, ses complices ou des personnes mal intentionnées peuvent en profiter pour entrer en contact avec lui. Cette procédure n’est que rarement contestée par les patients, qui selon Magali, « comprennent pour la plupart les règles du jeu », même si ce jeu peut laisser des traces.
Il faut donc se rendre à l’évidence : la violence est omniprésente dans l’exercice des soignants en prison, même si elle n’est pas là où on le croit a priori. « Il y a beaucoup moins d’hétéro-agressivité envers les soignants qu’aux urgences ou en psychiatrie », estime ainsi Magali. Car même s’ils n’entrent pas dans le box de consultation, les surveillants sont toujours présents. « Ce sont les garants de notre sécurité, commente la cadre. En deux ans et demi, je n’ai eu aucun arrêt de travail pour violence. Il est arrivé qu’une infirmière se fasse insulter, mais cela s’est arrêté aux agressions verbales. Ce qui ne nous empêche pas de vivre la violence au quotidien, du fait du vécu des patients, dont beaucoup ont des parcours de vie plus que difficiles. »
Sans minimiser ce qu’endurent les détenus avant et après leur arrivée dans la maison d’arrêt, on peut affirmer que les conditions d’exercice des professionnels de santé qui y exercent sont loin d’être aisées. Car le personnel soignant en milieu pénitentiaire, comme dans le reste du pays, est confronté à une pénurie chronique de moyens matériels et humains, mais il subit en plus une forme de double contrainte : aux difficultés de l’administration sanitaire s’ajoutent celles de l’administration pénitentiaire. « La maison d’arrêt de Strasbourg est prévue pour 432 détenus, mais il y en a à ce stade entre 680 et 700, illustre Magali. Nous sommes la maison d’arrêt la plus surpeuplée de la région Grand Est. » Et Tristan, le médecin coordonnateur de l’Ucsa, ajoute que « bien évidemment », les moyens attribués à l’unité « sont calculés sur la base de 432 détenus, et non sur leur nombre réel ».
Pour l’observateur extérieur, la surpopulation carcérale est surtout visible dans les étages, où presque toutes les cellules ont plus d’un occupant alors que c’est l’encellulement individuel qui devrait être la règle. Mais son retentissement est immense dès que l’on commence à creuser le fonctionnement concret de l’Ucsa. Exemple avec les extractions, c’est-à-dire les procédures qui permettent à un détenu de sortir de la prison pour se rendre à l’extérieur, que ce soit pour répondre à la convocation d’un magistrat, pour être transféré vers une autre prison, ou pour un rendez-vous médical. Chaque extraction doit être encadrée par une équipe de surveillants, selon un planning dédié. Or, la pénitentiaire peinant à recruter, les équipes chargées des extractions sont malheureusement en nombre insuffisant. Il faut donc faire des choix et bien souvent, ce sont les extractions à caractère judiciaire qui sont prioritaires.
Un vrai casse-tête pour les secrétaires du service, contraintes de se livrer à une forme de jonglage acrobatique entre le planning de l’Ucsa, celui des surveillants et celui de l’hôpital. Car évidemment, ici plus qu’ailleurs, les rendez-vous sont très difficiles à trouver. Et bien que tout le monde fasse de son mieux, ces difficultés peuvent aboutir à des pertes de chance pour les patients, reconnaît Magali. Mais la cadre tient à souligner que « ce n’est pas la faute de la pénitentiaire », qui fait face à des difficultés au moins aussi importantes qu’à l’hôpital.
Ces difficultés accumulées ont pour conséquence de faire peser de grandes responsabilités sur le personnel paramédical. « Il y a un énorme travail de tri qui est mené par les infirmiers, parce qu’on ne peut pas voir tout le monde », estime Tristan, le médecin. Et quand on demande à Nicolas quelles sont les qualités professionnelles indispensables à un infirmier en détention, la réponse ne se fait pas attendre : « L’autonomie », estime-t-il sans ambages. À tel point que pour Tristan, le milieu pénitentiaire pourrait probablement être un terrain privilégié pour le déploiement d’infirmières en pratique avancée (IPA). « Il y a de grandes possibilités de montée en compétences, estime-t-il. Nos infirmières sont très polyvalentes, mais il y a encore des domaines où le passage par le médecin n’est pas absolument nécessaire, et où l’intervention d’une IPA nous permettrait de nous concentrer sur des cas plus complexes. »
Reste une question : avec toutes les difficultés que comporte l’exercice en milieu pénitentiaire, les soignants y trouvent-ils leur compte ? Leur réponse est unanime : ici, ils ont l’impression de « se sentir utiles ». Et si, comme le dit Tristan, « on a parfois l’impression d’un énorme décalage entre l’importance de notre travail telle que nous la ressentons et la reconnaissance qu’on en obtient », le bilan est globalement très positif. « Je ne me verrais pas travailler ailleurs », résume Nicolas. La preuve que l’on peut rencontrer l’épanouissement professionnel, même dans un environnement aussi rude et exigeant.