L'infirmière n° 050 du 01/11/2024

 

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AGIR CONTRE L'IMPUNITÉ

Anne-Lise Favier  

Formée à l’École des hautes études en santé publique (EHESP), Caroline Chassin occupe le poste de directrice générale adjointe à l’institut Paoli Calmettes, centre de lutte contre le cancer de Marseille (13). Elle nous parle de son travail sur les violences sexistes et sexuelles au sein de la profession.

Pourquoi vous êtes-vous intéressée à la question des violences sexistes et sexuelles dans votre profession ?

Caroline Chassin : En tant que vice-présidente de l’Association nationale des directrices et directeurs d’hôpital (ADH), j’ai beaucoup travaillé sur la représentation de la fonction de directeur d’hôpital et sa complémentarité avec les autres métiers de la santé : je crois notamment à la triangulation entre médecins, paramédicaux et directeurs. En parallèle, au sein du syndicat des managers publics de santé, je me suis portée volontaire pour agir sur la question de l’égalité professionnelle. À l’hôpital, ce n’était pas vraiment un sujet compte tenu du fait que c’est un univers professionnel où il y a beaucoup de femmes. L’enjeu était donc de montrer que comme partout, ce milieu pouvait aussi être touché par le sexisme. Mais comment aborder la question sans être identifiée comme « féministe », avec une connotation péjorative, voire hystérique ? C’est alors qu’en 2017, l’Intersyndicale nationale des internes (ISNI) a publié une enquête1 sur le sujet : elle y révélait notamment que 60 % des femmes se déclaraient victimes de sexisme pendant leurs études avec un impact sur la suite de leur carrière. Face à cela, en tant que membres d’une direction d’hôpital, nous avions une responsabilité : celle de ne pas fermer les yeux face à celles et ceux qui avaient le courage de dénoncer certains agissements. Mais il n’était pas non plus question d’aller voir les médecins et de leur dire qu’ils agissaient mal : ce côté « donneur de leçons » n’était pas le plus adapté et nous avons donc fait le choix de regarder ce qui se passait chez nous. C’est alors que nous avons eu l’idée de mener une enquête, avec l’aide d’une élève directrice, Sarah Evano, qui l’a conduite dans le cadre de son mémoire de fin d’études. Les résultats ont bousculé notre profession ! Tout le monde était persuadé que les violences sexistes et sexuelles n’existaient pas dans notre milieu : pourtant, 60 % des répondantes affirmaient en avoir été victimes en tant que managers de santé. C’est donc devenu un vrai sujet à traiter !

Qu’avez-vous mis en place pour faire bouger les choses ?

C. C. : On a établi un plan d’actions autour de l’égalité professionnelle qui est pour moi intimement liée à ces questions de sexisme. On s’est penché sur les modalités d’accès des femmes aux postes à responsabilité. En étudiant toutes les lignes managériales des différents métiers à l’hôpital, on s’est rendu compte que plus on montait en hiérarchie, moins il y avait de femmes, même dans des secteurs où il y en a historiquement plus ; par exemple, chez les paramédicaux, il y a proportionnellement plus d’hommes directeurs de soins que parmi l’ensemble des paramédicaux. Alors que chez les directeurs d’hôpital, où le corps est à parité depuis de très nombreuses années, trop peu de femmes sont actuellement cheffes d’établissement, et ce malgré des compétences avérées. Nous avons donc défendu des quotas de nomination à 50 % pour ces postes de direction. Nous nous sommes également intéressés à la parentalité pour faire en sorte que les hommes culpabilisent moins de s’occuper de leur sphère familiale, afin de faire prendre conscience aux managers et aux législateurs qu’un équilibre vie personnelle/vie professionnelle est possible.

La problématique des violences sexistes que vous mettez en lumière arrive au moment où l’hôpital est secoué par une vague #metoohopital et dans un contexte où ces violences sont dénoncées alors qu’elles avaient longtemps été cachées. Quel a été, selon vous, le point de bascule ?

C. C. : Je pense que les différentes enquêtes ont permis de lever le voile sur tous ces agissements. Le fait que les personnes concernées par le sujet - par exemple les médecins avec les fresques carabines - osent en parler eux-mêmes et dire que c’est inacceptable et choquant a considérablement fait avancer les choses. On a longtemps pensé que certains agissements étaient la norme mais aujourd’hui, on écoute enfin ceux qui les dénoncent. Le mouvement #metoo fait écho à tout ça, les gens ne se sentent plus seuls, les réseaux sociaux permettent le partage de ces expériences intolérables, et c’est un progrès. On ne parle plus alors de phénomène isolé qu’on va chercher à « cacher sous le tapis » : les consciences s’éveillent !

Pendant longtemps, le bizutage traditionnel des étudiants en médecine et parfois en institut de formation de soins infirmiers (Ifsi) était entouré d’une certaine omerta2, c’était peut-être le point de départ de ces violences « banalisées » ?

C. C. : Tout à fait. Quand on vous forme, qu’on vous dit que c’est normal, une certaine forme d’institutionnalisation de ces pratiques s’installe. Néanmoins, désormais, un grand nombre d’universités les rejettent : à Aix-Marseille, par exemple, ce n’est pas toléré. Cette prise de conscience oblige les dirigeants d’établissements à engager leurs responsabilités s’ils ferment les yeux sur cette réalité. En face, on peut encore avoir des personnes qui estiment que cela « écrase la culture historique » mais la vision des choses n’est pas la même pour tous et c’est ce qui compte, car cela fait avancer le débat. Je ne suis pas médecin, je suis donc mal placée pour parler du bizutage carabin, d’autant que ça n’existe pas à l’EHESP. Quant aux établissements pour lesquels je travaille, si j’avais écho de quoi que ce soit, je serais là pour accompagner et soutenir les victimes.

Le monde de la santé a-t-il enfin atteint un point de maturité pour parvenir à dénoncer certaines pratiques sexistes ?

C. C. : Je pense qu’il est effectivement en train de mûrir, mais ça reste un processus très long ! Chaque année, avec #metoo, on observe des itérations dans toute la société. Le mouvement est parti du monde du cinéma, puis s’est répandu tout autour. Il concerne aussi le monde de l’hôpital. La prochaine étape, peut-être, sera celle de la prise de paroles des hommes : ils se saisiront plus franchement de cette problématique et diront d’eux-mêmes avoir été témoins de choses qu’ils ne cautionnent pas et qu’ils n’acceptent plus, qu’ils veulent changer le monde, que les idées sexistes, même inconscientes, ne sont plus tolérées afin de travailler sereinement ensemble. Ils pourront, eux aussi, aspirer à des vies plus équilibrées et s’occuper de leurs enfants, sans culpabiliser. C’est l’équilibre des relations hommes-femmes qui doit changer. Il y a d’ailleurs quelque chose de très significatif : les femmes arrivent à exercer des fonctions que l’on qualifie de masculines sans que, culturellement, cela ne soit dévalorisé. À l’inverse, le fait que des hommes occupent des postes qui sont considérés comme « chasse gardée » des femmes reste encore dévalorisant et connoté négativement ! Il y a un travail à mener là-dessus. Il faut arrêter de croire qu’une fonction occupée traditionnellement par une femme a moins de valeur qu’une autre. Par ailleurs, on observe des mouvements radicaux « masculinistes » : si les hommes peuvent se sentir menacés lorsqu’on parle de parité, il faut pouvoir en discuter avec eux, comprendre leurs craintes et leur expliquer que ce changement vise à établir un nouveau fonctionnement, bénéfique pour tous ! Je le répète, mais je crois sincèrement que les hommes aspirent aussi à un nouvel équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, et ils sont l’une des clés de ce changement.

Malgré tout, les métiers de la santé, au sein de l’hôpital ou non, restent très genrés, comment faire évoluer cela ?

C. C. : Il faut insister encore et encore sur le fait que les métiers historiquement occupés par des femmes ne sont pas dégradants pour les hommes. Comment inciter les jeunes hommes à s’engager dans des études paramédicales ? C’est la question sur laquelle il faut travailler : changer l’image que l’on se fait de l’infirmier, c’est la clé. Lorsque j’organise des présentations, j’essaye toujours de mettre en avant des femmes médecins et des hommes infirmiers, de changer les codes, au risque de reproduire inlassablement le même schéma. Il faudrait presque lancer une campagne marketing qui montrerait que oui, un homme qui exerce un métier paramédical, c’est aussi très valorisant.

Dans quel sens doit aller la prise en charge des violences sexistes ou sexuelles ?

C. C. : Il faut accompagner les victimes, leur dire qu’on les croit. Toutes les directions ont un devoir moral et professionnel à se saisir du sujet et l’institution doit mener une enquête, de préférence avec l’aide d’un cabinet extérieur - garant de l’indépendance de celle-ci, c’est lui qui conduira les auditions et rendra un rapport - et si besoin, mettre en place une sanction adaptée. Il peut arriver, dans ce genre d’événements, que l’on n’ait pas de preuves tangibles à apporter mais à partir du moment où un problème a été soulevé, il faut le traiter, d’une manière ou d’une autre : prévoir des formations, discuter, etc. Il y a bien sûr tout un volet de prévention à mettre en place. Je trouve que le questionnaire est une bonne approche. Pour chaque personne recrutée, on pose quelques questions du genre « comment caractériseriez-vous ce comportement ? » en exposant différentes situations, en demandant au candidat quelle est sa perception de la situation : est-ce que cela relève de la blague ? d’un comportement sexiste ? En fonction des réponses obtenues, on explique ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, en s’appuyant notamment sur des textes de loi et en proposant au répondant d’en apprendre plus. C’est anonymisé, cela permet à tout un chacun de savoir où il se situe par rapport à ces préoccupations. C’est aussi l’occasion de se rendre compte que ces comportements ne seront pas tolérés. Il peut bien sûr y avoir des comportements maladroits, involontaires, mais une fois que l’on est sensibilisé, cette excuse n’est plus tenable. Cela nous permet par ailleurs, en fonction de l’analyse des réponses, de mettre le doigt sur des points de faiblesse et d’agir dessus. En revanche, lorsqu’on parle d’agression sexuelle, la tolérance zéro doit être la règle.

Fin mai, le ministère de la Santé a annoncé une première série de mesures pour prévenir et lutter contre les violences sexistes et sexuelles dans le secteur de la santé. Elles rejoignent votre travail, comment les accueillez-vous ?

C. C. : À notre niveau, dans les établissements, le mouvement est lancé. Alors, certes, des évolutions sont attendues au niveau de l’arsenal législatif, mais je pense que l’on a tellement bien avancé sur le sujet, que le travail de prise de conscience institutionnel et politique a été tel que l’on est désormais légitime à avancer : il ne faut pas toujours attendre des autres des progrès que l’on peut mettre en place à son échelle. Si, dans un établissement, il y a des besoins identifiés, alors en tant que directeur, il faut s’en saisir. On perçoit aussi que l’hôpital a besoin de travailler sur sa qualité de vie au travail : même si le sujet est bien identifié, on n’a pas encore trouvé de solution parfaite en tout point et il reste encore beaucoup à accomplir.

Justement, parler de bien-être au travail, dans un milieu qui semble lui-même malade, cela semble compliqué ? Quel remède apporter à l’hôpital ?

C. C. : La question est compliquée car je pense que l’hôpital n’a pas encore bénéficié du bon diagnostic. J’entends souvent « on a besoin de reconnaissance » et quand on creuse, qu’on demande ce qu’il faudrait pour que le personnel soit reconnu, il a lui-même du mal à répondre. Il faut en être conscient. Petit à petit, on peut essayer d’envoyer des signaux et reconstruire du collectif, créer de l’union, de la solidarité dans des établissements qui ont été mis à mal avec la crise sanitaire obligeant le personnel à être surinvesti dans de multiples tâches en un temps record. L’hôpital en sort un peu exsangue : on ne se remet pas en six mois d’une situation qui a duré trois ans. C’est long, ça prend du temps, un peu comme une psychothérapie. Je pense qu’à l’hôpital, on a besoin d’organiser cette période de rétablissement et de reconstruction post-crise, qui permettra de retrouver le sens des choses. Les solutions existent, il faut les chercher ensemble. Les gens doivent travailler sur eux-mêmes, ils attendent beaucoup des directions mais elles ne peuvent pas tout transformer : elles peuvent donner un cadre, des signaux, mais je crois que la transformation doit être collective. Je n’ai pas de solutions prêtes à l’emploi : on essaye de mener des actions et d’être dans l’accompagnement. Les équipes peuvent également se saisir de certaines décisions de terrain en fonction des aspirations de chacun.

Références

  • 1. https://tinyurl.com/yrc7ke8k
  • 2. C’est d’ailleurs le mot utilisé par Valérie Auslander dans son ouvrage Omerta à l’hôpital, le livre noir des maltraitances faites aux étudiants en santé, paru en 2017.

Caroline Chassin, directrice générale adjointe à l’institut Paoli Calmettes. Femme de Santé 2024.