L'infirmière n° 050 du 01/11/2024

 

DOSSIER

RÉFLEXIONS

Julie Agnaou est infirmière et doctorante en philosophie à Sorbonne Université. Son domaine de recherche : les spécificités du soin en milieu carcéral. Un poste d’observation privilégié sur le travail infirmier en prison.

Pourquoi et comment en êtes-vous venue à vous intéresser à la question des soins en prison ?

Julie Agnaou : Cela remonte à ma troisième année d’institut de formation en soins infirmiers (Ifsi), en 2020. J’avais effectué des stages dans beaucoup de services, je voulais voir des façons d’exercer différentes avant d’être diplômée, et j’ai fait une demande pour un terrain de stage peu connu : l’Ucsa de la maison d’arrêt de Montauban. J’ai été acceptée, et lorsque j’ai commencé à exercer, je me suis inscrite en parallèle en master de philosophie « humanités biomédicales » à la Sorbonne. Au moment de choisir un sujet de mémoire, j’ai eu envie de travailler sur la prise en soins en prison, qui me semblait être une expression paradoxale. Et comme tout travail de recherche apporte plus de questions que de réponses, quand l’opportunité d’un contrat doctoral s’est présentée, j’ai décidé de poursuivre sur une thèse.

Quelles sont les questions philosophiques que pose la prise en soins en prison ?

J. A. : Ma recherche adopte un double regard de santé publique et d’éthique : je m’intéresse à l’épidémiologie sociale, c’est-à-dire aux conditions de vie et facteurs sociaux qui impactent l’état de santé en prison, et je la mets en perspective avec une approche de philosophie morale qui interroge le sens de la punition, de l’enfermement. Tout cela me conduit à une réflexion sur la nature du soin en prison, avec un focus sur la question de l’autonomie. En tant qu’infirmière, nous avons une vision très fonctionnelle de l’autonomie : nous accompagnons le patient pour qu’il puisse faire un maximum de choses par lui-même. Mais on peut aussi penser que l’autonomie consiste à reconnaître que chacun est libre de se déterminer par lui-même, ce qui suppose la liberté, l’action possible. Or cette liberté est précisément ce qui est empêché en prison : toute la question consiste à savoir si notre modèle de pensée de l’autonomie est encore pertinent dans le contexte des soins en privation de liberté.

Comment travaillez-vous ?

J. A. : Il y a tout d’abord un travail théorique de lecture d’ouvrages, d’articles, de veille, pour comprendre ce concept d’autonomie. Mais je m’inscris dans une pratique de la philosophie de terrain, via l’observation directe. Je suis donc en immersion dans des établissements pénitentiaires. Depuis le début de ma thèse, je me rends à la prison de la Santé à Paris, j’ai fait une année d’observation ponctuelle à Fleury-Mérogis dans l’Essonne, et j’ai un terrain en Guyane à venir. C’est donc une activité d’écoute, de discussions avec les professionnels et les patients, complétée par des entretiens semi-directifs que j’ai entamés il y a quelques mois.

Depuis ce poste d’observation, quelles sont les spécificités que vous pouvez percevoir de la profession infirmière en prison, à la fois en tant qu’infirmière et en tant que philosophe ?

J. A. : J’ai pu observer que c’est un métier très polyvalent : il faut maîtriser beaucoup de sujets, autant sur le plan somatique que psychiatrique, sur le soin aigu comme sur le soin courant, sur le curatif mais aussi sur l’éducation à la santé. Cela demande une forte capacité d’écoute, une grande réactivité, ainsi qu’une grande responsabilité : dans bien des situations, les médecins sont absents et les infirmiers sont seuls pour gérer ce qui arrive. Je pense aussi que c’est un métier où il faut faire preuve de calme et de clairvoyance pour gérer les moments de tension.

On dit souvent qu’exercer en prison, c’est cumuler les difficultés de l’administration hospitalière et celles de l’administration pénitentiaire, est-ce aussi votre constat ?

J. A. : On peut avoir ce ressenti au début. Mais plus on voit d’établissements différents, plus l’image est nuancée. Il faut d’abord considérer la question du point de vue des patients : pour certains détenus, qui à l’extérieur étaient très isolés, en difficulté sociale ou psychologique, l’accès aux soins en détention est paradoxalement parfois meilleur qu’auparavant. De même pour les professionnels, j’ai rencontré beaucoup de soignants qui avaient, en détention, retrouvé du sens dans leur pratique, une forme de reconnexion avec leurs fonctions initiales. Certes, ils subissent certaines contraintes, mais il y a des contraintes de l’exercice hospitalier qu’ils n’ont pas, et ils apprécient souvent l’autonomie de l’exercice en prison. Ils ont aussi l’impression d’avoir de meilleures conditions de travail.

Pour revenir à la question philosophique de départ, n’y a-t-il pas, tout de même, une forme d’absurdité à exercer une fonction de soignant dans un environnement qui est reconnu comme pathogène ?

J. A. : C’est une question que beaucoup de soignants se posent. Lors de mes entretiens, ils sont nombreux à se demander si en travaillant en prison, ils ne cautionnent pas l’existence de tout un système dont ils déplorent les conséquences délétères. Ce sont des dilemmes professionnels qui restent souvent sans réponse. L’éloignement géographique de l’hôpital fait aussi qu’on a l’impression d’être relégué au second plan : les soignants me disent souvent qu’ils sont les oubliés de l’hôpital. Ils ont l’impression de ne pas être chez eux, mais d’être chez « la pénitentiaire » : même si les relations se passent généralement bien, ils sentent que l’espace n’est pas fait pour le soin. Le rapport au temps est aussi impacté : on doit souvent attendre derrière deux ou trois portes pour qu’on vous ouvre, tout peut être bloqué d’un moment à l’autre… Il y a un véritable enjeu à partager un même lieu de travail alors qu’on a des fonctions différentes : la fonction sanitaire et la fonction sécuritaire se rencontrent peu, et elles sont parfois diamétralement opposées.

Julie Agnaou, infirmière et doctorante en philosophie à Sorbonne Université.