L'infirmière n° 051 du 01/12/2024

 

DOSSIER

INTRODUCTION

Myriem Lahidely  

En Inde, une grande partie de la population recourt à l’ayurvéda. Cette médecine traditionnelle naturelle, pratiquée par des professionnels très longuement formés, est reconnue dans quelques pays occidentaux mais pas encore en France, où elle reste non conventionnelle et cantonnée au bien-être.

Soigner ensemble le corps et l’esprit. Ce principe est celui qui fonde la médecine ayurvédique, née dans l’Inde ancienne, et plurimillénaire. Sur le continent, 80 % de la population y recourt, en soins primaires, ou en complément de la médecine occidentale. De cette « science (veda) de la vie (ayur, l’élan vital)  », l’Occident connaît généralement les massages ou le yoga. Ces deux facettes n’en sont que la partie émergée. « La médecine ayurvédique aborde avant tout le patient dans sa globalité, physique, psychique et mentale », prévient la docteure Vaidya Lakshmi Lakshmanan, praticienne à la clinique Chakrapani Ayurveda Research Center, à Jaïpur. « C’est une médecine holistique, individualisée, qui soigne d’abord le malade plutôt que la maladie, en privilégiant la prévention. » Elle se concentre avant tout sur les causes, l’origine des symptômes ou de la pathologie, en vue de la traiter durablement.

Les cinq éléments

L’être humain est ici appréhendé comme un bout du cosmos, constitué, comme lui, des cinq éléments - terre, eau, feu, air et l’éther (le vide) -, combinés par paire. « Leur proportion diffère d’une personne à l’autre et détermine une constitution - le “dosha” ou énergie vitale - propre à chacun d’entre nous, et unique », précise le médecin. Soit trois doshas (humeurs) en tout, dont l’un prédomine - Vata (air et éther), Pitta (feu et eau), Kapha (terre et eau) - et reflète la nature de la personne, son énergie, ses qualités principales : nerveux, bilieux, flegmatique, et sa tendance à rester en bonne santé ou pas. Ce profil « doshique » est capital. « L’état de santé général est bon lorsque les trois "doshas" sont à peu près équilibrés, les petits maux ou les maladies surgissent lorsqu’il y a déséquilibre », résume le docteur Vijay Kumar Sukl, médecin ayurvédique senior, à Udaipur. Il faut au minimum une heure, à la première consultation, par un examen minutieux fait par le praticien pour déterminer le principe métabiologique de base. « L’équilibre relatif des “doshas” dépend de l’alimentation et de la digestion, centrale en matière de bonne santé, mais aussi des émotions… », décrit ce dernier. Les questions abordent aussi le mode de vie, la pratique d’une activité physique, les antécédents familiaux. Le contexte social et professionnel est également pris en compte et tout est observé à la loupe : la respiration, l’état de la langue, les ongles, la chevelure, l’ossature et les articulations, la voix, le mouvement, et même les selles.

Équilibre corps-esprit

La médecine ayurvédique, qui reconnaît six stades à la maladie, considère aussi que les quatre premiers relèvent de la prévention. La consultation donne lieu à la prescription d’un véritable « code de bonne conduite » qui aide à rétablir et à maintenir l’équilibre entre le corps et l’esprit. Et ce, en fonction du déséquilibre relevé sur l’un des trois doshas (principe vital). « Les traitements sont fondés sur la diététique, la phytothérapie, le massage ayurvédique et sur des exercices de respiration, sur le yoga ou la méditation », fait observer la docteure Divya Gupta, femme médecin ayurvédique, au centre de naturopathie d’Udaipur.

« Les maladies auto-immunes, les allergies, les troubles métaboliques et beaucoup de maladies liées au mode de vie peuvent être gérés avec les techniques de l’ayurvéda », assure aussi Iqbal Khan, médecin et enseignant à la faculté de médecine ayurvédique d’Udaipur, spécialiste en santé publique. Dans cette prise en charge entièrement naturelle, des règles alimentaires peuvent ainsi être prescrites, comme éviter certains aliments pour réduire une inflammation articulaire par exemple. Le fondement de la bonne santé, en ayurvéda, étant de faire le nécessaire pour s’assurer une bonne digestion, améliorer le transit, si besoin. Et ce faisant, éliminer les toxines qui, sans une bonne hygiène de vie, s’accumulent dans les tissus, encrassent les organes, et favorisent certaines maladies qui peuvent devenir chroniques. « Adopter une alimentation saine et digeste adaptée à sa constitution est une première étape pour maintenir l’équilibre des “doshas” », explique le docteur Iqbal Khan.

Les cinq actes du « panshakarma »

Pour éliminer ces toxines, outre de nouveaux comportements alimentaires, la médecine ayurvédique est dotée d’un outil imparable : la cure. Si possible à tous les changements de saison, pour régénérer le corps. La base, c’est le panshakarma, un processus de purification en cinq actes - applicable à toutes les disciplines médicales - qui associe des lavements à l’huile infusée de plantes médicinales, la purge, le vomissement, la sudation. On peut y ajouter aussi l’élimination des toxines par une hygiène du nez, ou le traitement d’affections de la tête telles qu’une migraine, une douleur du cou, une maladie ORL. Et le massage, acte de bien-être connu des Occidentaux, passage obligé - et tout bénéfice - de la cure ayurvédique… « Ces massages, eux aussi adaptés à la personne, sont plus ou moins dynamiques, ils se font à l’huile tiède mais aussi à sec », indique la docteure Divya Gupta.

L’abhyanga est la base, bénéfique aux trois doshas : ce massage complet de la tête aux pieds, cheveux et maxillaires compris, est le plus connu (des praticiens français notamment). Il est utilisé pour soulager des tensions, entretenir la souplesse des muscles, améliorer la circulation du sang ou encore amener une détente profonde. Un autre - l’udatvarna - est proposé aux profils Kapha sujets à l’embonpoint. Ce massage vigoureux, à sec, avec de la farine de pois chiche parfois associé à des herbes médicinales, relance le métabolisme, détoxifie la peau, contribue à activer la circulation du sang et de la lymphe, voire à lutter contre le poids. Le plus étonnant, tel qu’observé dans la clinique Chakrapani à Jaipur, c’est le shirodhara, intéressant les profils Vata. « Ce traitement se fait avec un filet d’huile qui coule en continu sur le front et les cheveux entre une demi-heure et quarante-cinq minutes », indique la docteure Vaidya Lakshmi. Il est proposé pour soulager les migraines, les maux de tête, les insomnies mais aussi pour calmer le mental, réduire l’anxiété, les ruminations et les angoisses.

Une pharmacopée très riche

L’arsenal ayurvédique est beaucoup plus vaste. Les traitements par les plantes sont une des bases de cette médecine. Il n’y a pas une ville en Inde qui n’ait pas de pharmacies ni d’hôpitaux ayurvédiques. Pour soigner, les médecins ont à leur disposition pas moins de 2 000 herbes médicinales et autres épices (sur près de 7 500 utilisées par les praticiens traditionnels pour soigner des maladies), qu’ils dispensent selon diverses préparations et formes.

Plusieurs de ces plantes font désormais l’objet d’études approfondies, en Occident en particulier. On note, par exemple, le curcuma, puissant anti-inflammatoire, utilisé dans des maladies cardiovasculaires, un mélange à base de pois mascate pour prévenir ou réduire les effets secondaires de médicaments antiparkinsoniens, le gingembre, le curcuma et la boswelia pour des troubles inflammatoires tels que l’arthrite ou l’asthme, ou encore la Centella asiatica, utilisée pour traiter la maladie d’Alzheimer. Cette médecine ayurvédique est constituée de huit branches que sont la médecine générale, la chirurgie, les maladies ORL et des yeux, la gynécologie obstétrique et la pédiatrie, la toxicologie, la psychiatrie, la gériatrie et la régénération, la fertilité et la sexualité.

« Elle nécessite de longues années d’études, avec un cursus qui inclut l’allopathie, et toutes les matières communes aux deux médecines telles que l’anatomie, la physiologie, etc. », indique le docteur Iqbal Khan. « Il faut sept années d’études pour devenir médecin, plus deux années supplémentaires de pratique conseillées auprès d’un senior. » Il en faut quatre et demi pour obtenir un diplôme d’infirmier (ou infirmière) spécialisé(e) en ayurvéda. « On compte autant de femmes que d’hommes et cette population médicale augmente depuis quelques années », ajoute-t-il. Tout comme le public, de plus en plus demandeur de médecines douces.

Une approche complexe officielle

Cette approche naturelle, aussi complète que complexe, où la santé correspond à un équilibre général, physique, psychique et spirituel, renvoie à la définition qu’en avait donné l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 1948 : «  […] un état complet de bien-être physique, mental et social qui ne consiste pas seulement à une absence de maladie ou d’infirmité. » Le gouvernement indien a, pour sa part, créé un ministère qui regroupe et encadre désormais les six médecines officiellement reconnues, l’ayurvéda y figurant avec l’homéopathie, la naturopathie, le yoga et l’unani (médecine née dans la Grèce antique et développée par les Moghols), à côté de l’allopathie. « L’Organisation mondiale de la santé, elle-même, a reconnu l’ayurvéda, médecine holistique alternative, comme un véritable système de santé à valoriser et à développer. » Les médecins ayurvédiques indiens aiment dire aussi qu’elle en a fait la mère de toutes les médecines. C’est encore l’OMS qui organisait, en Inde, dans le Gujarat, en août 2023, le premier sommet mondial de haut niveau sur la médecine traditionnelle. Objectif : examiner le rôle de cette approche, complémentaire et intégrative, pour relever les défis sanitaires urgents et les possibilités d’accélérer la santé pour tous. En favorisant aussi les avancées dans les domaines de la santé mondiale et du développement durable. Tous les ministres de la Santé des pays du G20 y étaient conviés.