LES PETITS PAS DE L’AYURVÉDA EN FRANCE
DOSSIER
REPORTAGE
En France, l’ayurvéda essaie de se frayer une voie dans le panel des médecines complémentaires autorisées. De nombreux soignants, infirmiers en particulier, s’y sont formés pour enrichir leur activité d’une pratique bien-être, ou tout simplement pour opérer un virage professionnel.
“En France, on a le droit de parler d’ayurvéda mais sa pratique médicale est interdite, bien que ce soit une médecine multimillénaire, qui nécessite de longues années d’études et se base sur une riche pharmacopée. » Quarante ans après qu’il s’est installé en France comme précurseur de l’ayurvéda, Kiran Vyas, créateur de trois écoles spécialisées en Inde et de deux centres dans l’Hexagone (1983 à Paris et 1990 en Normandie), dresse un constat : « Ici, on ne peut ni prescrire ni soigner. C’est en tout cas mon interprétation, mais ce qui est bien dans l’ayurvéda, ce sont toutes ses techniques de bienêtre, bonnes pour la santé, qui ne sont pas interdites ! » Ses études approfondies dans cette spécialité, le pédagogue les avait faites dans cette intention : le bien-être, la prévention et l’harmonie par un mode de vie holistique, sujets qu’il a introduits dans ses écoles.
C’est lui qui a, entre autres, inclus l’apprentissage des bases de l’ayurvéda en 2007-2008 dans un diplôme universitaire* à destination des médecins et des soignants. « La méditation qui vient d’Asie, est déjà entrée dans différents services avec le yoga, tout comme l’hypnose », rappelle l’ancien représentant éducatif à l’Unesco. Depuis une dizaine d’années, dans plusieurs CHU de France, et dans des congrès médicaux mondiaux autour de la médecine intégrative, l’ayurvéda semble être davantage considéré. « Depuis ces trois dernières années, il se répand beaucoup et c’est positif », constate-t-il. Quelques médecins spécialistes, exerçant dans des cliniques ou hôpitaux ayurvédiques indiens, commencent à venir en France, pour des consultations ou des conférences. Dans les centres que Kiran Vyas a créés ici, les traitements tels que les massages, la diététique et le yoga sont davantage axés sur le bien-être et la détoxification des organes plus qu’ils ne soignent, à proprement parler. « La détoxification peut s’avérer très utile, par exemple, dans les maladies inflammatoires chroniques graves », précise ce dernier. Il y a actuellement, partout dans le monde, de nombreux sujets de recherche autour de la médecine ayurvédique. En France, il y aurait une petite quinzaine d’articles par an, en pharmacie et en médecine. Pour Kyran Vyas, « dans quelques années, toutes ces études vont nous amener vers des synthèses assez passionnantes et intéressantes ».
Il n’en reste pas moins qu’un peu partout en France, des soignants, dont beaucoup d’infirmiers, sont formés, ou sont en train de le faire, aux techniques de l’ayurvéda pour apprendre le prakriti (détermination des doshas), les principes de l’hygiène alimentaire ou les massages. Morgan Vasoni, ancien biologiste devenu thérapeute spécialisé à Albi et Toulouse, dispense pour sa part des enseignements précis en herboristerie ayurvédique et sur la clinique : apprendre à faire un examen, prendre le pouls, reconnaître les déséquilibres, etc. « C’est la demande la plus récurrente et depuis l’après Covid19, les profils sont plus qualifiés », précise ce professionnel formé en Inde, auprès d’un médecin, sur une période de dix années. « Beaucoup de ces soignants veulent se recycler, leurs conditions de travail étant un gros facteur de raslebol. » Il s’agit de personnels soignants, d’accompagnants, mais aussi de généralistes en quête d’une autre conception de la santé pour enrichir leur profession.
À Montpellier, Delphine Marc, infirmière puéricultrice, s’est formée comme thérapeute, sans toutefois délaisser son métier. Après dix années passées dans un service de protection maternelle et infantile (PMI), elle travaille depuis deux ans comme infirmière en pédopsychiatrie au CHU de Montpellier. « Je voulais une pratique qui inclut les enfants et leurs parents, aller plus loin dans les émotions, dans la relation, la représentation globale de la famille, de l’enfant dans son histoire de vie, explique cette soignante . L’ayurvéda offre une perception différente, globale, qui tient compte du corps, de l’esprit et de l’âme, note-t-elle. Il n’y a pas que le symptôme, le corps ici n’est plus morcelé. »
L’infirmière a obtenu un diplôme universitaire (DU) de psycho-périnatalité et poursuit actuellement un DU « Théorie de l’attachement et applications cliniques ». « En pédopsychiatrie, les symptômes physiques somatiques sont liés à des problématiques plutôt psychiques et on travaille beaucoup sur le corps et l’esprit », rappelle cette professionnelle formée par ailleurs en psychologie ayurvédique.
L'infirmière a rencontré l’ayurvéda par le yoga, qu’elle pratique depuis dix ans. « Les gens connaissent la médecine chinoise, beaucoup de choses entrent à l’hôpital, sauf l’ayurvéda pour qui ça reste compliqué », constate la soignante qui l’avait, au départ, adopté pour elle-même. « En pédopsychiatrie, où il y a de gros troubles anxieux, on commence à s’ouvrir aux prises en charge globales. » Le service du CHU où elle travaille à mi-temps, lui, s’est montré ouvert. La soignante a ainsi pu concevoir des soins extraits de l’ayurvéda, en commençant par un protocole respiratoire avec des enfants. « Il ne s’agit pas forcément du "pranayama" classique (exercices pour réguler la respiration), précise-t-elle. Avec des enfants de 3-4 ans, on peut travailler sur la régulation de la respiration par le jeu. » La médiation corporelle par le toucher fonctionne bien aussi, grâce, entre autres, au massage des tout-petits. « Qu’il soit fait par le parent ou accompagné par le soignant », précise la thérapeute. Les outils de l’ayurvéda, elle les adapte et les mixe avec ceux dont elle dispose aujourd’hui comme infirmière puéricultrice exerçant en pédopsychiatrie. « À l’hôpital, on a quand même la possibilité de proposer des choses, cela se fait au fur et à mesure. »
Le soin par l’ayurvéda, Delphine Marc l’exerce de façon plus complète dans ses accompagnements individuels, et à son compte sur son autre mi-temps. Souvent à domicile, ou dans un lieu partagé où elle s’occupe essentiellement de femmes, autour de la grossesse notamment. « L’ayurvéda conseille des massages quotidiens durant cette période. » Cela lui permet d’initier la patiente à des exercices de respiration et de visualisation qui l’aident à être plus sereine, de prodiguer des conseils adaptés en alimentation et hygiène de vie au quotidien ou de réaliser des massages abhyanga pour nourrir le corps et le préparer. « En fin de grossesse, j’utilise souvent le bol Kansu qui fait travailler les flux descendants et aide à préparer à l’accouchement. » L’infirmière travaille aussi sur les troubles endocriniens comme l’endométriose dont les symptômes peuvent être apaisés par une hygiène alimentaire anti-inflammatoire.
La demande de soins corporels s’avère être souvent la porte d’entrée de ses prises en charge. « L’ayurvéda nous relie aux saisons et à l’environnement. Le soin est défini sur le moment, quand je rencontre la personne », prévient-elle. En tenant particulièrement compte de l’état émotionnel du patient, elle délivre un massage abhyanga par exemple à l’huile de coco, rafraîchissante, en été, et à l’huile de sésame, réchauffante, en hiver. Ou un massage à sec, tonique, au printemps et en été, pour drainer le système lymphatique ou travailler les tissus adipeux. Cette porte d’entrée « massage » classique fait partie de la routine et de l’hygiène de vie. Elle peut ouvrir sur un travail plus complet, global. « C’est le sens de l’ayurvéda. »
La thérapeute décline aussi les bastis, sur les articulations, la poitrine, le ventre, le dos, des soins localisés anti-inflammatoires ou antidouleur réalisés avec une huile infusée de plantes et chauffée. Et le basti des yeux, un bain au ghee (riche en vitamine A) légèrement chauffé, pour reposer une fatigue oculaire, nourrir le globe et la cornée, entre autres. « L’ayurvéda demande du temps, il donne plein de petites cartes à utiliser, les prises en charge se construisant au fil des séances. » Parmi les personnes qui la consultent régulièrement, il y a des infirmières, des psychologues, des kinésithérapeutes. « Tous viennent pour cette vision globale de la santé, confie Delphine Marc. Et parce que je suis infirmière au départ, ça donne du crédit. »
À Coron, près de Chemillé-en-Anjou (Maine-et-Loire), capitale des plantes médicinales, Geneviève Martin, infirmière libérale (Idel), exerce, elle aussi, depuis 11 ans, comme consultante en ayurvéda. À son diplôme d’État d’infirmière, elle avait ajouté une formation en sophrologie. Elle a appris le shiatsu et le massage du pied en réflexologie. « À l’époque, on ne parlait pas d’ayurvéda, mais cette médecine réunit tout ce en quoi je crois. » Elle s’est donc formée à cette pratique dont le point fort, selon elle, est la connaissance très fine et développée de la nutrition, de la digestion, centrale en ayurvéda, et du métabolisme (assimilation). « L’ayurvéda sait soigner des choses que la médecine occidentale ne sait pas forcément soigner », indique l’Idel. Régénérer un foie abîmé par exemple, un cartilage en cas d’arthrose ou une paroi intestinale poreuse. « On est très fort sur les maladies autoimmunes et on a de très bons résultats sur les pathologies inflammatoires. »
Dans les faits, Geneviève Martin procède selon le rituel traditionnel : diagnostiquer la constitution de la personne, observer comment elle bouge, parle, regarder l’état de la peau, des yeux, des ongles et la langue qui donne des informations sur un organe en mauvais état. Puis questionner sur la digestion et l’alimentation. Le pouls, aussi, pour détecter les déséquilibres et travailler sur la nutrition qui va les rattraper. « On soigne avec des techniques très naturelles. Les conseils alimentaires rééquilibrent déjà pas mal de choses. » Avec les plantes médicinales aussi, que cette infirmière connaît bien, et les épices, « des plantes médicinales exceptionnelles qui soignent beaucoup de choses », et sur quoi elle a écrit un livre. « Les troubles de transit et la constipation font partie de mon quotidien d’Idel, note-t-elle. Souvent, les gens n’ont d’autre réponse que des sachets de Macrogol©. » Avec des petits conseils en diététique et des plantes assez simples - anis vert, fenouil, cumin, contre les gaz, fenouil, coriandre en cas d’inflammation de la paroi intestinale, etc. -, ces problèmes se règlent plutôt bien. D’autres épices sont très souvent utilisées, comme le curcuma, un antibiotique à large spectre, ou le clou de girofle, mucolytique, désinfectant et antibactérien viral. Avec sa casquette de consultante en ayurvéda, elle réalise également des massages détente ou très toniques, selon le besoin, et travaille aussi les points marmas (points d’acupuncture) pour relancer « la circulation de l’énergie. Cela aide à retrouver l’équilibre et des capacités à s’autoguérir », indique la praticienne. « Les patients savent que je connais bien les plantes, mais je n’ai pas le droit de leur dire que je fais de l’ayurvéda. » Ses consultations dédiées, elle les donne à son domicile des jours distincts de son travail d’Idel qu’elle mène dans un cabinet, huit kilomètres plus loin.
À Toulouse, Marie-Pierre Plaza, infirmière et cadre de santé retraitée du CHU depuis 2022, avait œuvré pendant des années, et largement contribué à faire entrer un usage professionnel et reconnu de l’aroma thérapie dans différents services hospitaliers, avec le soutien de la pharmacienne hospitalière et de la direction des soins. Elle est professeure de yoga depuis 18 ans, s’est aussi formée pendant trois ans à l’ayurvéda, en particulier à ses massages (un abhyenga peut durer deux heures), les complétant par la sonothérapie, profondément relaxante, qui utilise des bols en cuivre**. « L’ayurvéda est centré sur l’ensemble de la personne en fonction de son âge, de sa constitution, des saisons, etc. Cette conception holistique cherche la cause du problème à résoudre et prend soin du terrain, insiste-t-elle. Il est curatif et surtout, préventif. » L’infirmière défend justement, fermement, la vision du soignant attentif au bien-être des autres, la reconnaissance de sa mission de prévention. « Ce rôle propre à l’infirmière est inscrit en toutes lettres dans ses attributions officielles, rappelle-t-elle. Le plus souvent, elle n’a pas le temps de le mettre en pratique, ou rarement, dans des services spécifiques, et ça ne se codifie pas. »
Elle voit bien l’ayurvéda et le yoga s’inscrire dans la médecine intégrative, née aux États-Unis dans les années 1990, et que l’on aborde de plus en plus, en Europe. Plusieurs systèmes de soins ou de santé se rassemblent ici pour prendre en charge les patients dans un cadre multidimensionnel, psychologique, affectif, cognitif… en bref, holistique. « Cette médecine intégrative, unique et individuelle, est une porte qui va permettre aux médecines alternatives et complémentaires d’entrer un peu plus à l’hôpital », espère cette professionnelle qui, au rôle curatif et palliatif des infirmiers, aimerait voir rendue plus visible leur place dans la prévention. Avec l’association Les Amis de l’Oncopole, à Toulouse, sur la base d’un certificat médical et après validation médicale, l’ancienne infirmière thérapeute en ayurvéda intervient auprès de patients par le biais du yoga doux et des massages de bienêtre, en complément de leur traitement. « Nous avons modifié le libellé de notre kakémono, en substituant à ayurvédique, le terme bien-être… », confie-t-elle aussi.
*Diplôme interuniversitaire de pratiques psychocorporelles et santé intégrative. Faculté de médecine université Paris-Saclay.
**Ces massages, originaires du nord de l’Inde réalisés à l’aide de bols Kansu, stimulent la plante des pieds, la paume des mains ou les articulations. Cette technique rééquilibre l’élément feu dans le corps, et le réharmonise.