REPÉRAGE ET ACCOMPAGNEMENT DES ADDICTIONS : UN SUIVI INFIRMIER À CONSOLIDER
EXERCICE LIBÉRAL
ORGANISATION
En se rendant quotidiennement au domicile de leurs patients, les infirmières libérales sont parfois amenées à constater des problèmes d’addictions. Face à une telle situation, comment agir ?
Dans un contexte sociétal de consommations d’alcool et de tabac extrêmement importantes, l’investissement de l’ensemble des professionnels de la relation d’aide est fondamental. « Les infirmières libérales (Idel) étant au contact quotidien de nombreuses personnes consommatrices, leur implication est nécessairement efficace pour détecter les consommations anormales d’alcool et de tabac, particulièrement prévalentes », estime le Dr Nicolas Bonnet, pharmacien, directeur du réseau de prévention des addictions (RESPADD). « L’Idel se trouve en première ligne pour la prise en charge des addictions car en étant au domicile des patients, elle peut observer leurs comportements », ajoute Sandra Pinel, infirmière en pratique avancée (IPA) santé mentale dans un centre d’addictologie à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), et patiente experte addictions. Cette place dans l’intimité du patient facilite les échanges, et permet de poser la question plus facilement ou, a minima, d’ouvrir le dialogue.
Dans la stratégie de soins, le repérage précoce des consommations problématiques est indispensable, notamment pour éviter la complication de la dépendance pour le tabac et l’entrée dans celle de l’alcool. Des outils d’évaluation permettent, assez facilement, de savoir si une personne souffre d’une addiction ou si sa consommation est uniquement passagère. « L’addiction se définit comme la perte de la liberté de s’abstenir, rappelle Sandra Pinel. La personne ne parvient pas à réduire ou à arrêter seule et continue sa consommation malgré les conséquences sur sa vie car l’addiction est plus forte. » Certains signes peuvent permettre à l’infirmière d’enclencher les premières questions : les syndromes de sevrage, tels que les tremblements ou les sueurs sont révélateurs d’un signe de manque, « tout comme l’agitation ou l’agressivité », indique l’IPA.
En cas de doute, il est recommandé, avant d’aborder le sujet avec le patient, de l’avoir déjà rencontré plusieurs fois. Il est possible, ensuite, d’utiliser les outils d’aide au repérage précoce et intervention brève (RPIB), qui permettent d’évaluer les consommations de tabac, d’alcool et de cannabis, de proposer une intervention brève chez les consommateurs à risques et d’assurer un accompagnement de manière durable pour favoriser la réduction ou l’arrêt de ces consommations. Cette technique valorisante, car basée sur la confiance et la croyance en la capacité de l’autre à changer, est rapide. En 10 à 15 minutes, le professionnel peut repérer et délivrer une intervention pour donner envie à la personne d’enclencher un changement de comportement. Grâce à cette action, « on engage entre 70 % et 80 % des fumeurs dans une démarche d’arrêt de la consommation, fait savoir le Dr Bonnet. Pour les 20 % restants, ceux pour lesquels la dépendance est très forte, il faut d’emblée les orienter vers un addictologue. » Et de poursuivre : « Pour l’alcool, l’évaluation des personnes non dépendantes entraîne spontanément une baisse de 30 % de leur consommation car le test est "automotivationnel". » Des résultats d’autant plus importants que 40 % des décès liés à l’alcool surviennent chez les non dépendants. Pour le tabac, 98 % des décès concernent les personnes dépendantes.
Une fois le repérage effectué, en tabacologie, plusieurs options s’offrent aux Idel car « faire passer le test représente une première amorce, souligne Sandra Pinel. Il faut ensuite discuter avec le patient de sa consommation et de sa motivation au changement ». Les Idel peuvent soit l’accompagner et/ou lui prescrire des substituts nicotiniques, soit l’orienter vers un médecin généraliste, ou directement vers un addictologue, avec son accord. Le suivi repose principalement sur des thérapies comportementales et cognitives (TCC), l’objectif étant de donner aux patients des outils pour les aider à gérer leur envie. En cas de dépendance à l’alcool, le sevrage devant être progressif, la prise en charge requiert nécessairement une orientation vers un addictologue. « Dans ces cas-là, l’Idel peut proposer une évaluation avec l’outil de RPIB, puis expliquer au patient que son devoir est de l’orienter vers un professionnel de santé spécialiste de cette prise en charge », conseille le Dr Bonnet. Pour les autres drogues, les tests de repérage ne sont pas les mêmes et les Idel ne peuvent pas assurer le suivi. « Il faut nécessairement orienter vers un addictologue », prévient le Dr Nicolas Bonnet.
Cet accompagnement des patients et le recours aux outils de RPIB ne s’improvisent pas et requièrent une formation, afin d’acquérir les bases pour mener une première action vis-à-vis du patient. « Il est important de se former au RPIB pour disposer des techniques de repérage et d’entretiens motivationnels, et connaître les questions à poser pour évaluer, dépister et orienter », rapporte Sandra Pinel, qui encourage les Idel en difficulté à solliciter les centres d’addictologie pour obtenir des conseils. « L’accompagnement est facile à mettre en place mais les formations courtes sont recommandées pour apprendre à reformuler ou à gérer une impasse relationnelle, et ainsi éviter de se retrouver en difficulté », complète le Dr Bonnet. Cette formation permet aussi d’apprendre à orienter le patient. « Il faut savoir le faire, ajoute le pharmacien. Car si l’Idel aborde la question de l’addiction avec un patient réceptif mais qu’ensuite, aucune orientation n’est proposée, la situation peut être frustrante et désagréable pour lui. » L’Idel doit donc disposer de son propre réseau ou, du moins, donner les contacts de Tabac, Alcool et Drogues info service.
Christine Noro, infirmière libérale dans les Pyrénées- Orientales, s’est formée à la tabacologie, notamment « parce qu’à titre personnel, j’ai rencontré des difficultés pour arrêter de fumer », confie-t-elle. Elle a donc suivi un diplôme universitaire (DU) de tabacologie et un DU d’entretiens motivationnels. Elle s’est aussi équipée d’un testeur de CO2, pour faire prendre conscience aux patients de leur consommation. Aujourd’hui, si un patient souhaite en parler, elle propose son aide pour l’accompagnement et la prescription de substituts nicotiniques. Mais elle est moins à l’aise pour l’alcool car elle n’a pas suivi de formation dédiée. Même ressenti par rapport aux drogues. Pourtant, elle y a déjà été confrontée. « En libéral, nous nouons une relation de proximité avec les patients et si on insiste un peu, généralement, ils se confient », rappellet- elle avant de raconter : « Un patient sous chimiothérapie m’a révélé prendre de la cocaïne. Nous en avons parlé ensemble et je lui ai donné les coordonnées de centres d’addiction. Maintenant, c’est à lui de faire la démarche. »
En libéral, les infirmières s’investissent inégalement dans cet accompagnement. Le problème ? L’inexistence d’une cotation consacrée au sein de la nomenclature générale des actes professionnels (NGAP). La possibilité, pour les infirmières, de prescrire des substituts nicotiniques date de 2016. Mais « huit ans plus tard, les blocages financiers et institutionnels sont toujours aussi présents, tout comme le manque de reconnaissance des compétences et de l’autonomie infirmière », regrette le Dr Bonnet. Conséquences : seules les professionnelles les plus motivées s’engagent dans la démarche. Outre l’absence de cotation, les Idel ne peuvent prescrire de substituts nicotiniques qu’aux patients auprès desquels elles interviennent déjà dans le cadre d’une prescription médicale. De fait, « si je veux être rémunérée uniquement pour cette prise en charge, je ne peux pas coter d’acte, je dois facturer, ce que je ne fais pas encore », indique Christine Noro. Actuellement, elle ne propose un accompagnement bénévole qu’à ses patients. « Je comprends que mes collègues ne le fassent pas, car cela prend du temps et ce n’est pas reconnu financièrement, ajoute-t-elle. Il faudrait nous accorder un plus grand rôle pour que nous puissions avoir davantage d’impacts sur la santé publique. » Pour pallier cette situation, certaines infirmières tabacologues travaillent à la rédaction d’un projet article 51, afin de développer les consultations d’addictologie en ville. Le but ? Permettre à tous les acteurs du premier recours ayant la possibilité de prescrire des substituts nicotiniques de financer les repérages précoces et les consultations. Une démarche qui permettrait de promouvoir l’« aller vers » et de proposer un accompagnement sans attendre que les patients le sollicitent.
Gwenaëlle Hellot-Pagat, infirmière clinicienne tabacologue et addictologue libérale (Occitanie)
« À l’origine, je me suis formée pour lutter contre le tabagisme passif dont j’étais victime pendant mes tournées, car je ne possédais pas d’armes pour aider mes patients à arrêter de fumer. J’ai donc suivi un diplôme interuniversitaire en tabacologie, un DU d’addictologie et un certificat d’aptitude à la démarche clinique infirmière (CADSI). J’ai ensuite souhaité proposer des consultations à mon cabinet. J’ai exploré de nombreuses pistes mais les retours n’ont pas été fructueux. Donc, dans un premier temps, comme j’avais ma tournée libérale en parallèle, j’ai proposé des consultations gratuites. Mais en continuant à me former, j’ai pris confiance en moi et j’ai aussi constaté que les infirmières formatrices, soucieuses de faire de l’éducation à la santé, avaient choisi de se faire rémunérer hors nomenclature. J’ai finalement fait ce choix également. J’ai arrêté mes tournées pour me concentrer sur la tabacologie. Aujourd’hui, je facture ma prestation à mes patients, dont certains se font rembourser par leur mutuelle. L’accompagnement que je propose repose sur les thérapies comportementales et cognitives (TCC). Cette thérapie d’acceptation et d’engagement interroge sur ce qui conduit le patient à consommer, sur ce qui déclenche ses envies et lui permettrait d’agir différemment. Je l’aide à mieux repérer ses besoins et à y répondre autrement. Dans le cadre de notre rôle propre, nous, les infirmières, avons cette capacité à prendre en charge les patients de manière globale. Mais nous ne bénéficions pas de valorisation pour le suivi des addictions notamment. Il est alors normal que les Idel soient peu nombreuses à s’engager dans cette prise en charge. »