« CETTE POLITIQUE DU MAINTIEN À DOMICILE PREND LA FORME D’UNE ASSIGNATION »
DOSSIER
ENTRETIEN
Françoise Le Borgne-Uguen, sociologue, professeure des universités rattachée au laboratoire d’études et de recherche en sociologie de l’université de Bretagne occidentale-Brest, partage son analyse sur les politiques publiques consacrées au bien vieillir en France.
Françoise Le Borgne-Uguen : Depuis 2003, la France a adopté une succession de plans, de programmes et de lois catégorielles portant sur le « bien vieillir », dont la cohérence globale et la lisibilité pour les différents acteurs restent faibles. La loi de 2024 a adopté des dispositions concernant la prévention de la perte d’autonomie, la lutte contre l’isolement des personnes âgées ou handicapées, l’identification des maltraitances et les droits des personnes en établissement, le travail des aides à domicile, le fonctionnement des Ehpad ou l’habitat inclusif. Mais contrairement à ce qui avait été annoncé, elle n’a pas répondu à l’ambition d’une loi de programmation financière pour la prise en charge du grand âge, prenant en compte les effets des transformations démographiques déjà identifiés.
Le « bien vieillir » repose avant tout sur la promotion d’un vieillissement réussi, c’est-à-dire qui ne pèse pas trop sur la solidarité publique. « Bien vieillir », c’est prioritairement envisager de permettre aux personnes de garder une utilité sociale, ce qui recouvre la santé, la prévention, le fait de bien bouger et de bien se nourrir. La prévention est d’ailleurs mise en avant comme un axe déterminant, sans que les moyens ne soient proportionnés à cet objectif. Dans certains pays, « bien vieillir », c’est aussi continuer à travailler autant que faire se peut. Les politiques publiques affichent à la fois le souci d’allonger les carrières professionnelles afin que cela pèse moins sur le système de retraite, et la volonté de demander aux personnes de conjuguer travail professionnel et soutien aux proches. De nombreux seniors, enfants ou conjoints de personnes affaiblies, sont ainsi amenés à voir disparaître une part significative de leurs liens sociaux et de leurs loisirs, voire à réduire leur quotité de travail, donc leurs propres droits sociaux, ce qui va mettre en question leur possibilité d’accéder à des conditions leur permettant de « bien vieillir ».
F. L. B.-U. : Les gens vieillissent majoritairement à domicile. En 2011, parmi les 85 ans et plus, seuls 20 % étaient en maison de retraite, dont 23 % de femmes et 13 % d’hommes1. Ces proportions n’ont pas changé depuis. De même que le nombre de résidents en Ehpad et en résidence autonomie n’a que peu augmenté, passant de 727 000 en décembre 2015 à 730 000 en décembre 20192. La nouveauté : l’augmentation des places en résidences services seniors, donc dans le secteur marchand.
La politique en vigueur consiste à privilégier le fait de rester chez soi ou d’aller vivre en résidence services seniors pour différer l’entrée en maison de retraite. Il manque une offre entre les maisons de retraite inaccessibles en raison de leur coût (plus de 2 000 € par mois en moyenne) et le domicile qui n’est plus toujours adapté aux besoins et aux attentes. Cette politique prend alors la forme d’une assignation au domicile, les personnes âgées étant parfois confrontées à des problèmes d’isolement, de pénurie de services d’aides à domicile, etc. Pour certaines, ce sont les interventions des professionnels de santé qui organisent leur rythme et mode de vie, car ils sont les plus accessibles financièrement puisque couverts par l’Assurance maladie. Ces soignants sont alors parfois amenés à effectuer, outre des activités de soins, d’autres fonctions relevant d’un service à domicile ou de concertation entre différents professionnels, avec la personne et avec des proches. Ceci requiert du temps qui n’est pas toujours compatible avec, par exemple, la tournée des infirmières libérales.
F. L. B.-U. : L’Allemagne, le Danemark, la Suède ou encore la Norvège sont connus pour proposer des offres de soutien de proximité à la personne concernée, sans mobiliser d’emblée l’engagement de leur proche soutien (conjoint, enfant). Ces pays proposent des lieux de vie et de soins de plus petite taille, disponibles au sein des quartiers. En France, les hébergements regroupent en moyenne une centaine de places et se situent souvent à l’écart des centres-villes. Désormais, des initiatives de coopérations entre des services apportés au sein des Ehpad et aux domiciles se mettent en place, via des centres de ressources territoriales, avec des acteurs qui en prennent l’initiative. L’importance des effets démographiques attendus invite à accroître des coopérations entre services et établissements médicosociaux, étendues aux municipalités, centres sociaux et associations qui ouvrent à diverses formes de participation sociale.
F. L. B.-U. : On pourrait s’attendre à ce que les solidarités publiques accompagnent davantage les transitions de vie. Le fait d’avoir des affaiblissements sensoriels ou moteurs ne devrait pas obliger la personne à se retirer de la vie sociale. Il faudrait accorder plus de place aux handicaps dans toutes les politiques publiques avec des services plus inclusifs. Un accompagnement administratif accessible et approfondi pourrait par exemple permettre à une personne seule de monter un dossier d’adaptation de l’habitat, en allant jusqu’à faciliter son accès à un hébergement temporaire pendant les travaux si souhaité. Si ces adaptations ne sont pas réalisées, ce sont les personnes elles-mêmes, puis les professionnels de santé du domicile, dont les infirmières, qui se retrouvent en difficulté, lorsqu’elles doivent intervenir dans un domicile où par exemple, la salle de bains n’est pas adaptée pour la toilette.
F. L. B.-U. : Le Ségur de la santé a été un levier d’attractivité partielle pour certaines professions paramédicales. Cependant, les conditions d’emploi doivent être stabilisées, tout comme le contenu du travail, notamment entre les organisations relevant des différents secteurs sanitaire, médicosocial et social. Cette gageure, en cette période où le turn-over des professionnels est important, est une condition du maintien du sens collectif du travail et de réduction de la souffrance éthique ressentie par nombre de professionnels. C’est aussi une condition de préservation de la cohérence des interventions réalisées pour les personnes âgées concernées, au risque, sinon, que l’organisation génère des effets de désorientation pour ces dernières.
F. L. B.-U. : Les résultats de l’une de nos recherches sur l’exercice coordonné dans les maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP) montrent qu’il présente des effets facilitateurs pour le patient, son entourage et les différents professionnels3. Il garantit un espace collectif de prise en charge des patients, avec une accessibilité partagée aux dossiers médicaux permettant d’assurer une continuité de soins en cas d’absence d’un médecin, une coopération entre un ou plusieurs cabinets infirmiers et d’autres professions de santé. Cette ouverture met à disposition des patients les compétences croisées des professionnels. L’enjeu pour les professionnels exerçant en MSP est de mieux organiser leur propre travail. Leurs activités sont davantage régulées par le secrétariat, les normes de l’équipe, l’interprofessionnalité. Les patients doivent cependant accepter de ne pas toujours voir leur propre médecin. Pour autant, cela évite des hospitalisations en urgence et permet des soins de fin de vie plus adaptés et prolongés dans la durée à domicile.
1. Trabut L., Gaymu J., 2016, Populations et société, n° 539. Ined 2016.
2. Balavoine A., Études et résultats. DREES 2019, n° 1 237
3. Pedrot F., Fernandez G., Le Borgne-Uguen F., 2019, « Les maisons de santé pluriprofessionnelles : des espaces de coordination du soin entre professionnels de santé, patients et proches-soutiens », Journal de gestion et d’économie médicale 2029:37(1):110-126.
Françoise Le Borgne-Uguen, sociologue, professeure à l’université de Bretagne occidentale-Brest