L'infirmière n° 055 du 01/04/2025

 

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INNOVATION EN SOINS INFIRMIERS

Adrien Renaud  

Professeure à Lausanne et fervente défenseure des sciences infirmières, Manuela Eicher ouvrira le congrès du Secrétariat international des infirmières et infirmiers de l’espace francophone (Sidiief) en juin prochain à Lausanne, en Suisse. Avec un message : science, innovation et soins infirmiers sont des notions intrinsèquement liées.

Pouvez-vous nous raconter le parcours qui vous a menée à la recherche et l’enseignement des soins infirmiers (SI) ?

Manuela Eicher : J’ai suivi ma formation infirmière en Suisse, à Berne, en 1991. J’avais la possibilité de faire des études de médecine, mais j’avais vu, notamment en accompagnant ma mère dans un projet infirmier sur le VIH au Brésil, à quel point on pouvait, en tant qu’infirmière, apporter des soins complexes et riches aux patients, et j’ai plutôt souhaité poursuivre dans cette voie. Quand j’ai commencé à travailler en Suisse, en médecine interne, j’ai rapidement remarqué qu’en tant qu’infirmières, nous manquions d’arguments pour justifier nos décisions dans la prise en soins. Il n’existait pas encore de cursus en sciences infirmières dans mon pays, et je suis partie en Allemagne pour refaire une licence et un master, pour m’orienter ensuite vers l’oncologie. J’ai ensuite pu faire un doctorat sur le rôle des infirmières référentes dans le cancer du sein à Berne. Puis j’ai dirigé la recherche et le développement à la Haute école de santé à Fribourg, et je suis arrivée en tant que professeure associée à l’université de Lausanne, où je dirige depuis quatre ans l’institut universitaire de formation et recherche en soins [IUFRS, NDLR], tout en gardant la responsabilité d’une programmation de recherche dans les soins en oncologie et en pratique avancée.

Diriez-vous que vous avez participé à la construction des sciences infirmières dans votre pays ?

M. E. : Je dirais que je fais partie de la première génération qui y a participé. Je suis toujours arrivée un peu trop tôt pour m’inscrire dans les programmes qui allaient exister par la suite. Mais je ne suis pas toute seule, et nous sommes plusieurs à avoir contribué à l’établissement de la recherche en soins infirmiers en Suisse : d’autres l’ont fait mieux et plus tôt que moi.

En France, nous considérons souvent que nous sommes en retard dans la recherche en SI, est-ce aussi votre sentiment ?

M. E. : Nous observons avec attention ce qui se passe en France, mais aussi avec vigilance, car il y a toujours eu, dans ce pays, une tendance à développer les programmes des formations infirmières avec une orientation très biomédicale. Or, il est important pour moi que les sciences infirmières soient développées et cultivées en elles-mêmes, et qu’elles ne soient pas seulement perçues comme une partie de la science biomédicale.

On a parfois du mal à identifier ce que représentent les sciences infirmières, pouvez-vous nous en dire plus ?

M. E. : Dans ma carrière, j’ai eu la chance de développer plusieurs interventions, dont certaines sont montées en pratique. Cela commence souvent par des recherches pour comprendre le besoin. Par exemple, j’ai travaillé sur la résilience en oncologie : nous avons analysé la littérature, nous avons mesuré la résilience auprès de nos patients, et nous avons développé une intervention qui ciblait la résilience et les besoins non satisfaits. Pour prendre un deuxième exemple, nous avons travaillé sur le soutien à l’autogestion des symptômes : nous travaillons depuis quinze ans avec un groupe d’intervention qui développe un programme pour aider les patients et les proches aidants à gérer leurs symptômes pendant et après les traitements, ce qu’ils peuvent faire pour aller mieux, être rassurés, quand prendre contact avec l’équipe soignante… C’est une intervention portée à présent par une association déployée dans toute la Suisse et utilisée tous les jours par 14 centres oncologiques en Suisse.

Vous allez tenir la conférence d’ouverture au prochain congrès mondial du Sidiief, en quoi est-ce important pour vous ?

M. E. : Ma formation a été en partie orientée sur la professionnalisation des sciences infirmières dans les pays anglo-saxons, avec une influence de la culture américaine. Le Sidiief (voir encadré page suivante) permet de mieux connaître, de mieux comprendre la culture francophone, qui est différente, et de cultiver un réseau. Par ailleurs, contrairement à certains congrès scientifiques où l’on se retrouve entre chercheurs, le congrès du Sidiief permet de partager des idées avec des infirmières qui font de la recherche, mais aussi de la formation, de la clinique : c’est une grande famille. Cela crée de l’émulation pour avancer ensemble, et je me réjouis à l’avance des échanges que nous allons avoir.

Le thème de cette année est l’innovation infirmière. Pourquoi ce sujet mérite-t-il d’être mis en avant ?

M. E. : Quand on entend le mot « innovation », on imagine souvent qu’il faut que cela implique l’usage technique, le numérique, etc., et c’est probablement pour cela qu’on ne fait pas toujours le lien entre soins infirmiers et innovation. Or dans une approche personnalisée des soins, il faut innover tous les jours : nous avons des recommandations que nous adaptons en permanence à un contexte, à un patient, etc. C’est quelque chose qui a commencé dès Florence Nightingale qui a su innover en développant une manière nouvelle de présenter ses statistiques, par exemple.

En quoi le rôle des sciences infirmières pour l’innovation, qui sera le thème de votre conférence d’ouverture, est-il spécifique ?

M. E. : Pour pouvoir introduire nos innovations sur un plan plus large que la simple interaction avec un patient ou sa famille, nous avons des exigences plus larges : il faut des preuves que ce qui a fonctionné une fois ou dans une situation peut fonctionner par la suite. La recherche en soins infirmiers nous permet de découvrir s’il est possible de mettre à l’échelle nos pratiques pour une population plus large, dans un contexte spécifique ou même général. Les bonnes idées sont toujours ancrées dans la pratique, mais dans une pratique réflexive. C’est ainsi qu’à l’IUFRS, nous sommes en train de développer de nouveaux modèles de prise en soins intégrant la pratique avancée : nous analysons les besoins auxquels celle-ci peut apporter une réponse, pour savoir s’il s’agit d’un rôle complémentaire, ou d’une amélioration de ce qui existe déjà. L’IUFRS est également impliqué, avec le centre hospitalo-universitaire vaudois [CHU de Lausanne, NDLR] dans la politique cantonale vaudoise « Vieillir 2030 », en particulier en ce qui concerne l’adaptation des soins aux aînés. Mais ce qui est le grand défi avec nos innovations, c’est qu’elles concernent souvent des interventions complexes, qui portent sur l’accompagnement des personnes, ce qui génère des interactions multiples et rend peut-être les résultats moins faciles à mettre en évidence.

Dans le contexte de tension des systèmes de santé en France comme en Suisse, ces sujets ne peuvent-ils pas paraître éloignés du quotidien des infirmières ?

M. E. : C’est une excellente question, mais elle suppose que l’innovation vient toujours s’ajouter à ce qui se fait déjà. Or l’innovation peut également se comprendre comme une « dé-implémentation » : on peut démontrer qu’on n’a pas besoin de faire telle ou telle intervention qu’on fait depuis des années, ou qu’on peut la remplacer par quelque chose de plus efficace, qui prend moins de temps. Sans faire de recherche, il est impossible de développer ces innovations qui peuvent soulager la pratique. Et c’est pour cela qu’il faut convaincre les infirmières sur le terrain de participer aux projets : si on s’arrêtait à l’idée que les choses ne sont pas faisables, on n’innoverait jamais.

Reste qu’il est nécessaire de dégager du temps pour participer aux projets…

M. E. : C’est vrai. Mais on constate également que les infirmières qui peuvent participer à des projets de recherche en soins infirmiers sont moins à risque de quitter la profession. Cela leur permet de mieux comprendre ce que sont nos intérêts, ce qui est moins évident par exemple quand elles participent à un projet de recherche biomédicale ou pharmacologique. J’ai vécu cela dans presque tous les projets auxquels j’ai participé : ceux qui sont au départ les plus critiques sont à la fin les plus fervents défenseurs des projets en sciences infirmières et des innovations qui en découlent.

Il peut aussi y avoir, chez certaines infirmières, une forme d’autocensure qui les empêche de se lancer dans la recherche ?

M. E. : De la même manière que tous les médecins, tous les biologistes, tous les pharmaciens ne font pas de la recherche, toutes les infirmières ne vont pas faire de la recherche, et c’est normal. Mais il y a des infirmières qui ont une passion pour cela et qui doivent pouvoir contribuer. Nous sommes la profession la plus nombreuse dans le système de santé, nous répondons à de plus en plus de besoins. Ceux qui veulent participer doivent pouvoir bénéficier du soutien nécessaire via des bourses, etc. C’est urgent, car les besoins futurs des populations, en France comme en Suisse, ne concerneront pas seulement le « cure », mais aussi et peut-être surtout le « care » : le résultat recherché sera la qualité de vie autant que la survie. Les concepts infirmiers comme les autosoins, la transition, l’approche systémique de famille ont en cela énormément de sens.

Manuela Eicher :

Bio Express

1994 Diplôme soins infirmiers à Berne (Suisse)

2008 Dre rerum medicinalium à l’université de Witten-Herdecke (Allemagne)

2010 Doyenne de la recherche à la Haute école de santé Fribourg HES-SO

2016 Professeure associée à l’IUFRS, université de Lausanne et CHUV

2021 Directrice de l’IUFRS

2021 Présidente de soins en oncologie (Suisse)

Vous avez dit Sidiief ?

Le Secrétariat international des infirmières et infirmiers de l’espace francophone (Sidiief), qui se veut « le réseau mondial francophone de la profession infirmière », a pour objectif de promouvoir l’expertise infirmière et de « faire rayonner sa capacité d’innovation et sa contribution essentielle à la santé des populations ». Cela passe notamment par l’organisation d’un congrès mondial : le dernier avait eu lieu en octobré2022 à Ottawa, au Canada, et le prochain se tiendra du 2 au 5 juin prochains à Lausanne, sur la rive suisse du Lac Léman. Pas moins de 1 500 personnes venues de 30 pays sont attendues pour des discussions qui tourneront autour de l’innovation infirmière vue comme moteur des transformations en santé. Au programme : des conférences plénières et des visites professionnelles, mais aussi une « journée estudiantine » et une « soirée festive ».