L'infirmière n° 055 du 01/04/2025

 

RECHERCHE

TRAVAIL DE FIN D’ÉTUDES

Sophie Favé*   Evy Bonnamour**   Cyril Villalba***  


*PhD santé publique, formatrice Ifsi CPA Bourg-en-Bresse, pôle Sciences infirmières Université Claude Bernard Lyon 1
**infirmière diplômée d’État, centre hospitalier Annecy Genevois
***cadre de santé, institut de formation en soins infirmiers Croix Rouge, Lyon

La place des soins post mortem dans le registre des soins infirmiers est une question centrale dans la mesure où elle interroge l’identité infirmière elle-même. Cette réflexion a fait l’objet d’un travail de fin d’études dont nous nous faisons, ici, le relais.

« Nous sommes le 16 novembre, je travaille l’après-midi. Ma collègue et moi-même trouvons Madame B. sans vie, sur son fauteuil roulant. Elle s’est assoupie, laissant échapper une mousse blanche de sa bouche. La mort s’approprie l’espace, je ressens notre présence comme une intrusion indésirable. Je recule instinctivement, C’est la première fois que je suis confrontée à la mort, une réalité à laquelle je n’étais pas préparée.

Instauration du protocole habituel : transférer la patiente du fauteuil au lit, effectuer la toilette mortuaire, ranger la chambre et préparer le corps.

Je suis contrariée par la brutalité et le silence de nos gestes automatiques sur un corps sans vie, alors que je me remémore sa vie, son métier de couturière, ses récits de famille, sa légendaire rencontre avec son mari… Nous disposons un drap blanc sur le corps, laissant le visage découvert, les yeux et la bouche fermés à l’aide de bandelettes, pour la présentation à la famille.

Future professionnelle, j’imaginais l’ultime hommage à la personne décédée comme un dernier accompagnement réalisé dans le plus grand respect et la plus grande dignité que nous pouvons lui offrir, en respectant ses volontés, ainsi que ses croyances. J’ai ainsi choisi comme sujet de travail de fin d’études la thématique des soins post mortem immédiats. »

C’est à partir de cette expérience vécue, remobilisée en séance d’analyse, que le travail de fin d’études a permis d’explorer plusieurs axes de réflexion : les représentations de la mort, les gestes post mortem, l’identité infirmière. Réflexions qui ont naturellement conduit à cette question centrale : « Les gestes post mortem sont-ils considérés comme des soins ? Réflexion sur l’identité infirmière »

LA MORT COMME CESSATION OU TRANSITION DE LA VIE ?

Après une courte présentation épidémiologique des décès en institution et à domicile (voir encadré ci-contre), le cadre théorique s’appuie sur les différentes représentations de la mort dans la société, à partir des sources bibliographiques, retenues dans la recherche documentaire (voir encadré « Méthodologie de recherche »). La mort est un sujet à la fois universel et intime qui suscite des réactions contrastées. C’est une réalité incontournable de l’existence humaine, à la fois naturelle et mystérieuse. Xavier Labbée émet deux acceptions à la mort : le point de vue biologique qui « pourrait définir la mort comme la cessation définitive, au niveau des cellules de tous les processus actifs d’échanges et de transformation chimique que l’on appelle métabolisme » et un point de vue médical, qui considère qu’il « n’est de vie que neurologique, et que la mort irrémédiable du système nerveux équivaut à la mort de l’individu ».

La définition cartésienne de la mort n’est évidemment pas suffisante. Les religions la considèrent comme la transition d’un état de vie à un état ultérieur. Les trois religions monothéistes évoquent une « vie après la mort » sous forme de résurrection ou de réunion avec Dieu. Les Hindous et les Bouddhistes parlent, quant à eux, de réincarnation.

LA PERCEPTION DU MOURANT DANS LA SOCIÉTÉ

Au Moyen-Âge, la mort est une cérémonie publique, où les proches se déplacent pour rendre hommage au défunt. Les rites sont simples, effectués avec une certaine familiarité.

Au XVIIIe siècle, l’homme tend à donner un nouveau sens à la mort, il l’« exalte », la « dramatise ». À partir de cette époque, elle se fait effrayante, « au lit, gisante » et l’« émotion agite les observateurs, ils pleurent, prient, gesticulent ». Depuis le XIXe siècle, la mort d’un proche est plus difficilement acceptée, l’entourage du mourant cherche à l’épargner et lui cacher la gravité de son état. Progressivement, la prise en charge de la mort et donc du mourant se délègue. On ne meurt plus chez soi, au milieu des siens, mais à l’hôpital.

La mort comme tabou représente « ce sur quoi on fait silence, par crainte ou pudeur ». Ce rapide tour historique met en lumière l’évolution de la place du mourant et de la mort dans nos sociétés. Elle fut d’abord perçue comme familière tant elle était courante et acceptée. Puis, dramatisée avec le temps, la mort a fini par devenir un sujet tabou.

LE SOUTIEN PSYCHOLOGIQUE DES SOINS POST MORTEM

La mort, un moment solennel et intime qui ne marque pas seulement la fin d’une vie, mais aussi le début d’un processus chargé de sens : les soins post mortem. Empreints de notions de dignité, d’intimité et de vulnérabilité, ces soins offrent au défunt le respect qu’il mérite, et aux familles, un réconfort dans le deuil.

L’expression « soins post mortem » regroupe les soins de présentation et ceux de conservation. La toilette mortuaire (voir encadré p. 47) est réalisée par les équipes soignantes au lit du défunt juste après la constatation du décès, tandis que la toilette funéraire inclut les rites spirituels réalisés par la famille ou des représentants du culte. Ces soins de présentation sont à différencier des soins de conservation, qui visent à retarder le processus de décomposition et qui sont réalisés par des thanatopracteurs. Souhaitant comprendre l’impact des soins post mortem réalisés par les soignants, nous avons recueilli l’avis d’un médecin urgentiste, qui a immédiatement énoncé l’importance du soin de présentation qui confère une « dignité d’apparence » aux défunts, et est constitutif d’un « soin de support psychologique pour la famille ».

LES SOIGNANTS, « POURVOYEURS DE DIGNITÉ »

La littérature vient renforcer cette courte discussion. Pour Martin Luther King, « la dignité n’est pas négociable. La dignité est la valeur intrinsèque de chaque humain ». Emmanuel Kant en fait, lui, un « impératif catégorique » : « La dignité est le fait que la personne ne doit jamais être traitée seulement comme un moyen, mais toujours aussi comme une fin en soi. »

L’article 16 de la loi de bioéthique (1994) assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie : dignité de la personne et intégrité du corps sont indissociables. Ces deux notions font partie intégrante des droits fondamentaux dans la prise en soins des individus. D’après Beauchamps T. et Childress J., (2008), l’intégrité du corps est un principe éthique et légal selon lequel le corps d’une personne doit être « préservé, respecté et protégé contre toute forme de dommage, de modification non consentie ou de violation de son autonomie ». Cynthia Fleury, philosophe de la santé, avance même l’idée que les soignants prodiguant ce dernier soin soient apparentés à des « pourvoyeurs de dignité ». Le cadre législatif français énonce que « chacun a droit au respect de son corps, le corps est inviolable, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial » et fixe les modalités de constatation du décès, les pratiques funéraires, ainsi que la gestion des successions et des héritages. L’article 16 du Code civil « reconnaît le respect dû au corps humain après la mort », et l’article 225-17 du Code pénal « sanctionne les atteintes au cadavre ».

L’IDENTITÉ PERSONNELLE DU SOIGNANT…

Les soins post mortem réalisés par les infirmiers sont influencés par plusieurs facteurs liés à leur identité professionnelle et individuelle.

D’après le Dictionnaire des concepts en soins infirmiers (2015, p. 212), l’identité professionnelle de l’individu « se distingue de l’identification à l’organisation et de l’identité de l’entreprise. Elle fait partie intégrante de l’identité de l’individu et se caractérise par une appartenance à un groupe, une représentation du métier, de soi et de sa relation avec les autres membres qui exercent le même métier ».

L’identité professionnelle se construit autour de compétences apprises pendant les études et confirmées par l’expérience, telles le sens, les valeurs et la finalité dévolus au soin. Elle est constitutive de la déontologie qui regroupe l’ensemble des droits et des devoirs des infirmiers vis-à-vis des patients et des autres professionnels de santé.

Tout au long de la carrière, l’identité infirmière est mise à l’épreuve des situations rencontrées. Elle peut être affaiblie ou renforcée, tout en étant constamment questionnée. Les influences peuvent être d’origine interne, telles que des problèmes personnels (maladie, accident, deuil, etc.), ou d’origine externe, en raison des changements sociaux, des conditions de travail et des situations inédites.

L’identité personnelle se révèle comme un processus dynamique et multidimensionnel. Paul Ricœur met en lumière le rôle crucial des valeurs dans la construction de l’identité de l’individu, à travers « l’examen de ses principes moraux, de ses idéaux et de ses aspirations ». L’individu définit son identité en se positionnant face au monde (1990, p. 23-25). Par ailleurs, Clifford Geertz, anthropologue américain, nous éclaire sur le rôle clé de la culture. L’individu est « immergé dans un contexte culturel spécifique » et intègre les normes, les valeurs et les croyances de son groupe social (1990, p. 56-58).

… ET SON IDENTITÉ PROFESSIONNELLE

L’imbrication des identités professionnelle et personnelle crée une synergie qui renforce la capacité des soignants à prodiguer des soins post mortem de qualité. L’engagement professionnel, guidé par les valeurs et l’expertise soignantes, se conjugue à la sensibilité et à l’humanisme de l’identité personnelle. Cette alliance permet d’offrir un accompagnement empreint de respect, de compassion et de professionnalisme.

L’exercice des soins post mortem, loin d’être un acte technique univoque, est marqué par une diversité d’approches et d’attitudes influencées par l’identité du soignant. Ces nuances, façonnées par ses expériences professionnelles, ses croyances personnelles et culturelles, son vécu émotionnel et ses valeurs, ont une incidence directe sur la qualité des soins prodigués aux défunts et à leurs familles, ainsi que sur le bien-être du soignant lui-même. De plus, le vécu émotionnel du soignant peut également influencer sa pratique. Enfin, les valeurs du soignant guident sa façon d’approcher les soins post mortem : un soignant qui valorise le respect de la dignité humaine s’efforcera de traiter le défunt avec égard et attention (Moulin, 2014).

LE PROCESSUS DE DEUIL DU SOIGNANT

Au-delà de leur dimension technique et relationnelle, ces soins ont une importance particulière dans le processus de deuil du soignant. Loin d’être un simple acte final, ils constituent une étape essentielle : en effet, le travail quotidien auprès des résidents crée des liens plus ou moins profonds. Au fil des soins, des interactions et des échanges « tissent une relation sociale et émotionnelle unique ». Le soignant devient le confident des joies, des peines et des préoccupations du résident, créant un lien de confiance et d’intimité (Chamoun et al., 2018). Le décès marque une rupture brutale, et déclenche un processus de deuil. C’est dans ce contexte que les gestes post mortem prennent tout leur sens. Ils offrent aux soignants, en prodiguant des soins attentifs et respectueux au corps du défunt, l’occasion de lui rendre un dernier hommage, d’accepter la réalité de la mort de ce dernier et de clore leur relation (Moulin, 2014).

Aussi, cet exercice est-il bien plus qu’un simple acte technique. Il s’agit d’une pratique profondément humaine, marquée par une diversité d’approches et d’attitudes, et, comme nous l’avons vu, fortement influencée par l’identité personnelle et professionnelle du soignant.

À ce titre, il s’agit d’une étape essentielle du travail infirmier, qui reflète toute la complexité de sa mission et l’importance de son engagement envers les patients et leurs proches. À ses compétences techniques, le soignant intègre les principes fondamentaux de la profession - accompagnement, respect, dignité et partage - adaptés à sa propre identité individuelle pour créer une pratique unique et personnalisée.

LA SIGNATURE DES CERTIFICATS DE DÉCÈS, UNE ÉVOLUTION IDENTITAIRE ?

Compte tenu de l’impact de l’identité professionnelle sur la pratique des soins post mortem, une problématique émergente mérite d’être examinée : en quoi l’élargissement des responsabilités des infirmiers, notamment avec la possibilité de réaliser des certificats de décès, modifie-t-il les pratiques soignantes ainsi que leurs relations avec les autres professionnels de santé ?

Cette évolution des responsabilités offre de nouvelles opportunités, mais soulève également des questions quant à l’impact sur la charge de travail, la formation nécessaire, les répercussions sur la collaboration interdisciplinaire et les impacts éthiques liés à cette nouvelle tâche.

L’exploration et la rédaction réalisées dans le cadre du travail de fin d’études ont permis à l’étudiante de cheminer, enrichir sa réflexion, affirmer ses positionnements et mettre en exergue une faille juridique. Il faut espérer que la publication de cet article incitera les nouveaux infirmiers à partager leurs expériences, participant ainsi à l’évolution de la profession.

Bibliographie

  • 1. Chamoun, M., Bernard, S., et Le Pape, A. (2018). Expériences et perceptions des infirmiers concernant les soins aux défunts et aux familles endeuillées. Soins, 10(10), 471-477.
  • 2. Fleury, C. (2023, 24 novembre). Au chevet de la dignité [émission de radio]. France Inter. https://bit.ly/41iSrt6
  • 3. Geertz, C. (1973). The Interpretation of Cultures, Basic Books.
  • 4. Hervé, M., Le Pape, A., & Chamoun, M. (2019). L’impact du vécu personnel des infirmiers sur la prise en charge des familles endeuillées in Journées internationales de la santé mentale et de la psychiatrie (p. 1-5), Éditions Doin.
  • 5. Hirsch, E. (2005). Rites d’hospitalité en chambre mortuaire. Espace éthique, servir les valeurs du soin, (p. 135).
  • 6. Kant, E. (2015). La Métaphysique des mœurs, FB Éditions.
  • 7. Labbée, X. (2012). Condition juridique du corps humain, avant la naissance et après la mort, Presses universitaires du Septentrion.
  • 8. Le Pape, A., Chamoun, M., & Bernard, S. (2011). La peur de la mort chez les infirmiers : un obstacle à la prise en charge des défunts et des familles endeuillées ? Soins, 8(9), 421-426.
  • 9. Légifrance, Code civil. Article 16. https://bit.ly/4hiHUnL
  • 10. Légifrance, Code de la santé publique. Articles L.1231-1 à L.1232-6. https://bit.ly/4ijClq011.
  • 11. Martin Luther King Jr, (1968, 4 avril) Je suis revenu à Memphis [discours].
  • 12. Moulin, C. (2014), L’Éthique du soin, Éditions De Boeck Supérieur.
  • 13. Ricœur, P. (1990). Soi-même comme autre, Éditions du Seuil.

Les auteurs déclarent n’avoir aucun conflit d’intérêts.

Quelques données chiffrées

Données Eurostats Institut national de la statistique et des études économiques 2022

• Taux de mortalité brut : 9,2/1000

• Espérance de vie 80 ans pour les hommes et 85,7 ans pour les femmes

• Espérance de vie à 85 ans : 6,1 ans pour les hommes et 7,7 ans pour les femmes, avec un comblement progressif de l’écart hommes/femmes depuis 1992

Données média SAS Institut national de la statistique et des études économiques 2022

Répartition des décès par lieu :

• 52 % à l’hôpital

• 28 % à domicile

• 14 % en Ehpad

• 6 % morts violentes et accidents voie publique

Méthodologie de recherche

Les mots-clés retenus pour la réalisation de la recherche documentaire sont : « identité professionnelle », « posture professionnelle », « décès », « gestes post mortem », « dignité ».

Cette recherche a été effectuée sur les sites spécialisés Cairn, EM Premium et PubMed. Elle a permis d’obtenir 24 références dont huit ouvrages sur les concepts infirmiers et éthiques, quatre articles issus de revues scientifiques, deux définitions de dictionnaires, quatre textes juridiques ou rapports de sociétés savantes, trois références religieuses, deux podcasts et une image, référencés dans le domaine des soins.

L’enquête n’est pas présentée ici car elle fait l’objet d’une recherche infirmière en cours, menée par l’étudiante, devenue jeune professionnelle.

La toilette mortuaire

Aucun texte législatif, ni même le référentiel des soins infirmiers ou le Code de la santé publique ne mentionne la toilette mortuaire comme étant un devoir des équipes soignantes à l’hôpital, en institution ou au domicile des patients. Cependant, il est inconcevable pour les soignants de ne pas la réaliser. Ils ont accompagné le patient pendant sa vie, il est primordial pour eux de le faire au-delà de la vie, comme un dernier hommage. Emmanuel Hirsch, professeur d’éthique à l’espace éthique de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris analyse la relation des soignants envers le sujet décédé. Il décrit la toilette mortuaire comme une action pour « témoigner une dernière considération à cette dernière forme de présence dans la vie - au cadavre - et à ce qu’il signifie encore pour les vivants » (p. 135).