VIRAGE AMBULATOIRE, ENTRE AMBITIONS ET RÉALITÉS
PERSONNES ÂGÉES : LES ENJEUX DU MAINTIEN À DOMICILE
DOSSIER
ÉTAT DES LIEUX
Face à la hausse du vieillissement de la population et à l’augmentation des pathologies chroniques, les pouvoirs publics encouragent au maintien à domicile des personnes âgées plutôt qu’à leur placement en établissement spécialisé. Sur le terrain, les acteurs sont nombreux à répondre aux défis d’une prise en charge de qualité, au premier rang desquels, les infirmières.
Le maintien à domicile des personnes âgées répond en partie à une volonté de nombreux seniors d’éviter leur institutionnalisation afin de vieillir dans leur environnement et ainsi, conserver leurs habitudes de vie, leurs repères, leurs réseaux social et familial. Il répond également à des enjeux organisationnels et économiques, avec notamment un manque de capacités d’accueil des établissements d’hébergement par rapport aux besoins. Ce virage ambulatoire soulève de nombreux défis, à commencer par la coordination des acteurs du domicile, qui se relaient pour la prise en charge et l’accompagnement des personnes âgées : infirmières libérales, hospitalisation à domicile (HAD), service de soins infirmiers à domicile (SSIAD), médecins, autres paramédicaux (aide-soignant, kinésithérapeute, podologue), prestataires de santé à domicile (PSAD), aides à domicile, dispositifs d’appui à la coordination. L’ensemble de ces professionnels doivent se coordonner efficacement pour garantir la continuité, la sécurité et la qualité des soins.
« Le vieillissement de la population pose la question d’une offre adaptée au maintien à domicile et à l’accompagnement des aidants, souligne Brigitte Lecointre, infirmière libérale à Nice et ancienne présidente de l’Association nationale française des infirmières et infirmiers diplômés et des étudiants. À titre d’exemple, dans ma patientèle, j’ai actuellement huit patients qui ont entre 92 et 100 ans, dont les enfants ont entre 70 et 80 ans. Tous expriment la volonté de rester à domicile, ce qui implique une organisation. » Selon elle, il serait « malhonnête » de dire que les tutelles font preuve de laxisme et de mépris vis-à-vis du virage ambulatoire. « Un grand nombre de patients bénéficient de l’allocation personnalisée d’autonomie permettant de rémunérer l’intervention d’auxiliaires de vie ; des acteurs particulièrement importants dans l’accompagnement des personnes âgées, estime-t-elle. Elles apportent présence, écoute et dialogue, ce qui est précieux pour nos personnes âgées. » Néanmoins, la cinquième branche de la Sécurité sociale, liée au handicap et à la dépendance due à l’âge, officialisée par un décret du 12 mai 2022, peine à se concrétiser. « Ce serait le moment, insiste Brigitte Lecointre, car une société qui ne prend pas soin de ses enfants et de ses aînés se déshumanise. Il faut s’interroger sur la façon dont demain, nous allons maintenir de plus en plus de patients à domicile alors qu’ils auront besoin de soins de plus en plus techniques. » Il faudrait, selon elle, construire un maillage de proximité, par quartier, beaucoup plus fort, avec un modèle économique qui soit différent, en ayant préalablement identifié l’ensemble des problématiques et des besoins, de manière pragmatique pour, ensuite, dégager de grandes généralités de prises en charge. « Car elles ne sont jamais personnalisées, ce serait faux que de l’affirmer », pointe Brigitte Lecointre avant d’ajouter : « Certes, il faut une adaptabilité liée à des compétences relationnelles mais on ne peut pas demander à un système de santé de faire du cas par cas. Il doit être repensé de manière systémique en dépassant la vision du champ de compétences de chacun. »
Le virage ambulatoire, qui constitue l’un des axes de la stratégie nationale de santé et de la réforme « Ma santé 2022 », implique un transfert des prises en charge des patients de l’hôpital vers la ville. Cependant, « si les tutelles parlent beaucoup du virage ambulatoire et de l’approche domiciliaire, pour autant, le secteur de la ville n’a que trop peu de fonds pour y faire face », estime Ghislaine Sicre, présidente de Convergence infirmière. « Les pouvoirs publics ne restructurent pas le système de santé en lien avec les ambitions », regrette John Pinte, président du Syndicat national des infirmières et infirmiers libéraux, avant d’expliquer : « Avec le virage domiciliaire et le développement de l’ambulatoire, les fonds de l’hôpital devraient être transférés vers la ville, mais les établissements étant toujours en mauvaise posture, ce n’est pas effectué. Il est impératif de réformer tout le système, faute de pouvoir réaliser ce virage. » Pour nombre de professionnels libéraux, le système de santé devrait être organisé autour de l’hôpital, centre de pointe, le reste des prises en charge devant alors être transféré en ville mais avec des moyens associés. « Mais les fédérations hospitalières ainsi que les élus locaux font pression pour que rien ne change, souligne John Pinte. Réformer le système demande du courage politique. » « Nous avons le sentiment que les fonds sont insuffisamment élevés, confirme Daniel Guillerm, président de la Fédération nationale des infirmiers. Certes, l’objectif national des dépenses de l’Assurance maladie consacré aux soins de ville évolue, ce qui est aussi dû au fait que de plus en plus de personnes sont à prendre en charge. » En réalité, l’enveloppe reste stable. Dans le cadre de cette transition, la profession infirmière se trouve enfermée dans un conflit de prix-volume sur lequel elle a difficilement la main. « L’enveloppe budgétaire allouée à notre profession ne peut plus augmenter car les tutelles estiment que les volumes que nous prenons en charge sont trop importants, explique Daniel Guillerm. Selon elle, pour gagner plus, nous devons donc travailler encore plus, or ce n’est plus possible. » Et d’ajouter : « Les tutelles ne prennent pas de réelles décisions sur l’axe bien vieillir, si ce n’est des lois cosmétiques. Peut-être vaudrait-il mieux réinterroger la pertinence de certains actes, sources d’économies, pour mieux en valoriser d’autres dans le cadre de la solidarité nationale, qui reste la spécificité de notre système de santé. »
Certes, l’augmentation du nombre de places (25 000) en SSIAD peut démontrer un intérêt des tutelles pour cette prise en charge en ville. Cependant, les mesures pour les infirmières libérales ne permettent pas d’agir en ce sens. À titre d’exemple, le « forfait lourd » du bilan de soins infirmiers, qui s’applique souvent aux personnes âgées, est largement dénoncé par la profession. Son faible montant conduit certaines infirmières libérales à renoncer à des prises en charge. « L’Assurance maladie ne nous donne pas les moyens pour assurer une bonne prise en charge des personnes âgées dépendantes, regrette John Pinte. Les tutelles veulent effectuer ce virage ambulatoire à coût constant ; ce n’est pas possible. » Le montant du forfait devrait faire l’objet de discussions lors des prochaines négociations conventionnelles entre les syndicats représentatifs des infirmières libérales et l’Assurance maladie.
Du côté des autres acteurs du domicile, le constat n’est pas plus reluisant. L’HAD, qui se présente comme un « animal hybride entre la ville et l’hôpital » d’après Mathurin Laurin, délégué général de la Fédération nationale des établissements d’HAD, estime « qu’il y a un besoin absolu de portage politique sur cette approche domiciliaire ». « Depuis quelques années, nous sommes face à une alternance des ministres de la Santé, ce qui compromet la continuité dans l’offre et l’aboutissement de certains chantiers », ajoute-t-il.
Pour les prestataires de santé à domicile, fournisseurs de matériels, donc acteurs clés du maintien à domicile, les financements aussi font défaut. « Les nôtres sont régulés par la liste des produits et prestations et le comité économique des produits de santé, rappelle Louis Champion, président-directeur général de la Fédération des prestataires de santé à domicile. Mais depuis la crise sanitaire, nous vivons une inflation de + 15 % sans répercussions sur nos tarifs. Pourtant, nous devons bien continuer à verser les salaires. Alors, la situation reste compliquée. Il est certain que nous ne pourrons pas supporter des coups de rabot. Nous devons réfléchir à des gains d’efficience et cela passe par la fluidité des parcours. » En cela, les acteurs de cette filière soutiennent la mise en place d’une certification des PSAD, qui permettrait d’harmoniser le fonctionnement des prestataires sur le territoire. Ils y travaillent depuis deux ans, en lien avec la direction générale de l’offre de soins et la Haute Autorité de santé, qui a publié un référentiel en 2024. Ils sont dans l’attente du décret d’application.
Les SSIAD vivent de leur côté une réforme de leur tarification. Jusqu’à présent, les frais relatifs aux soins prodigués étaient pris en charge dans le cadre d’une dotation globale dépendant du nombre de places et ce, quel que soit le profil des usagers. La réforme de la tarification, en cours depuis mai 2023 et valable jusqu’en 2027, vise une meilleure adéquation du budget aux profils des personnes accompagnées et aux soins réalisés. La nouvelle dotation représente la somme d’un forfait global de soins, qui bénéficie de nouvelles modalités de calcul reflétant l’activité du service et les caractéristiques des personnes accompagnées ; d’une dotation de coordination pour les services délivrant des prestations d’aide et de soins ; et des financements complémentaires pour certaines actions, certains publics ou encore des interventions à des horaires spécifiques. Désormais, pour calculer le montant des forfaits globaux de soins de l’année N, la collecte des données individuelles s’effectue au fil de l’eau, du 1er juin de l’année N-2 au 31 mai de l’année N-1. Les acteurs dénoncent toutefois certains écueils, notamment le fait que l’activité de l’année en cours ne soit pas forcément identique à celle de l’année du recueil des données.
Les SSIAD risquent également d’être perdants en cas d’hospitalisation longue des patients, puisqu’ils ne sont plus rémunérés pendant cette période, comme c’était le cas auparavant avec le forfait. Outre des financements spécifiques et adaptés, les tutelles doivent également agir sur d’autres chantiers afin d’encourager le virage domiciliaire, à commencer par la revalorisation des métiers du domicile en matière de rémunération, de formation et de conditions de travail, pour attirer et fidéliser les professionnels dans ce secteur. Elles doivent aussi envisager des actions qui tendent vers davantage de fluidité, de lisibilité et de coordination des parcours.