Infirmière, docteure, habilitée à diriger des recherches, chevalier de l’ordre national du mérite, décorée de la Légion d’honneur… Isabelle Fromantin est experte en plaies et cicatrisation à l’Institut Curie. Fonceuse et passionnée, elle relate son parcours hors norme au sein de ce centre de lutte contre le cancer, avec ce franc-parler propre aux personnes qui n’ont pas de temps à perdre.
« J’ai réalisé mes rêves, je suis chanceuse », lance d’emblée Isabelle Fromantin. Depuis toute petite, elle voulait faire des pansements : c’est devenu sa spécialité. Entre autres…
Diplômée de l’école d’infirmière de la Croix-Rouge, à Paris, en 1992, elle part au Togo pendant plus d’un an comme bénévole dans l’humanitaire. Elle exerce dans un hôpital pour enfants, dans la brousse, et noue des liens avec des Africaines qu’elle forme pour les aider à entrer en école d’infirmière en Belgique. Depuis, les années ont passé, mais elle garde des liens forts avec elles et continue de les soutenir, avec l’aide de son équipe.
De retour en France, elle découvre sur son répondeur téléphonique un message de l’Institut Curie l’informant qu’il y aurait toujours une place pour elle et l’invitant à reprendre contact. « J’avais fait plusieurs stages à Curie, j’y avais travaillé comme aide-soignante l’été, validé mon diplôme… J’adorais cet établissement, car en oncologie on a le temps de bien connaître les patients, de les suivre parfois longtemps, explique Isabelle Fromantin. Et, après mon expérience en brousse, où j’avais été coupée du monde, cela m’a fait du bien de retrouver une structure où j’avais déjà des repères. Cela m’a aidée, j’avais l’impression de rentrer à la maison ! »
Après deux-trois ans en services d’ORL et oncopédiatrie, l’envie de bouger la tenaille. Elle saisit une opportunité qui sera décisive pour la suite : participer à la création de la toute première unité mobile de soins palliatifs au sein d’un centre de lutte contre le cancer en France. « J’avais fait un stage en soins palliatifs chez Abiven, c’était une première expérience… Cette activité me plaisait beaucoup car les soins palliatifs constituent un exercice complet, qui fait appel à l’humanité, aux soins techniques, au relationnel. » De cette « aventure », elle garde un émouvant souvenir : « J’assistais à un groupe Balint, à la Pitié-Salpêtrière, où je retrouvais des collègues infirmières qui implantaient des soins palliatifs. C’était très riche, je n’étais pas fermée sur mon institution, nous étions tous tout feu tout flamme, avec l’envie de faire vivre différemment la fin de vie. »
En 1997, Isabelle Fromantin se retrouve donc seule, avec un médecin, dans une toute nouvelle consultation. Elle a un bureau, un ordinateur, et se demande : « Maintenant, je fais quoi ? Je ne vais pas monter dans les services demander s’il y a un « presque mort » ! »
Partir de zéro n’est pas simple. Mais rapidement, elle prend en charge ses premiers patients, et découvre l’étendue du travail à mener pour soulager leurs plaies. « Certains patients avaient de grosses escarres ou des plaies tumorales et on ne savait pas quoi faire pour les soulager. Les plaies saignaient, coulaient, sentaient mauvais, c’était très inconfortable et douloureux pour les patients et leurs proches. » À la recherche de solutions, Isabelle Fromantin décide, en 2000, de participer à un congrès sur les plaies et la cicatrisation. De manière proactive : elle réalise un poster avec l’idée que si quelqu’un le voyait, il viendrait la rencontrer pour lui apporter une solution… « Je n’ai pas trouvé de réponse, en revanche j’ai gagné le prix du meilleur poster ! » Et plutôt que d’empocher le cadeau – un appareil photo –, elle demande à la place d’aller assister à un congrès international aux États-Unis. « Cela m’a permis de découvrir des choses intéressantes, une autre façon d’appréhender le traitement des plaies. J’ai discuté avec des infirmières américaines PhD et je me suis dit : c’est super cool, elles ont le temps pour se poser des questions et améliorer les soins ! »
De retour à Paris, Isabelle Fromantin explique à sa DRH qu’elle souhaite entreprendre un doctorat. « Elle a bien ri, c’était une demande saugrenue à l’époque »…
Elle demande alors à sa direction l’autorisation d’ouvrir une consultation « plaies et cicatrisation ». En 2001, les consultations infirmières ne sont pas répandues, mais l’Institut Curie est ouvert aux innovations et lui accorde un essai d’un an. « Cela a très bien fonctionné. Au départ, les patients étaient surpris de voir uniquement une infirmière en consultation. D’ailleurs cela ne plaisait pas à tout le monde : certains étaient de véritables fans, pour d’autres, c’était la fin du monde, de la médecine… L’Institut Curie m’a laissé le temps de travailler sur des questions de soins, de mettre au point des protocoles de plaies tumorales, d’escarres, d’étudier les facteurs de risque d’escarre en oncologie, etc. » L’établissement étant situé à proximité d’écoles prestigieuses – École normale supérieure, École supérieure de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris… –, Isabelle Fromantin n’hésite pas à consulter des spécialistes en chimie, microbiologie, biostatistique… « Toutes ces personnes prenaient le temps de m’enseigner et parallèlement j’ai lu de nombreux articles scientifiques pour accroître mes connaissances et apprendre l’anglais », explique-t-elle. Elle commence alors un travail de recherche sur la chronicisation des plaies tumorales, notamment celles du sein, avec l’aide de chimistes qui travaillent sur le problème des bactéries et des odeurs qui se dégagent de ces plaies.
L’autodidacte multiplie les communications, suit un diplôme universitaire Plaies et cicatrisation, et acquiert une notoriété dans ce domaine. « En partant à un congrès à Dublin, dans le RER à destination de l’aéroport, j’ouvre un courrier officiel et j’apprends que j’ai été nommée Chevalier de l’ordre national du mérite par le ministère de la Recherche ! J’étais surprise, très contente, et j’ai demandé à recevoir cette décoration de la part du président de Curie. C’était une formidable occasion que tout le monde se rencontre, le Pr Huriet, président de l’Institut Curie, le directeur, le directeur des soins, les chercheurs… » Lors de cette soirée, en juillet 2008, on lui suggère de faire une thèse. Problème : Isabelle Fromantin a un grade licence mais pas de master 2. Il fallait donc obtenir une validation des acquis de l'expérience (VAE) pour aller plus loin. « J’allais être maman en septembre, je suis allée à la fac de Cergy-Pontoise, avec laquelle je faisais des travaux sur un biofilm, chercher le dossier de VAE. J’ai passé un très mauvais été, cela m’a demandé un énorme travail car il fallait que je justifie que j’avais le même niveau qu’un étudiant en M2. J’ai réussi à remplir les 50 pages de ce dossier… Mais je me souviens qu’en rentrant de vacances, je pleurais au volant de ma voiture ! »
Elle obtient une mention très bien du jury et est acceptée pour commencer sa thèse en Sciences de la vie et de la santé à l’Université de Cergy-Pontoise afin de poursuivre ses travaux. Pendant 3 ans, elle travaille au rythme de 3 jours en consultation et 2 jours dédiés à sa thèse, qu’elle soutient en décembre 2012.
En 2010, elle obtient son premier financement PHRI (Programme hospitalier de recherche infirmière) pour l’étude de l'identification de la flore bactérienne et de l'impact du biofilm sur les plaies tumorales responsables d'odeurs nauséabondes et de majoration du risque infectieux. Elle obtient un financement de l’Agence nationale de la recherche et, autour d’elle, son équipe grandit et se mobilise pour faire avancer ces travaux. Ils aboutiront en 2016 avec l’obtention d’un brevet d’un nouveau pansement pour les plaies malodorantes : Cinesteam®.
Autre point d’étape, en 2015 : Isabelle Fromantin reçoit la Légion d’honneur. Elle en garde le souvenir d’un « chouette moment de rencontres entre tous ceux qui m’entourent. »
Dans le même temps, elle crée un collectif de professionnels de santé, chercheurs en chimie et en biologie, vétérinaires, experts cynophiles, data-scientists, etc. pour développer le projet KDOG-Curie. L’objectif ? Utiliser des molécules odorantes pour améliorer le diagnostic du cancer du sein, le plus fréquent chez la femme. Deux types de recherches sont menées : l’odorologie canine avec des chiens de détection (KDOG) et une étude translationnelle pour chercher la signature chimique du cancer du sein (KDOG COV) avec l’aide de l’Institut de recherche criminelle de la Gendarmerie nationale (IRCGN).
« L’idée de faire appel aux chiens pour aider au diagnostic du cancer nous est venue car la police scientifique les utilise pour détecter des cadavres sur des scènes de crime. Or, les plaies tumorales sont gênantes car elles sentent le cadavre. Je ne me doutais pas que cela serait aussi difficile à faire passer auprès de la communauté scientifique… » Ne trouvant pas de financement pour mener ce travail de recherche, l’équipe d’Isabelle Fromantin recourt au financement participatif. 80 000 € sont récoltés, permettant de démarrer le projet. « Il fallait tout créer, on faisait tout à l’économie, c’était passionnant mais épuisant… La preuve de concept KDOG a donné de très bons résultats et nous les avons synthétisés dans un livre de vulgarisation* pour que ce travail ne tombe pas aux oubliettes une fois l’intérêt médiatique passé. » Reste à valider KDOG par une étude clinique, une démarche très coûteuse et complexe. Le projet de recherche a été retenu par le ministère de la Santé dans le cadre du programme hospitalier de recherche clinique (PHRC) 2018. L’étude clinique a commencé avant d’être interrompue par le Covid-19, livrant des résultats insuffisants. Sans compter que le chien le plus performant est décédé et qu’il a fallu remettre les autres à niveau après plusieurs mois sans entraînements en raison du confinement.
Isabelle Fromantin porte un regard lucide sur toute cette période : « Je savais que les résultats d’analyse intermédiaire de l’étude clinique seraient moyens, mais nous avons des solutions pour arranger cela et il est important de trouver aussi ce qui ne marche pas ! J’ai déjà publié des études négatives, ça ne me dérange pas, c’est comme ça qu’on avance. On m’a aussi reproché de ne pas avancer sur le volet chimie analytique. Mais cela coûte très cher, il faut des appareils très performants et au départ nous n’avions pas les moyens de faire les deux. »
Pour autant, rien ne décourage l’équipe : pour renforcer les bases scientifiques concernant la détection du cancer par odorologie, elle répond à un appel à projet de la Fondation Royal Canin, qui soutenait déjà le projet KDOG. Surprise, les 5 projets proposés sont acceptés… « Lorsque j’ai eu la réponse, j’ai mis une semaine à oser en parler à l’Institut Curie ! », confie Isabelle Fromantin. Ces projets portent sur la conservation des odeurs, l’étude du support de prélèvement, l’olfaction canine, la formation cynophile spécialisée dans la détection de maladies et la création d’un Mooc sur le thème « Comment conduire une recherche sur la personne humaine », pour les non-médicaux. En parallèle, l’équipe va terminer les analyses et le recueil d'échantillons de l’étude KDOG et prévoit une nouvelle preuve de concept sur les urines pour 2023-2024. Celles-ci sont en effet supposées mieux se conserver, avoir une concentration d’odeur plus importante et être moins polluées que la sueur. Le tout, en poursuivant ses recherches sur les plaies et cicatrisation…
« Je peux parler à la première personne pour le début de mon parcours, mais ensuite c’est le « nous » qui l’emporte car seule, sans mon équipe, je n’aurais pas pu réaliser tout ce travail ! », tempère Isabelle Fromantin. Elle admet toutefois avoir une importante capacité de travail, dormir peu mais bien, et aimer son travail autant que prendre du temps pour rire en famille et entre amis. Piètre manageuse – elle délègue habilement la gestion des plannings et autres tâches managériales à ses collègues –, c’est la recherche qui l’anime. « Les plaies tumorales associées à la phase palliative sont atroces. La recherche m’a permis d’améliorer le confort des patients et, si j’étais restée sans solution, je n’aurais pas fait ce métier depuis 30 ans. Les patients sortent de consultation avec le sourire, même si la maladie reste tristement là. Je peux faire des choses pour eux, la recherche apporte des résultats. Le biofilm à vie bactérienne nous a permis de faire cicatriser des plaies sur lesquelles on coinçait. Si on coince toute sa vie, on n’a plus envie de faire ce métier ! »
En matière de recherche infirmière, Isabelle Fromantin est allergique aux comparaisons avec les infirmières canadiennes. « On ne peut pas comparer un pays qui a 10 fois moins d’infirmières que nous, et en plus elles peuvent facilement publier en anglais car elles sont bilingues. En France, la recherche infirmière est une activité jeune mais il y a de très belles choses, souligne-t-elle. Je regrette seulement qu’on ne développe pas assez les innovations techniques, alors que notre métier offre une grande diversité. » Quant au problème des ressources, « certes, le temps du financement est long, cela peut être frustrant pour une infirmière plus que pour un chercheur car nous n’avons pas la même temporalité. Mais il existe de plus en plus de bourses, d’appels à projets, qui soutiennent une belle dynamique », note-t-elle.
La pluridisciplinarité propre à la recherche lui est aussi essentielle. « En recherche, on n’a pas cette fatigue d’un service qui vous plombe quand vous y êtes 8 heures par jour. Moi je vois plein de gens bien qui font des choses fabuleuses, je vois aussi que l’herbe n’est pas plus verte dans les autres hôpitaux et tous les jours, je me dis que j’ai de la chance : je fais un métier qui me passionne, avec une super équipe et des patients sympas… La fatigue et les contrariétés ne me mettent pas à plat ! »
Avant le Covid, elle a soutenu son habilitation à diriger des recherches (HDR), la plus haute qualification universitaire. Un pari gagné qui lui a offert l’occasion d’aller dîner avec sa compagne à la Tour d’Argent. Mais elle n’envisage pas pour autant de s’éloigner de l’hôpital et des patients. « L’HDR, c’est une formalité obligatoire pour pouvoir accueillir des étudiants en thèse. Je ne souhaite pas devenir professeur d’université : je donne déjà beaucoup d’heures d’enseignement à l’Université Paris-Est Créteil depuis des années. Je suis bien à l’hôpital, auprès des patients et avec mon équipe. Je serais prête à céder KDOG s’il y a une application, mais jamais mon métier ! »