OBJECTIF SOINS n° 0290 du 08/12/2022

 

ÉTHIQUE

Alvaro Jose Sanchez Hurtado  

Collaborateur de l’Institut Vaugirard Humanités & Management, Secrétaire honoraire du Cercle Dirigeants esprit critique

L’irruption de la pandémie de la Covid-19 a de toute évidence remis en question notre rapport à la médecine en bouleversant l’imaginaire social à propos de la figure du médecin et de la confrontation à la maladie. Le statut même de la médecine s’en trouve alors questionné : est-elle un art ou une science ?

L’ampleur de la crise sanitaire liée au Covid-19, débordant l’enceinte hospitalière, a violemment impacté nos représentations sur la santé, sur l’efficacité des soins médicaux,  au point d’ébranler la confiance dans la communauté scientifique et d'aggraver le soupçon à l’endroit des institutions médicales, déjà décriées depuis quelques décennies de manière généralisée dans l’ensemble du territoire. Ce manque de crédibilité, renforcé par le climat anxiogène des restrictions sanitaires et de la saturation du système de santé, avait ravivé la sempiternelle question autour du statut épistémologique de la médecine : est-elle une science, ou un art ? Si la question ressemble à un cas d’école, elle entraîne des motivations et des inquiétudes susceptibles de modifier substantiellement la conception de la médecine au quotidien, que nous nous proposons brièvement d’étudier ici.

Le statut épistémologique de la médecine

Savoir si la médecine correspond plus à un art ou à une science est un débat de longue date. La question se pose, certes, aujourd’hui, quoiqu’à nouveaux frais, en raison des circonstances liées à l’apparition du virus SARS-Cov-2, étant donné l’imprévisibilité de son comportement, notamment quant à sa mutabilité et à l’extrême rapidité de sa propagation, donnant suite une à confusion surplombée par la gestion sociopolitique de la crise. Or, avant de céder à la tentation de vouloir classer la discipline médicale dans l’un ou l’autre camp, il est essentiel de se demander pourquoi cette question se pose et à quel titre, tout en interrogeant le contexte d’urgence sanitaire qui l’a fait émerger dans l’actualité. Ce n’est qu’ainsi que nous serons en mesure de lui assigner une juste place.

Se demander quel est le statut épistémologique d’une discipline suppose que l’on adopte une démarche critique vis-à-vis de cette dernière en vue d’en évaluer l’origine, la valeur, le bien-fondé et la portée. Ce « statut épistémologique » sert, – comme l’indique l’étymologie de l’expression – à déterminer la position et la fonction d’un savoir dans l’ordre de la connaissance humaine. En enquêtant sur ce statut, il est possible de caractériser l’ensemble des contenus et des procédés d’une discipline pour délimiter ses possibilités, ses exigences internes, ses rapports à d’autres savoirs et ses limites, permettant de la comprendre et de l’encadrer. Imaginez que le paysage cognitif humain ressemble à une salle d’intervention chirurgicale complètement équipée dans laquelle on voudrait réaliser un inventaire avec un état des lieux : la recherche théorique que nous évoquons équivaut à identifier l’emplacement, le fonctionnement et la raison d’être des équipements présents dans la pièce.

Dans cet ordre d’idées, la médecine, en tant que pratique réfléchie où convergent technique et spéculation, est soumise à cette démarche de la raison qui tâche de rendre compte de son existence et de son développement. Si la médecine existe, c’est que l’homme a pris au sérieux son instinct de survie dans le but de rendre viable son existence compte tenu de sa finitude. Ainsi, la médecine a surgi comme réponse à la nécessité de combler le dénuement naturel de l’humain – en comparaison à d’autres espèces – pour faire face aux périls de l’environnement, par le biais de l’intelligence. Rappelons juste un instant ce qu’a signifié la gravité de la crise en termes de réactions d’un point de vue médical : recherche d’un vaccin en un temps record, essais des nouveaux traitements, mise en place de stricts protocoles prophylactiques, réorganisation des structures hospitalières, campagnes de conscientisation, etc. La médecine s’est montrée fille réfléchie de l’urgence. De fait, c’est parce qu’elle naît des situations critiques qui sollicitent agir immédiat et prise de recul qu’elle est non seulement un savoir-faire mais aussi un savoir, et ce double aspect est un indicateur de la complexité à cerner son statut épistémologique. L’imbrication entre art et science de la médecine est d’ailleurs patente dans la définition que donne Georges Canguilhem de cette dernière : « un art ou une technique au carrefour de plusieurs sciences »(1). En outre, une définition aussi courante que celle du dictionnaire Ortolang ne nous aide pas à trancher la question puisque la médecine est qualifiée en même temps de scientifique et d’artistique : « Science qui a pour objet l’étude, le traitement, la prévention de maladies ; art de mettre, de maintenir ou de rétablir un être vivant dans les meilleures conditions de santé »(2). À la lumière de ces affirmations, nous pouvons déjà retenir une chose : la médecine se meut sur une ligne de crête entre la rigueur des connaissances vérifiables et expérimentales sur l’organisme et la finesse plastique de la compréhension et du traitement de l’humain.

Évolution des conceptions historiques de la médecine

Nous avons été témoins que l’avancement médical et thérapeutique déployé durant l’explosion de la pandémie de Covid-19 visait non seulement la guérison de l’infection mais aussi un rétablissement du bien-être de tous les sujets affectés par la crise. C’est que la médecine, comme toujours, ne s’est pas uniquement limitée à réagir contre les menaces de la Nature. Elle détient, dès l’origine, une vocation plus noble : améliorer l’état psychosomatique de l’être humain ; ce qu’on nomme dans l’actualité la « qualité de vie » de la personne. Cela explique pourquoi, dans l’Antiquité grecque, la question médicale a été étroitement associée aux questionnements philosophiques des Sages. Pour un auteur comme Plutarque (46-120 ap. JC), la médecine est une matière propre de la philosophie, qui, citant Homère, s’occupe de « chercher et savoir ‘tout ce qui a pu se passer de bon et de mauvais dans le palais’, c’est-à-dire dans ton corps »(3).

Sous cet angle, la médecine rejoint la démarche philosophie antique conçue comme un exercice existentiel dénommé « ascèse », orienté vers la croissance spirituelle et le progrès moral dans une recherche d’équilibre entre hygiène de l’esprit et hygiène du corps ; une consigne qui a pénétré les mœurs occidentales, synthétisée dans la phrase attribuée au poète Décimo Julio Juvenal (ier-iie siècles ap. JC) : « Mens sana in corpore sano » (« un esprit sain dans un corps sain »).

Compte tenu de la vision antique de la médecine, nous ne devons pas oublier que la question du statut épistémologique de cette dernière est, à la fois, une affaire de langage et d’évolution des paradigmes cognitifs. D’une part, pour les Anciens, la médecine faisait partie, avec la grammaire, la dialectique, la rhétorique, la géométrie, l’arithmétique, l’astronomie, la musique et l’architecture, des « neufs Arts Libéraux » enseignés à l’Académie (quoique sa place ait été parfois objet de dispute), et qui constituaient le socle des savoirs fondamentaux de la connaissance humaine(4). Or, le mot « art » ici, est à comprendre au sens platonicien du terme « technè » qui veut dire en grec « pratique performante ». Pour Platon, il n’y a pas d’opposition entre savoir et savoir-faire ni entre solution pragmatique et recherche de performance : « Tous les arts, je veux dire ceux qui ont de l’importance, exigent en sus bavardage et spéculation sur la nature ; de là vient semble-t-il cette élévation de pensée et cette perfection du travail sur tous les points qu’on y trouve »(5). Ainsi comprise, la médecine relève d’un travail de perfectionnement sur l’individu sous un double aspect : premièrement, elle est un ensemble de pratiques efficaces reposant sur un ensemble de connaissances précises. Deuxièmement, il s’agit d’une œuvre de perfectionnement en faveur de l’individu sur qui cet art est exercé et non seulement sur celui qui l’exerce. Comme pour toute pensée antique et médiévale, l’idéal de l’exercice d’un art reste tributaire des capacités personnelles, de l’arété, en grec, c'est-à-dire l’« aptitude à accomplir quelque chose », et donc, il est fortement lié au déploiement de la subjectivité du praticien. Mais il serait faux de conclure que la médecine était reléguée à une sorte de démarche subjective, alors qu’il faut tenir compte de l’exigence de rigueur prônée par Hippocrate qui est le premier à rationaliser la pratique médicale en la soustrayant à l’emprise du hasard et de l’arbitraire et en défendant la solidité de ses procédures et de ses conclusions, du fait qu’« elle possède et possèdera une réalité dans le pourquoi et dans la prévision de ce qui lui appartient »(6).

Par ailleurs, vouloir à tout prix établir une frontière entre science et art est, surtout, une question moderne. C’est avec le surgissement de la méthode scientifique depuis la Renaissance, s’étendant de plus en plus à la pratique médicale, qu’une réinterprétation de celle-ci va s’opérer, dans la mesure où l’on va attendre des résultats vérifiables et des hypothèses de plus en plus cohérentes avec l’expérimentation. Alors, on commencera à classer volontiers la médecine en tant que science, entendue comme un ensemble coordonné des acquis à partir d’hypothèses vérifiées par voie expérimentale dans le but de transformer le réel. Puis, en raison des avancées techniques du xviie siècle, au moment où la science commence à se construire sur la base de la modélisation mathématique, tendant à exclure la place du sujet et privilégiant l’abstraction préalable de la réalité, le statut épistémologique de la médecine finira par se démarquer diamétralement de la technè grecque. Si la dimension empirique reste toujours présente, elle devient subordonnée au questionnement spéculatif et aux raisonnements mathématiques qui la justifient, en relativisant progressivement les traits subjectifs de l’homme de science par rapport à ceux de l’homme d’art.

C’est avec l’arrivée du positivisme au xixe siècle que cette question va atteindre son paroxysme du fait que l’épistémé – du grec « savoir constitué, activité savante » – sera assimilée définitivement à la recherche d’objectivité(7), faisant de la vérifiabilité et la mesurabilité les seuls critères (fiables) de vérité. Par conséquent, la connaissance qui y satisferait est la seule digne d’être appelée scientifique. De cette grande fracture positiviste entre connaissances scientifiques tenues pour fiables et celles non scientifiques tenues pour non fiables, intensifiée par l’accroissement à l’époque contemporaine de la dimension cyber-numérique où biologie et technique pure fusionnent, provient le dilemme dans lequel s’enfonce l’opinion tant populaire que savante, à l’heure de définir le statut épistémologique de la médecine. Cela représente l’un des motifs pour lesquels la juste conception de cette discipline souffre d’une blessure mortelle.

Reconsidérer la médecine aujourd’hui

Nous percevons donc le problème : si la médecine, par son composant clinique et expérimental, entre dans la catégorisation moderne des sciences, elle n’obéit totalement ni à l’exigence de stricte mathématisation scientifique ni à l’absence absolue de subjectivité. Mais elle a beau se distinguer des autres sciences, elle ne se situe pas pour autant du côté des arts au sens moderne du terme, entendu comme l’expression du génie qui cherche à sublimer ou transcender la réalité en l’habillant des valeurs non exprimables par des concepts ni par aucune logique discursive.

En ce sens, la médecine n’est pas sous l’égide de la spontanéité artistique pure car elle est un discours rationnel sur le « soin » porté à l’humain. Le propre de la science médicale est de garder une sorte de tension entre connaissance empirique et travail d’abstraction, pour en tirer des principes généraux servant à traiter des cas particuliers semblables qui requièrent en dernier ressort une analyse différenciée et adaptée à chaque situation. Mais encore une fois, s’il est clair que la médecine n’est ni une élaboration de recettes singulières ni (encore moins) une improvisation de l’esprit, elle n’aspire pas pour autant à l’infaillibilité puisqu’elle n’est pas en mesure de garantir des résultats totalement prévisibles, contrôlables et indistinctement applicables à chaque cas concret, comme on pourrait l’attendre de la physique ou de la chimie (encore que l’épistémologie contemporaine est devenue aussi très critique à l’égard de l’illusion d’une objectivité et vérifiabilité pures réputées pour toutes les sciences dites « dures » ou « naturelles »). Au contraire, le médecin se tient dans un entre-deux : il doit à la fois se référer à un héritage intellectuel qui le précède et faire preuve d’une sensibilité sur mesure devant le patient, car, en définitive, il a affaire à des malades, non à des maladies(8).

Cette importante considération, parfois ignorée des professionnels de santé eux-mêmes, a frappé pourtant, par son évidence, lors des controverses liées à la crise de la Covid-19. Deux postures extrêmes s’y sont affrontées : la première préconisait de s’en tenir strictement à la théorie scientifique sans oser s’ouvrir à de nouveaux horizons thérapeutiques pouvant enrichir les recherches ; la deuxième privilégiait le traitement spontané et aventureux du cas par cas sans prendre en compte les réserves de la littérature scientifique en vigueur.

Cet affrontement s’est manifesté également parmi l’ensemble de la population lorsque celle-ci s’est déclarée pour ou contre la vaccination, tout en exigeant d’un côté des réponses miraculeuses et immédiates et de l’autre l’observation ultra-rigoureuse des critères scientifiques préétablis. Plus grave encore, a été le caractère intrusif de certains acteurs médicaux dans leur discours à propos de la gestion de la pandémie au point qu’ils prenaient la place de politiciens. Ce faisant, ils reproduisaient une conception fortement positiviste et donc réductrice de la médecine, comme si celle-ci se suffisait à elle-même et était capable de répondre à toute une problématique de santé publique impliquant plusieurs autres dimensions en marge de sa compétence. On a même assisté à une sorte de défiguration caricaturale du personnel sanitaire en exigeant d’eux qu’ils deviennent des magiciens, ou bien fassent figure de porteurs de vérités absolues et incontestables. Or, nous savons bien qu’un médicament, pour des symptômes identiques chez deux patients différents, n’a pas les mêmes effets pour l’un que pour l’autre, et qu’il est impossible de diagnostiquer des maladies ou de prescrire des traitements en s’appuyant uniquement sur des formules et des données synthétisées en laboratoire. Chaque organisme est différent et nécessite la sensibilité et l’expertise propre du professionnel de santé ; c’est pour cela, d’ailleurs, que le diagnostic médical est appelé un « art ». À ce titre, il faut admettre une inadéquation entre la pratique et la théorie et donc « une part de contingence irréductible qui éloigne les probabilités d’une réussite complète de ses entreprises »(9).

La médecine et son lien avec la vie

Cela étant, la médecine n’est pas une discipline ab-solue, c’est-à-dire « sans lien ». Elle dépend des autres domaines de la connaissance sans lesquels elle ne peut pas avancer. Elle est foncièrement interdisciplinaire, mais elle jouit surtout d’une force artistique. Elle entre dans un jeu technique de « composition et de (re)mise en ordre » de la totalité de la personne humaine. Mieux encore, elle est directement connectée à la pulsion vitale de l’homme. Elle se conçoit comme une promesse de vie. Elle fait de l’homme un être engagé pour l’avenir, en ce qu’elle est son compagnon de route. Reliée qu’elle est au destin de l’humanité, elle ne se laisse enfermer dans aucun compartiment mais préfère le terrain ambigu du fleurissement qu’est la vie elle-même. Elle revêt une part mystique, comme la cuisine. C’est d’ailleurs dans ce cadre-là  qu’elle trouve son lieu de naissance dans les cultures primitives. C’est pourquoi la médecine n’est ni une science ni un art mais les deux en même temps ; et si l’on est tenté de vouloir à tout prix la cataloguer, nous devrions répondre comme Saint Augustin devant la question « Qu’est-ce que temps ? » : « Si personne ne m’interroge je le sais; si je veux répondre, je l’ignore. »(10)

Références

1. Canguilhem, G. Le normal et le pathologique, PUF Quadrige, 1966, p. 7.

2. CNRTL, https://www.cnrtl.fr/definition/médecine

3. Plutarque, Comment rester en bonne santé. Payot & Rivages, 2016, p 25. En cursive dans le texte original ; la phrase mise entre guillemets simples.

4. Plutarque, id. p 95.

5. Phèdre 270 a, Platon (2020) Œuvres Complètes, Flammarion, 2020. p. 1287.

6. Hippocrate, De l’art médical. In : Grolleau, F. Y-a-t-il un art médical ?1. Le littéraire, 2012 http:// http://www.lelitteraire.com

7. Daston, L, Galison, P. Objectivity. Zone Books Princeton University Press, 2010. p. 36-9.

8. Lamy, J. La médecine aujourd’hui: quelle place pour l’art médical ? Conférence, 2007. p. 11. https://hal.archives-ouvertes.fr/cel-01818334/document

9. Grolleau, F. Y-a-t-il un art médical ? 1. Le littéraire, 2012. http:// http://www.lelitteraire.com

10. Saint Augustin, Confessions XI, XIV, Gallimard, 1933. p. 422.