Dans le documentaire Premières urgences (encadré), le médiatique chef de service des urgences de l’hôpital Delafontaine à Saint-Denis (93) accueille six internes pour leur tout premier passage de six mois aux urgences. Le médecin évoque son rapport avec l’encadrement dans un univers professionnel singulier.
Qu’avez-vous pensé du documentaire ?
Je l’ai beaucoup aimé mais c’est mon service, il y a un attachement sentimental. C’est un bon aperçu de notre quotidien et ce n’est pas outré. Ça n’a rien à voir avec ce qui est diffusé à la télévision, les reportages sur les services d’urgences. L’hôpital est toujours montré soit dans le côté christique, soit c’est la guerre. Dans le documentaire, on voit des êtres humains au travail. Premières urgences montre l’humanité, l’évolution des internes, le personnel « ras-le-bolisé »... Le film montre cette impression de travailler contre le système censé nous aider mais devenu un obstacle.
Quel est votre parcours ?
J'ai été diplômé dans les années 1990, puis j'ai fait un bref passage dans l’industrie pharmaceutique. À cette époque-là, les urgences, où je voulais travailler, n’embauchaient pas. On m’a même dit que je n’y aurais jamais de carrière ! Avant que ça ne devienne une spécialité. Et depuis 2001, j’y travaille ! J'ai d’abord été adjoint au chef de service. Je suis passé aux urgences d’Avicenne, dans le 93, puis à Bichat dans le 17e arrondissement de Paris, et j'ai été chef de service pendant sept ans à Brie-Sur-Marne (94), dans un établissement de santé privé d'intérêt collectif (Espic). Depuis cinq ans, je travaille à Saint-Denis. En parallèle, j'interviens dans des services d’urgences qui ne vont pas bien. Je préside aussi l’Observatoire régional des soins non programmés. J’ai une thèse de sciences sur les flux aux urgences et la prédiction de l’activité. Je fais des statistiques des urgences, en somme.
Pourquoi avoir voulu devenir chef de service ?
Je ne supporte pas d’avoir un chef... Mais c’est par l’organisation, en fait, que je le suis devenu. J’aime travailler dans des services bien organisés, c’est important pour moi. Je n’aime pas subir une organisation, je préfère essayer de la contrôler, de prendre en main le service. J’ai commencé en m’occupant de l’informatique du service et naturellement, je suis arrivé à la gestion, j’ai remplacé mon patron malade… Ce n’était pas mon objectif dans la vie, mais ça s’est fait progressivement.
Qu’est-ce que cela requiert ?
Je n’ai jamais pris de cours de management donc je n’ai pas le vocabulaire pour répondre... Mais il faut savoir comprendre les gens avec qui on travaille, s’adapter à eux. Et être exigeant sur ce qu’on leur demande. Il faut une certaine souplesse et une certaine rigidité. Je suis extrêmement exigeant et rigide sur l’organisation du service. Et puis, je n’aurais pas dit ça il y a quelques années, mais il faut aimer les gens avec qui on travaille. Vouloir servir les choses, s’occuper des gens. Je suis hyper paternaliste, je ne suis peut-être pas un bon exemple !
Pourquoi accueillir des internes ?
La première raison, c’est que j’aime bien former la génération suivante. C’est notre responsabilité de le faire bien. La deuxième est beaucoup plus égoïste : quand je suis avec des internes, ça oblige à être bon, à s’interroger, à progresser. Rien n’est figé dans la médecine. C’est très facile de faire la même chose pendant trente ans. Eux arrivent et nous rappellent qu’une recommandation vient de sortir, par exemple, qu’il y a une nouvelle conférence de consensus... On écoute.
Vous dites dans le film que ce ne sont pas des étudiants, qu’ils ont un rôle à jouer à l’hôpital…
Pour moi, les internes sont des médecins. Je dis la même chose à mes externes. Ils se plaignent de faire parfois du secrétariat, des tâches qui les ennuient. Mais moi aussi, je le fais ! Je ne demande jamais de faire des choses que je ne fais pas moi-même. Donc ils poussent des brancards parfois, comme moi. Mais les internes viennent de moins en moins du coin, c’est ma fierté. Ils choisissent notre hôpital.
Comment leur présentez-vous votre service ?
Quand j’accueille des internes, je leur dis : « Vous avez six mois et j’espère que vous allez bien vous amuser. Il faut prendre du plaisir à venir travailler aux urgences. » Les jeunes que l’on voit dans le film ne sont pas des internes de médecine d’urgence mais de médecine générale. Ils sont contraints, par leur programme, de venir, mais ils n’en ont pas spécialement envie. Et ça peut les effrayer. Ce qui me fait le plus plaisir, c’est quand ils me disent à la fin du stage qu’ils sont contents de venir le matin. Même si, après, ils ne deviennent pas urgentistes. Ils sont heureux d’être venus, d’avoir appris des choses, d’avoir travaillé en équipe avec les autres médecins et les infirmières. J’aime beaucoup la médecine et je veux la faire aimer.
Vous dîtes faire de l’humanitaire à 5 kilomètres de Paris. À quoi sont confrontés les internes ?
Notre patientèle est particulière. Ce sont souvent des gens très pauvres, qui ne parlent pas français. On a beaucoup de problèmes de langue ! C’est un obstacle. Ça rend les choses compliquées. On a des problèmes de papiers, de misère. Et donc les maladies qui vont avec. C’est une médecine particulière mais ça reste de la médecine d’urgences. Ce n’est pas la même qu’à Ambroise-Paré ou à Cochin, dans des quartiers plus bourgeois. Ce n’est pas non plus la même qu’à Lariboisière où il y a beaucoup de toxicomanes, ni même celle d’à-côté, à Avicenne. Là-bas, beaucoup viennent de cités, et chez nous, plutôt de squats, entre autres. C’est de l’humanitaire et ça ne l’est pas : on fait notre métier.
Comment consolider des vocations face aux doutes ?
C’est une bonne question… Je travaille plutôt à l’instinct qu’au conceptuel. On leur dit souvent qu’ils ont eu tort de choisir médecine, moi, je leur répète qu’ils ont raison, qu’ils doivent être fiers. Je suis un peu ambivalent avec le mot « vocation » : on n’est pas des prêtres ! Mais on a une vraie profession, ce n’est pas un bullshit job ! Il faut être fier. Il faut beaucoup travailler, c’est sûr. Quand ils arrivent dans le service, je leur dis qu’ils vont beaucoup travailler mais je respecte les temps de travail. Du moins, j’essaye.
L’Hôpital public d’aujourd’hui le permet-il ?
J’ai suffisamment d’internes pour le faire, sauf l’été, où j'en ai moitié moins. Grâce à l’hôpital public, j’embauche des internes étrangers et ça permet à tout le monde de continuer à travailler correctement.
Quel souvenir gardez-vous de votre internat aux Urgences ?
À l’époque, on était tout seul aux urgences, il n’y avait pas d’encadrement ! Par contre, mon patron aux urgences d’Avicenne, le docteur Wang, décédé maintenant, est mon modèle. On n’a pas du tout le même caractère mais le paternalisme vient de lui, c’est sûr ! C’est mon père professionnel et spirituel. Il travaillait à l’instinct. Les gens l’aimaient beaucoup. Je ne sais pas si les gens m’aiment beaucoup, cela dit... !
Dans un milieu hiérarchisé et organisé comme l’hôpital, est-ce accepté de dire qu’on travaille à l’instinct ?
Je ne sais pas. Je crois être reconnu comme un manager par mes pairs même si parfois on ne m’aime pas. C’est comme ça. J’ai lu des bouquins quand même aussi ! J’ai eu la chance de tomber sur des chefs, la plupart du temps, qui ont compris qu’il ne fallait pas être sur mon dos. J’applique ça aussi en tant que chef. C’est assez horizontal dans mon service. Je parle à tout le monde de la même façon, les ASH ou les médecins. Quand je fais des reproches à quelqu’un, la personne sait que je peux parler au directeur sur le même ton.
Qu’est-ce qui dessine les contours d’un chef alors ?
À l’hôpital, il y a dix mille métiers et aucun n’est supérieur à un autre. C’est moi qui suis chef, il ne faut pas faire semblant. Mais ça n’est que le rôle du boulot. On peut, au-delà de ça, discuter d’égal à égal. Je me fais beaucoup engueuler aussi. Le fait d’être patron implique surtout de prendre des décisions, d’impulser un rythme, et c’est moi qui m’en charge.
C’est une chose d’être étudiant un jour et ç’en est une autre d’être interne aux urgences le lendemain, pour la première fois. C’est cette première fois que vivent ensemble Amin, Evan, Hélène, Lucie et Mélissa à l’hôpital Delafontaine de Saint-Denis, aux portes de Paris, après cinq années d’études. Les urgences, un passage obligé, pour six mois. Oui, c’est une chose de vouloir devenir médecin, c’en est une autre de le devenir. « Vous n’êtes pas que des étudiants, vous avez un rôle à l’hôpital », leur annonce d’ailleurs d’emblée Mathias Wargon, chef de service.
Au cœur d’un territoire frappé par la pauvreté, pourtant situé à quelques kilomètres de la capitale, les internes vont être confrontés à une réalité qui pourrait ébranler leur vocation comme la consolider. Ils seront seuls au contact de malades avec le droit de prescrire. Pour Mathias Wargon et les autres médecins, l’enjeu est de taille : exercer dans un environnement à flux tendu ne doit pas empiéter sur la nécessité d’encadrer et de transmettre.
Un documentaire subtil et du beau cinéma de proximité sur l’avenir de l’hôpital.
TL
Premières urgences, documentaire d'Éric Guéret sorti en salles le 16 novembre 2022, 1h36.