DOSSIER
La difficile articulation de l’universitarisation avec le champ de la formation professionnelle est toujours d’insistante actualité, d’autant plus dans un contexte de travail soignant en tension, aux frontières redessinées. De quelles manières peut-on alors concilier culture universitaire et culture professionnelle ?
Depuis les années 1980, l’hôpital, assimilé à une entreprise, intègre de nouveaux modes de management qui ont pour objectif d’accroître la productivité tout en réduisant les effectifs de personnes. Dans son ouvrage Le travail à cœur, Yves Clot(1) souligne, en évoquant le monde hospitalier, que « L’activité de travail peut aussi se trouver incarcérée en toute liberté », allant jusqu’à décrire l’organisation hospitalière comme « un collectif en miettes ». Selon cet auteur, l’institution maltraite le métier de soignant car, impuissante ou absente, elle se concentre uniquement sur les questions budgétaires. Or, « Le collectif de travail n’est ni plus ni moins qu’un instrument de travail qui « contient » les gestes de chacun ».
Cette reconfiguration de l’organisation du travail et des activités se traduit par des dimensions de travail occultées, voire empêchées, ce qui pèse sur l’engagement des soignants. Les frontières du travail soignant se sont aujourd’hui redessinées, car en raison d’un manque de temps et d’une représentation du travail souvent fondée sur une dimension médicotechnique, les soignants mettent en jeu les nombreux types de tâches à réaliser et donnent majoritairement la priorité aux soins prescrits par les médecins(2). Car il s’agit d’aller vite, d’aller à l’essentiel. Mais qu’est-ce qui est essentiel et qui le définit ? Les professionnels du soin ont de plus en plus de difficulté à être disponibles face à des demandes imprévues, à être attentifs à des sentiments, à laisser les patients exprimer leurs inquiétudes ou des souffrances particulières.
Nous remarquons que ce réaménagement des frontières du travail soignant a un impact également sur la régulation de l’activité par les patients eux-mêmes (toilette préopératoire, auto-surveillance…). Cette nouvelle figure du patient s’est par ailleurs construite à partir des revendications d’associations de malades, de la loi relative aux droits de malades et à la qualité du système de santé(3) et du déploiement d’une démocratie sanitaire, entre autres. Enfin, la redistribution de certaines actions entre des acteurs de plus en plus nombreux conduit à la création d’outils et de dispositifs permettant et soutenant la continuité des soins et la coordination des intervenants (fiches de liaisons, création de fonctions de médecins, d’infirmières de coordination, réseau ville-hôpital…).
L’intensification du travail soignant est également rattachée à des tâches non incluses dans les outils de représentation du travail, qui ne sont ni comptées, ni reconnues par l’institution hospitalière, mais nécessaires pour faire « du beau travail »(2) : c’est-à-dire celui qui est guidé par les références professionnelles et les valeurs qui les sous-tendent, celui qui est attendu par les personnes soignées et souvent aussi par l’institution. Aussi, « Le travail visible et le travail invisible sont dialectiquement liés ».
Françoise Acker met en évidence deux dimensions de travail occultées et empêchées. Le travail passé sous silence, invisible, constamment dénié, correspond à celui qui mobilise l’intelligence des soignants pour déchiffrer la situation de santé, vérifier la pertinence de l’action à effectuer au moment de s’engager, en raison de l’état du patient et de son évolution. Le travail empêché, quant à lui, est celui qu’on voudrait réaliser, car appelé par la situation, mais qu’on a du mal à mettre en œuvre, qu’on ne peut faire en raison des contraintes qui pèsent sur le travail d’ensemble. Par exemple, au cœur du travail soignant, le travail de soins de confort est souvent empêché, car il s’agit de donner la priorité aux soins sur prescription médicale, dans un contexte de personnel réduit. Or, réconforter, tranquilliser, soulager, atténuer le mal-être et la douleur des patients, font appel à un travail clinique qui s’appuie sur l’observation et l’écoute de la personne, et qui est régi par des règles professionnelles(4, 5).
Dans ce contexte difficile et inédit, nous pouvons nous interroger sur la manière dont est mise en œuvre la formation des professionnels de santé en 2022 et sur la place du formateur dans l’ingénierie de formation actuelle.
Sous l’impulsion du processus de Bologne(6), puis de la stratégie de Lisbonne(7), des réformes importantes ont impacté de nombreuses formations en France : infirmier(8), ergothérapeute(9), masseur-kinésithérapeute(10), manipulateur d’électroradiologie médicale(11), ou métiers du travail social(12). Ces réformes ont intégré la reconnaissance de ces formations dans l’espace universitaire par l’attribution d’ECTS (European Crédits Transfer System), et la valorisation des expériences professionnelles par la généralisation des stages aux différents niveaux du cursus de formation. Nous pouvons observer que ces réformes sont sans doute à l’origine d’une double rupture au regard des précédentes formations : l’une, temporelle et l’autre, paradigmatique(13).
La première rupture est caractérisée par l’allongement de la durée de formation et, par conséquent, l’expérience pour les apprenants d’une relation prolongée avec des savoirs universitaires. Cette relation délicate peut induire une controverse entre les savoirs académiques et professionnels, chez les formés comme chez les formateurs. Adossée à cette rupture temporelle, la rupture paradigmatique s’élabore à partir de l’instauration de nouvelles relations entre les dimensions épistémiques et pragmatiques. Les apprenants se retrouvent face à une double articulation : entre la recherche (avec la réalisation d’un mémoire) et la formation (avec l’apprentissage d’un métier) d’une part ; et entre des savoirs académiques transmis par des formateurs universitaires et des savoirs professionnels diffusés à l’université et lors des stages par des représentants des mondes socio-professionnels, d’autre part. « Cette double rupture nous semble devoir être prise au sérieux non seulement car elle place a priori les formés au cœur d’une tension entre d’un côté des exigences de formation universitaire (concrétisés par une diplomation) et de l’autre des attentes de professionnalisation, et parce qu’elle semble constituer l’amorce d’un changement d’épistémologie dans la formation aux métiers de l’interaction humaine »(13). Dans ce sens, l’exemple de la place et du rôle du mémoire de recherche serait susceptible de participer à l’articulation entre les différents savoirs, où s’élaborent des relations circulaires entre recherches et pratiques.
De ce fait, les concepts pluridimensionnels d’universitarisation et de professionnalisation évoluent au carrefour de multiples déterminations scientifique, politique, sociale, institutionnelle. L’universitarisation caractérise de manière globale le processus d’entrée des formations professionnelles dans le schéma désormais généralisé des formations universitaires (licence, master, doctorat : LMD). La professionnalisation, quant à elle, signifie un mouvement lié à l’évolution des missions des universités, incitées à contribuer à l’employabilité et à l’ajustement aux besoins économiques des formations qu’elles dispensent.
Ce processus visant à faire dialoguer la formation et les situations professionnelles est appelé « universitarisation-professionnalisation »(13). En effet, les réformes actuelles des formations s’orientent vers une problématique visant en même temps à « professionnaliser » le champ de la formation universitaire et à « universitariser » le champ de la formation professionnelle.
De nombreux auteurs se sont interrogés sur les fondements de l’apprentissage du métier, les modes de l’alternance et les liens entre ces deux espaces de travail et de formation que sont l’université et le milieu professionnel(14). À ce propos, plusieurs études innovantes, mobilisant des cadres théoriques spécifiques et des méthodologies variées, investissent la formation et l’entrée dans les métiers de « l’interaction humaine », et plus précisément celui des « métiers de service adressés à autrui ».
Une étude de Thierry Piot(14), consacrée aux tensions induites par l’universitarisation de la formation à la profession infirmière, a particulièrement attiré notre attention. Un travail d’analyse inductive ancrée dans la didactique professionnelle, à partir de dix binômes constitués d’un jeune professionnel et d’un collègue chevronné travaillant avec lui, met en lumière deux points importants :
- le premier concerne la tension entre connaissances et habilités. Les binômes investigués décrivent la difficulté de la formation initiale à construire des habilités spécifiques tout en les exposant à des connaissances académiques décontextualisées. Pour ce chercheur, cela semble s’expliquer dans une alternance trop juxtapositive qui ne mobilise pas suffisamment la complémentarité fonctionnelle entre la logique universitaire et la logique professionnelle ;
- le second résultat saillant de cette étude réside dans la mise à jour d’une autre raison, celle du développement d’une ingénierie de formation trop rationnelle qui met de côté l’acculturation professionnelle. Le dépassement de ces tensions, selon lui, passe par une réflexion pédagogique sur l’alternance et la mise en place d’espaces dialogiques au bénéfice du lien entre savoirs universitaires et pratiques professionnelles.
Une étude de Corinne Chaput-Le Bars(14) apporte un éclairage intéressant sur notre questionnement. Son projet était d’identifier les ressources utiles à l’entrée dans le métier et d’examiner en quoi l’universitarisation participe à la professionnalisation. Cette dernière est par ailleurs désignée ici comme « la spécialisation du savoir, une formation de haut niveau et un idéal de service »(15). Le cadre conceptuel de cette recherche laisse une place centrale à l’activité au travail, en s’appuyant sur les apports de Richard Wittorski, et à l’implication des sujets. Les investigations menées auprès de six jeunes professionnelles font succéder un entretien biographique et un entretien d’explicitation sur des situations déterminées qualifiées d’emblématiques par les acteurs. Les résultats mettent en évidence trois catégories de ressources :
- des ressources humaines considérées comme des points d’appui (famille, formateurs, pairs…),
- des ressources pragmatiques construites en dehors du champ de la formation (surtout pour les expériences d’animation),
- des ressources académiques issues des formations sociales.
L’auteure défend la nécessité d’une plus grande individualisation des parcours de formation, avec un recours aux stages dans le cadre d’une alternance intégrative et la reconnaissance des expériences personnelles dans le travail d’animation.
La nouvelle gestion hospitalière, à l’origine de pratiques soignantes sous tension, questionne la difficile rencontre de l’éthique soignante et de l’économie, et la notion de sens pour le futur apprenant en santé. De plus, pour Richard Wittorski(14), l’intention de professionnalisation est au cœur d’un nouveau paradigme social valorisant l’action, le résultat et la responsabilité des acteurs. À l’inverse des professions industrielles ou techniques, ces métiers de l’interaction humaine ou de service, destinés à autrui, nécessitent une co-activité. Ils s’adressent à des sujets humains non standardisés et entraînent des situations de travail coconstruites entre professionnels et « autrui » (élève, étudiant, personne formée, patient, client, etc.). Tous ces éléments induisent que la formation ne peut pas uniquement correspondre à une transmission « déductive de savoirs » et que l’enjeu principal, aujourd’hui, notamment pour les formateurs, est d’articuler culture universitaire et culture professionnelle, et de rapprocher la recherche universitaire des préoccupations professionnelles.