OBJECTIF SOINS n° 0291 du 15/02/2023

 

Promotion de la santé

DOSSIER

Hélène Belou*   Marcia Moreau**   Juliette Séguin***  

Afin de dispenser des actions d’éducation thérapeutique du patient (ETP) en groupe, les professionnels font appel à deux modes de gestion : d’une part l’ingénierie éducative, qui est prévue, réfléchie, anticipée, et d’autre part, la dynamique propre du groupe, initiée dans l’instant, imprévisible, inopinée, et pourtant signifiante. Une étude a été menée sur la gestion de cette dernière en s’intéressant aux imprévus qui pouvaient surgir lors d’une séance d’ETP et aux gestes professionnels posés par les animateurs pour y répondre. L’enjeu est de parvenir à allier le maintien de la dynamique d’apprentissage souhaitée, avec la considération pleine et entière de la personne à l’origine de l’imprévu.

Les recommandations officielles et la loi HPST (hôpital, patients, santé, territoires, 2019(1), préconisent la mise en place d’actions éducatives dans le parcours de soins des patients atteints de maladie chronique. Ces actions entrent dans la construction de programmes d’éducation thérapeutique du patient (ETP) travaillés selon une logique d’ingénierie pédagogique. Cette dernière comprend l’élaboration d’objectifs de compétences, de contenus, de moyens et méthodes, de médias et supports, une implantation en face à face et une évaluation du dispositif, le tout dans un temps donné.

Par ailleurs, ces actions éducatives s’inscrivent dans des pratiques déterminées et soutenues par le caring(2) comme valeur fondatrice. Les pratiques sont ici définies comme « l’ensemble des comportements, actes observables, actions, réactions, interactions mais elle[s] comporte[nt] aussi les procédés de mise en œuvre de l’activité dans une situation donnée par une personne »(3).

Conjointement à l’ingénierie pédagogique, le groupe existe dans sa dynamique propre(4). Il s’organise comme une tutelle, définie par un « moyen de réaliser de la médiation culturelle »(5). Le groupe prend des fonctions de « tuteur » qui doit avant tout « enrôler pour amener à devenir partenaire »(6). Aussi, le groupe est perçu par les pairs comme « le seul soutien acceptable dans les situations qui font effraction [comme les] maladies graves […] » où il prend tour à tour des fonctions de miroir, de contenance, d’espace de liberté, de conseils, d’espoir, de présence(7).

Initiation d’une étude

Étudiantes en master Éducation thérapeutique à la faculté de médecine Sorbonne Université, nous nous centrons sur l’animation de ces ateliers mêlant pédagogie et soin. Notre étude vise à identifier, chez les éducateurs(8) en ETP, les organisateurs de l’activité définis en didactique professionnelle comme « ce qui prépare une action ou une suite d’actions pour qu’elles se déroulent dans les conditions les meilleures, les plus efficaces »(9). L’enjeu est d’admettre que, parmi la variété de modalités d’animation, une invariance est conservée d’une animation à une autre. C’est cette organisation de l’activité(10) que nous recherchons, celle qui témoigne de la compétence en acte du sujet. Le terme « activité » désigne ici ce que va faire ou non l’éducateur pour répondre à la tâche et à ses exigences(11).

Lors de l’animation de ces séances d’ETP, deux forces apparemment opposées coexistent : une logique didactique, finement définie en amont, et les actions d’un groupe, inopinées, qui transforment  la situation en « savoir commun et en pratiques coordonnées »(9). L’enjeu, dans cette animation, consiste à enrôler le groupe tout au long de la séance, en engageant son intérêt et son adhésion dans le sens des objectifs d’apprentissage définis.

Ces considérations nous ont amenées à poser différents questionnements qui ont nourri la problématique :

- Les éducateurs en santé sont-ils suffisamment formés à manier la dynamique de groupe lors de séances d’éducation ?

- De quoi sont faits ces imprévus et comment les éducateurs se les représentent-ils ?

- Comment et à partir de quoi analysent-ils la situation ?

- Que disent-ils de la complexité à articuler objectifs d’éducation, méthodes, contraintes de temps et imprévus ?

- Quelles émotions sont convoquées ? 

- Que décident-ils à partir de cela ?

Notre cadre théorique se décline à partir de ces questions. Il permet à la fois de construire le protocole d’enquête et de définir le prisme d’exploitation des données.

Que sont les imprévus ?

Tout pédagogue sait qu’une intervention dialoguée autorise l’imprévu. Selon Paul Chautard et Michel Huber, un imprévu se définit comme « tout évènement de nature organisationnelle, méthodologique, relationnelle ou cognitive qui a échappé à la programmation de l’enseignant et qui introduit une perturbation dans la leçon en cours. Cette déstabilisation conduit celui-ci à la recherche d’un nouvel équilibre, immédiat ou différé, qui peut être productif sur le plan cognitif »(12).

De ce fait, l’éducateur confronté à ces « imprévus » croise ses observations, ses savoirs académiques et expérientiels, ainsi que ses raisonnements, en vue de trouver une solution. Cette analyse est nommée « jugement pédagogique dans l’acte »(13).

Puis, après un retour réflexif sur l’action, l’analyse devient un « jugement pédagogique sur l’acte » traduit comme « l’idée de comprendre et de transformer les représentations et les pratiques »(14).

Selon les mêmes auteurs, le jugement pédagogique comprend « une réaction de surprise plus ou moins marquée, suivie d’un diagnostic et d’un point de traitement plus ou moins abouti »(15).

Trois décisions sont alors possibles pour dépasser le déséquilibre :

« - gérer l’imprévu par étouffement ou évitement de celui-ci, avec une certaine rigidité centrée sur les objectifs d’éducation prédéterminés,

-  abandonner les objectifs et donner la main au groupe jusqu’à perdre le contrôle et la ligne directrice envisagée,

- abandonner pour un temps sa conduite et saisir l’imprévu pour convenir avec les élèves d’une nouvelle orientation porteuse de sens dans ce moment d’apprentissage. »(15).

Quelle réponse apporter ?

Anne Jorro, dans son travail autour de l’activité enseignante, appelle ces décisions des « gestes professionnels »(16). Ce sont des mouvements du corps adressés, porteurs de valeurs et inscrits dans une situation. Elle précise que ces gestes « dépendent de processus d’ajustement, d’agencement, de régulation. Ils se déploient en fonction d’une analyse précise et rapide de l’activité. Ils témoignent du réel de l’activité mais aussi d’une approche singulière et contextuelle »(16). Elle propose une grille d’analyse de l’agir professionnel qui comprend quatre gestes (figure 1) :

1. Les gestes langagiers : qualité de la relation, de l’échange, manière de s’adresser à l’autre et de l’écouter.

2. Les gestes d’ajustement de/dans la situation : réalisation et conduite de l’intervention. Celle-ci  peut être cadrée, accélérée, ralentie, maintenue, reprise ou encore régulée. 

3. Les gestes éthiques : silence, tolérance à l’égard des réflexions de chacun en vue d’une relation d’accompagnement respectueuse.

4. Les gestes de mise en scène du savoir : moyens permettant l’enrôlement des élèves dans les activités didactiques.

Au seuil de cette collecte, nous posons la problématique suivante : comment conduire les séances éducatives dans la logique exigeante d’un programme d’ETP, tout en laissant la place aux « imprévus » du fait des patients, pouvant ainsi venir « perturber » la dynamique didactique, et en faire finalement un moment à fort potentiel de développement pour tous ? 

Cette problématique nous amène à élaborer l’hypothèse suivante : les éducateurs en santé peuvent se sentir démunis dans ces situations d’imprévus, qu’ils peuvent analyser selon un prisme défaillant par manque de connaissances et d’expériences des dynamiques interrelationnelles en jeu dans ces situations d’éducation dialoguées. Si un soutien leur était proposé, alors ils renforceraient leur pouvoir d’agir sur ces situations.

Matériel et méthodes

Constitution du corpus

Nos critères d’inclusion visent des professionnels de santé ayant bénéficié de la formation de 40 heures en ETP (tableau 1).  Nous avons interviewé cinq infirmières et une psychologue(17) en ciblant des professionnelles expérimentées et novices(18). Par souci d’anonymat, les prénoms ont été modifiés.

Outils 

Nous avons choisi l’entretien d’explicitation car il est centré sur la parole incarnée et nous semble un moyen pertinent pour rapporter les intentions, les actions, les perceptions et les justifications des éducatrices interviewées.

L’entretien d’explicitation amène l’acteur à se focaliser sur un moment particulier de son action. En lien avec le modèle de l’action élaboré par Pierre Vermersch(19), ses buts sont d’aider à la description du vécu subjectif de l’action dans une situation spécifiée et conduit à une posture réflexive. La démarche vise l’exploration de la perception du moment où l’éducateur en santé, lors de séances collectives d’éducation, identifie des indices, des manifestations faisant imprévu, et décide d’une action. Cette décision fait référence aux « gestes professionnels ».

La question inductrice de l’entretien est extrêmement délicate. Elle engage le sujet dans l’évocation de son action et doit être dirigée vers une action vécue. Elle ne doit pas être trop axée sur le déclencheur, c’est-à-dire sur le moment de crise, mais surtout inviter la personne à évoquer le « comment » de son geste d’ajustement. Les questions qui s’enchaînent sont dites « vides de contenu »(19), c’est-à-dire qu’elles n’orientent pas le sujet et aident à la reviviscence de la situation. Pour cela, un contrat de communication est posé et la permission de la personne est demandée afin qu’elle nous autorise à être ralentie dans son évocation pour revenir sur des aspects plus précis de son action.

Modalités

Nous avons mené et retranscrit six entretiens analysés à l’aide du prisme suivant (figure 2) : jugement pédagogique dans l’acte (imprévus, émotions / ressentis et raisonnements), gestes professionnels et jugement pédagogique sur l’acte, soit la métacognition ou métaréflexion.

Afin de formuler une trame d’entretien, nous avons sollicité l’aide de Nadine Faingold(20), Rédiger la question inductrice nous a pris un temps considérable. Il a fallu nous entraîner et apprendre notre protocole afin d’être sereines dans la relation avec la personne et faciliter ainsi son engagement.

Les entretiens ont duré entre 40 et 50 minutes. Nous avons veillé à ce qu’ils se déroulent dans des conditions permettant à la personne d’entrer en évocation sans perturbation extérieure. Un formulaire de consentement a été présenté à chaque participante pour leur décrire le but de l’entretien.

Analyses des données

Comme nous avons choisi d’utiliser l’entretien d’explicitation, les données relevées sont celles parvenues à la conscience des interviewées a posteriori de l’action.

Nature des imprévus et jugement pédagogique dans l’acte

Plusieurs types d’imprévus nourrissent le discours des six animatrices interviewées et mettent en exergue différents jugements pédagogiques dans l’acte.

Ainsi, il existe des imprévus de type perte d’attention ou décrochage qui se manifestent selon Anouk par « un manque d’attention qui se lit sur les visages, des étonnements, des chuchotages ou des personnes rivées sur leurs portables ». Cette professionnelle les interprète ici comme un manque de clarté de sa part : « Je me dis mince, je ne suis pas très claire, j’essaie de me demander ce que j’ai loupé ». D’autres imprévus se manifestent par des propos de patients qui ne sont pas en lien avec l’objectif d’apprentissage du jour. C’est ce qu’ont vécu Aleth, Anouk et Agathe sans pourtant donner la même interprétation. Anouk se sent déroutée par cette intervention inopinée qui catalyse l’attention et prend du temps sur la séance éducative. Elle dit : « Ça me perturbe dans mon for intérieur, ça me déroute, ça me déstabilise dans mon fil conducteur… ». Aleth ressent plutôt de l’embarras. Agathe, quant à elle, considère ces interventions comme faisant partie intégrante des activités du groupe et ne se sent pas déstabilisée.

D’autres imprévus surviennent lorsqu’une personne arrive en retard et monopolise la parole : « Ce qui m'a agacé le plus c’est que les patients qui sont à côté n'arrivaient pas à parler. »

Un autre imprévu est représenté par l’absence d’engagement suite à une activité didactique. Marie l’explicite dans l’entretien : « J’ai parfois un peu de mal les premières minutes face à un nouveau groupe ». « […] Ils n’osent pas, se regardent, et me regardent un peu gênés […] ». Marie exprime que cela l’a gênée et qu’elle en a été très embarrassée. Elle imagine des sentiments de défiance émanant des participants.  Elle interprète alors que les participants n’ont pas compris l’objectif de sa proposition et qu’elle a mal présenté la consigne. Elle précise plus loin « […] Je me dis, j’aurais pas dû tester ça aujourd’hui, de bon matin ! ».

Nous avons aussi relevé l’existence d’un imprévu connu et traité en amont de la séance, comme ce patient dont nous savons que le comportement gênera la séance collective. Virginie le sait et estime que la présence de cette personne est inappropriée. Elle protège la séance éducative en limitant l’émergence d’imprévus par une gestion anticipée.

Les gestes professionnels comme réponses

Comme le souligne l’étude de Paul Chautard et Michel Huber, « L’imprévu génère une déstabilisation qui conduit à la recherche d’un nouvel équilibre ». Cette analyse dans l’acte pédagogique, « précise et rapide », témoigne du « réel de l’activité mais aussi d’une approche singulière et contextuelle »(21). Ici les professionnelles de santé recherchent ce « nouvel équilibre » dans l’immédiat de la séance éducative : ces dernières étant indépendantes les unes des autres.

Cinq animatrices sur six décident de poser quatre gestes professionnels qu’elles coordonnent dans un même temps. Face à l’imprévu, elles mettent spontanément en œuvre un geste langagier, c’est-à-dire une écoute pleine et entière vis-à-vis de la personne qui a généré l’imprévu. Ce geste langagier est soutenu par un geste éthique fort. Il vise le respect et la considération de la personne et est cadré par un geste d’ajustement de l’action. Les cinq animatrices s’éloignent du groupe un instant, ralentissent la dynamique prévue pour prendre un temps d’écoute. Puis, elles réalisent un geste de mise en scène du savoir quand elles se détournent de l’imprévu pour inviter la personne à revenir au sein du groupe et la réinscrire dans l’objectif de sa venue à la séance d’aujourd’hui.

Anouk commence par un geste langagier et précise : « Je la regarde dans les yeux, et généralement avec un sourire encore plus présent ». Aleth, quant à elle, explique qu’elle se centre sur la personne : « Je suis plus dans l’écoute, dans sa direction à elle ».

Ce geste langagier est soutenu par un geste éthique qui respecte l’expression des personnes en leur accordant une présence pleine et entière. Aleth l’exprime ainsi : « Je veux qu’elle se sente en confiance… que la personne se sente à l’aise, qu’elle n’ait pas la crainte du jugement … Je la regarde… Oui, c’est surtout le regard en fait […] »

Aleth et Charlotte réalisent également une technique de communication appelée la validation de l’émotion sur le fait. Charlotte en donne un exemple face à la fille d’une patiente faisant irruption en milieu de séance et monopolisant la parole : « Vous avez raison… Vous êtes inquiète pour votre maman… Mais ce n'est pas le moment, nous sommes dans un groupe et il faut respecter le temps de parole de chacun. »

Aleth, quant à elle, l’illustre de la façon suivante : « Je peux dire oui, c’est vrai, j’entends heu… votre inquiétude du fait que vos hypoglycémies soient encore heu… présentes et conséquentes… » Elle poursuit en précisant : « Je veux la ramener au sujet de la séance et en même temps sans brusquer… Je veux montrer à la personne qu’elle est entendue et… en revenant au thème du jour ».

La pleine présence à l’autre se veut donc ouverte, bienveillante et attentionnée dans une volonté d’inviter la personne à réintégrer la dynamique d’apprentissage collective.

La sixième animatrice pose également un geste langagier en refusant la participation d’un patient dont elle sait d’emblée qu’il va perturber la situation : « […] Je lui ai dit que la séance était complète, mais je m’en veux car ce n’est pas vrai ». Cette situation révèle la difficulté et le conflit intérieur que peut vivre une animatrice garante du bon fonctionnement des échanges.

Agathe et Anouk cherchent à vérifier l’hypothèse d’incompréhension qu’elles ont analysé quand un patient « décroche » ou génère un imprévu : « Je dis : est-ce que ça va ? C’est plutôt clair pour vous ? Je vous sens perdu », dit Agathe, ou alors : « Est-ce que vous voulez que je ré-explique ? », précise Anouk.

Ici, le geste professionnel est un geste de mise en scène du savoir. Il vise, à partir de l’imprévu, à ramener l’attention de la personne aux objectifs de la séance pédagogique. Anouk s’exprime ainsi : « C’est pas grave si vous avez pas compris heu… y a pas de souci,   pas de jugements… ». Agathe questionne l’imprévu en rappelant les objectifs de la séance pour permettre le ré-enrôlement du patient : « Attendez Monsieur, on parle de quoi là ? ».

Marie, embarrassée  par le manque d’engagement des adolescents à la proposition de son activité, parvient à solliciter des ressources externes pour relancer la dynamique de l’activité et enrôler le groupe. Elle l’exprime ainsi : « C’est à ce moment que j’interpelle une des filles du service civique, pour leur demander si ça leur dirait d’essayer de faire un exemple pour lancer le truc… ».

Agathe précise : « Il faut prendre un temps parce que lui, il est obnubilé par ça, par un truc et que personne ne lui a répondu donc il faut reprendre un temps pour lui, à ce moment […] Tant pis pour les autres. Enfin, des fois je trouve que c’est important ».

Le jugement pédagogique sur l’acte

Il se traduit par la capacité réflexive de l’animatrice a posteriori de son action d’éducation. Marie réalise une métacognition de type autoévaluation quand elle dit : « J’ai parfois un peu de mal les premières minutes face à un nouveau groupe…».

Aleth admet qu’elle réitérerait sa manière de faire : « Je pense que je persisterais dans cette voie-là, c’est-à-dire heu… pouvoir intervenir posément et en même temps fermement mais avec empathie. » Elle confie son besoin d’échanger après les séances : « On échange : ah ben tiens, à tel moment ça a été un peu difficile... ou ça a été chouette ».

Elle constate qu’une formation lui serait utile : « Oui, moi j’aimerais …oui, moi je suis persuadée qu’une formation pourrait être aidante pour savoir gérer là,… ces imprévus… oui… parce que c’est pas une mince affaire ça ! (rire) ». Anouk est reconnaissante de l’aide apportée par l’unité transversale d’éducation thérapeutique (Utep) mais avoue que ces situations sont très stressantes pour elle. Elle rejoint Aleth en disant que « une formation serait vraiment enrichissante ».

Charlotte réalise une métacognition quand elle dit : « À refaire, je ne laisserais pas entrer la personne au milieu de l’atelier ». Et Virginie éprouve un sentiment de culpabilité du fait d’avoir invoqué l’excuse du groupe complet pour écarter un patient perturbateur. Elle justifie ses propos par sa volonté de protéger le groupe.

Le dilemme du temps

La gestion du temps représente un dilemme pour les éducatrices. Il faut, d’un côté, laisser au patient du temps pour s’exprimer et de l’autre, respecter les objectifs et la durée impartie pour chaque atelier. Charlotte évoque ce conflit intérieur de la manière suivante : « Respecter le temps c’est une condition majeure ». Elle poursuit : « Prendre du temps pour l’un, c’est du temps perdu pour les autres ! ». Pour Agathe : « C’est important d’avoir bien anticipé son temps ». Pour Aleth, la gestion du temps devient un véritable enjeu : « Ben, c’est un peu compliqué, je me dis oh là là là là heu… On prend beaucoup de temps pour l’hypoglycémie, comment est-ce que je vais ramener sur le sujet ? ».

Discussion

Ainsi, les organisateurs de l’activité révèlent deux concepts en opposé solidaire : la considération pleine et entière de la personne générant des imprévus, et le ré-enrôlement de celle-ci vers le groupe et les objectifs pédagogiques de la séance. L’étude montre la manière dont les animatrices se consacrent entièrement à la personne qui génère ces difficultés pendant un temps donné, pour l’enrôler ensuite en articulant les imprévus avec les objectifs de la séance ou en leur rappelant pourquoi elles sont venues.

C’est cette organisation qui contribue à la réussite de l’action. Si l’imprévu génère une trop grande écoute, il n’y a plus de place pour les objectifs pédagogiques ; à l’inverse, une trop grande rigueur sur l’atteinte des objectifs ne permet pas de prendre en considération la personne et des mouvements du groupe.

L’éducateur en santé ne se contente pas d’enrôler les patients en ramenant leur attention à la séance du jour, il les conduit à « s’intéresser aux caractéristiques déterminantes de la situation »(22), c’est-à-dire qu’il leur rappelle explicitement l’intérêt de la séance d’apprentissage (figure 3).

Ainsi, à partir des travaux de Paul Chautard et Michel Huber et aux nombreux éléments relevés dans les récits des éducatrices en ETP, cette étude peut être synthétisée en modélisant la gestion des imprévus (figure 4).

Par ailleurs, notre étude comporte des limites, ne serait-ce que par le volume réduit de l’échantillon, la diversité des métiers d’origine et de l’expérience dans le métier de formateur. Il nous apparaît   que dans une démarche s’inscrivant dans la didactique professionnelle, il serait pertinent de compléter ces entretiens par des observations et des entretiens d’auto-confrontation en situation, afin d’affiner la recherche.

Cependant, l’entretien d’explicitation apporte une originalité précieuse en ce sens qu’il a permis de faire émerger les représentations(23) qu’ont ces professionnelles d’un moment particulier de leur travail. Il a rempli son rôle de mise en lumière des savoirs engagés dans l’action teintés de toute la délicatesse avec laquelle les éducatrices contrôlent la séance d’ETP.

Nous observons aussi que face aux imprévus, cinq animatrices sur six se remettent personnellement en cause. L’analyse des verbatim met en évidence des émotions de stress et de malaise. Elle révèle un besoin de partage de ces situations au sein d’un collectif. Cette capacité à ne pas prendre « contre soi » les imprévus ne semblent pas en lien avec l’expérience professionnelle car l’étude montre que l’animatrice la plus jeune possède cette capacité de se distancier de la situation perturbatrice.

Conclusion

Deux impératifs dits « organisateurs de l’activité » sont à envisager dans l’animation d’une séance d’ETP : la considération du groupe qui est invité à réaliser le travail de partage et d’apprentissage collectif, et la personne qui génère un imprévu, qu’il faut considérer dans l’instant et ré-enrôler vers les objectifs pédagogiques de la séance.

Pour l’animateur qui a anticipé et horodaté les activités de son atelier d’ETP, l’imprévu généré par une réaction ou une demande d’un membre du groupe est un instant de crise. Il y a pourtant, dans cet instant, une compétence essentielle à activer, en trois points : garder le contact avec le groupe, prendre en compte la demande singulière et rester dans les objectifs de la séance.

Il semble alors envisageable d’outiller davantage ces éducateurs par le biais de formations à la gestion de groupes et des imprévus, dans le but d’une plus grande agilité à ces situations professionnelles dynamiques.

Bibliographie

- Bucheton D. (dir) (2009), L’agir enseignant : des gestes professionnels ajustés. Octares éditions.

- Bucheton D. et Soulé Y. (2009), Les gestes professionnels et le jeu des postures de l’enseignant dans la classe : un multi-agenda de préoccupations enchâssées. Éducation et didactique, vol. 3, n°3, 29-48.

- Lison C, Bédard D. et Côté J-A. (2015), Être tuteur en apprentissage par problèmes : quels styles d’animation ? Revue internationale de pédagogie de l’enseignement supérieur [Online], 31-1.

- Mucchielli R. (1965), La Dynamique des groupes, ESF, réed. 2012.

- Paul M. (2004), L’accompagnement : une posture professionnelle spécifique. L’Harmattan.

  • Notes
  • 2. Watson J, Le caring. Philosophie et science des soins infirmiers. Seli Arslan, 1979.
  • 3. Altet M. (2003), Caractériser, expliquer et comprendre les pratiques enseignantes pour aussi contribuer à leur évaluation, Les dossiers des Sciences de l’éducation, p. 31-43.
  • 4. Voir les travaux de Kurt Lewin ou Leon Festinger.
  • 5. Vannier-Benmostapha, M.P. (2002), Dimensions sensibles des situations de tutelle et travail de l’enseignant de mathématiques. Études de cas dans trois institutions scolaires, en CLIPA, 4e technologique agricole et CM2. Paris : Thèse Université Paris V René Descartes. p. 25.
  • 6. Enrôler fait partie des 6 catégories de tutelle définies par Jérôme Bruner. C’est l’action du tuteur afin d’engager l’adhésion et l’intérêt de l’enfant. Vannier-Benmostapha, M.P. (2002). Ibid. p. 26-8.
  • 7. Tourette-Turgis, C. (2012), Le maintien d'une posture clinique dans l’animation des groupes de malades. Cliopsy, 7, p. 61.
  • 8. La forme masculine du terme « éducateur » représente les deux genres. Nous choisissons d’utiliser délibérément ce terme, en désignant par cette appellation toute personne formée aux 40 heures d’ETP et animant des séances.
  • 9. Vinatier I. (2007), Autour des mots « organisateurs de la pratique et/ou de l’activité enseignante ». Recherche et Formation n°56, p. 99.
  • 10. Entendre activité ici au sens de l’ergonomie comme la mobilisation de l’ensemble de la personne humaine et de ses facultés pour réaliser les tâches, atteindre les objectifs qui ont été fixés, en fonction des moyens techniques et organisationnels qui ont été mis à sa disposition.
  • 11. Clot Y. (2002), Cliniques du travail et psychopathologie du travail. Cliniques méditerranéennes, vol. 66, n° 2, pp. 5-10.
  • 12. Chautard P. et Huber M. (2001), Les savoirs cachés des enseignants. L’Harmattan.
  • 13. Chautard P. et Huber M. (2001), Ibid. p. 14.
  • 14. Chautard P. et Huber M. (2001), Ibid. p. 81.
  • 15. Chautard P. et Huber M. (2001), Ibid. p. 65.
  • 16. Jorro A. (2006), L’agir professionnel de l’enseignant. Séminaire de recherche du Centre de Recherche sur la formation - CNAM, Paris.
  • 17. Nous appellerons ces personnes « animatrices ».
  • 18. « Expérimenté » veut dire pour nous plus de 10 ans d’exercice professionnel.
  • 19. Vermersch P. (2006), L’entretien d’explicitation, ESF.
  • 20 Nadine Faingold, Formatrice et chercheuse, intervenante dans le master au sujet de l’entretien d’explication (cf. son ouvrage Les entretiens de décryptage : de l'explicitation à l'émergence du sens, l’Harmattan, 2020).
  • 21 Chautard P. et Huber M. (2001), Ibid. p. 65.
  • 22. Vannier-Benmostapha, M.P. (2002). Ibid. p. 90.
  • 23. Représentations comme éléments de croyances, images, valeurs, connaissances, schèmes...