OBJECTIF SOINS n° 0291 du 15/02/2023

 

entretien

ÉTHIQUE

Propos recueillis par Adrien Renaud

  

Les soignants le savent : plus l’incertitude augmente, plus il est difficile de prendre des décisions. Or, le niveau d’incertitude risque encore d’augmenter dans les années à venir. Dans ces conditions, est-il judicieux de miser sur l’intelligence collective ? La réponse avec le Pr Didier Sicard, président d'honneur du Conseil consultatif national d’éthique (CCNE).

En quoi peut-on dire que notre société connaît des niveaux d’incertitude toujours plus élevés ?

Je crois que nous abandonnons peu à peu le monde de la causalité simple. Nous découvrons que, comme dans un jeu d’échecs, le déplacement de n’importe quel élément modifie l’ensemble de ce qui se passe sur le plateau. Par conséquent, l’idée que l’on puisse agir de manière étroite, dans un domaine circonscrit, méconnaît la complexité même du monde. Nous arrivons à un moment où la naïveté de croire que nous comprenons le monde finit par s’estomper.

Nous aurions pu au contraire penser que le progrès des connaissances nous permettrait de mieux comprendre notre monde…

Non, les progrès de la science nous ouvrent au contraire à plus d’incertitudes que de certitudes. On ne découvre pas le Graal, chaque progrès dans la connaissance du monde nous fait découvrir que celle-ci est en réalité inaccessible.

Existe-t-il des exemples de ce paradoxe dans le cadre hospitalier ?

Oui, nous pouvons, par exemple, remarquer que les connaissances scientifiques concernant les maladies, à mesure qu’elles progressent, font décroître la notion de soin. Bien sûr, le médicament, les robots, les progrès de l’imagerie, peuvent résoudre un certain nombre de situations, mais ils comportent nécessairement l’exclusion du soin qui, par essence, est une relation humaine avant d’être une connaissance. On se trouve donc devant un mur vertigineux. Au lieu de nous aider à fonder la relation de soin, la science nous en éloigne.

Dans un monde où de tels paradoxes sont possibles et où, comme vous le disiez, bouger une pièce modifie l’ensemble de ce qui se passe sur l’échiquier, certains prônent le principe de précaution. Est-ce une bonne chose ?

La précaution est une bonne chose, mais le principe risque d’anéantir la précaution elle-même, en faisant l’impasse sur la complexité. Dans un contexte d’incertitude, le principe dit qu’il vaut mieux abattre l’arbre avant qu’il ne tombe sur la mairie. Mais l’arbre apporte de l’ombre l’été, et une fois qu’il est coupé, on ne sait pas quelles sont les conséquences du manque d’ombre. On finit par confier au principe de précaution l’avenir au sens principiel, et non l’avenir incarné.

C’est-à-dire ?

Le principe, c’est la référence, alors que l’incarnation, c’est l’exercice. Les mots « liberté », « égalité », « fraternité », « droits de l’homme », « principe de précaution » sont des mots qui rassurent, mais s’ils ne sont pas incarnés par une pratique, ils deviennent des slogans.

Pouvez-vous donner un exemple d’une mauvaise utilisation du principe de précaution dans le domaine sanitaire ?

Je me souviens de la vaccination contre l’hépatite B, dans les années 1990. Quand nous l’avons mise en place, son utilité était modérée dans nos pays, où la prévalence de l’hépatite B était très faible. Mais elle était très importante dans certains pays d’Afrique ou d’Asie, où il s’agit d’un problème majeur de santé publique. Or, quand des études épidémiologiques ont suspecté que certains cas de sclérose en plaques étaient liés à cette vaccination, la France l’a interrompue en 24 heures. Cela n’a pas eu de grandes conséquences chez nous, mais certains pays, voyant cette décision, ont fait de même. Et nous voyons aujourd'hui que des maladies du foie liées aux hépatites y rebondissent, faisant des dizaines de milliers de morts… Quand des décisions abruptes sont prises comme cela, il faut toujours penser que les conséquences peuvent être très négatives.

Cela vaut-il également à un niveau plus individuel, par exemple pour des décisions cliniques ?

Oui, bien sûr. Avant d’opérer une appendicite, il faut normalement faire un scanner, ce qui peut éviter des interventions inutiles. Cela peut être justifié à Paris, où l’accès au scanner est relativement aisé. Mais en Lozère, par exemple, quand le premier scanner est à 80 km et qu’il n’est pas forcément disponible, cette recommandation peut entraîner des retards, des délais, et donc des péritonites. Il existe donc des précautions qui sont évidentes, comme se laver les mains avant d’examiner un malade, et d’autres qui doivent être considérées en fonction du contexte.

Dans ces conditions, prendre la bonne décision nécessite une information adéquate. Comment s’y prendre ?

D’abord en ne confondant pas le danger et le risque. Prenons un exemple concret. Lors de l’épidémie de Covid-19, il existait une méthode extrêmement efficace de mesure de la présence du virus dans l’environnement : l’analyse des eaux usées. Nous aurions pu mettre à la disposition de la population l’information selon laquelle le virus circulait dans tel quartier, dans telle rue, et qu’il fallait donc être prudent. Mais cette mesure n’a pas été utilisée : les responsables craignaient que si la population apprenait qu’il y avait du virus dans l’eau, elle n’utilise plus l’eau du robinet et achète des bouteilles d’eau minérale ! C’est ce qui se passe quand on ne sépare pas ce qui est dangereux de ce qui est risqué : le danger ne devient risque que dans certaines situations.

Pouvez-vous donner d’autres exemples de situations où l’on doit séparer le risque du danger ?

Prenons le cas du virus du sida, qui est dangereux, mais pour lequel le risque de transmission est extrêmement réduit, sauf en certaines circonstances. Il n’est pas possible de l’attraper en s’embrassant sur les lèvres, par exemple. C’est la même chose pour les masques dans le cas du Covid-19 : se promener avec un masque dans la rue, c’est idiot. Mais quand on rentre chez soi et que quelqu’un a le Covid, il faut en porter un, évidemment. Le masque n’est pas un talisman, il faut le mettre pour se protéger dans certaines circonstances. De même, il y a quelques mois, beaucoup d’informations ont circulé sur l’encre des stylos à bille, qui serait cancérigène : c’est stupide. Les gens ne boivent pas leur stylo. Ce n’est pas parce que l’encre est cancérigène que les utilisateurs de stylo vont avoir le cancer.

Il y a donc une différence entre l’information et l’utilisation qu’on en fait…

Oui. Pour revenir à l’analyse des eaux et du Covid, on a craint que les gens aient peur, qu’ils ne s’informent pas assez sur les situations dans lesquelles le danger du virus représente un risque pour eux. Or, il ne faut pas prendre les gens pour des idiots. Il faut faire preuve de pédagogie, expliquer calmement…

Et c’est là qu’intervient la notion d’intelligence collective : comment faire émerger cette pédagogie dans un monde où l’information est principalement véhiculée par les réseaux sociaux ?

Il est évident que les réseaux sociaux confondent danger et risque, et qu’ils aiment bien faire peur. L’intelligence collective n’est pas spontanée. Il faut qu’elle puisse s’exprimer de façon organisée. Ce n’est pas parce qu’une foule est en train de crier, le bras levé, que l’intelligence est présente. L’enjeu est donc de laisser les personnes s’exprimer au sein du collectif, de ne pas leur fermer la bouche, de permettre un débat respectueux. Mon expérience, par exemple au sein du CCNE, montre qu’à partir du moment où chacun abandonne ses convictions et ses armes au vestiaire, à partir du moment où chacun écoute l’autre, une créativité naturelle s’ensuit.

Comment obtenir ce que vous appelez une « créativité naturelle » ?

Pour que l’intelligence collective soit présente, il faut trois choses : que les personnes soient de bonne volonté, qu’elles abandonnent leurs conflits d’intérêts, et qu’une personne soit capable de laisser la parole s’exprimer, de la recueillir, de faire le lien entre les êtres. Si la parole est diffuse, éclatée, il n’y a pas de capacité de rassemblement.

Cette logique peut-elle être appliquée à des débats particulièrement acrimonieux, par exemple celui sur les soignants non vaccinés ?

Il faut laisser les personnes qui expriment des sentiments antivax expliciter leurs arguments. Il faut les écouter et s’ils disent, par exemple, qu’ils ne veulent pas se faire vacciner pour ne pas enrichir les labos, leur demander sur quels arguments ils se fondent. Quelles sont leurs sources ? Il faut accepter que les vaccins leur fassent peur, leur montrer que nous respectons leurs positions, mais que nous sommes dans une société où, dans certains cas, le bénéfice collectif l’emporte sur les inconvénients individuels.

Les discussions qui aboutissent à une forme d’intelligence collective peuvent donc être très tendues…

Oui. Et elles ne peuvent aboutir que si nous nous rappelons que l’éthique de conviction n’existe pas. Quand nous nous enfermons dans une position religieuse, politique, nous perdons la relation au monde. Nous ne pouvons pas partir en disant « Moi je ne bougerai pas et c’est comme ça ». La vie, c’est l’acceptation du débat. S’il n’y a pas de débat, il n’y a pas d‘éthique.

Le monde dans lequel nous vivons est-il de nature à favoriser les conditions d’un tel débat ?

Non... Nous croyons, avec nos téléphones portables, nos réseaux sociaux, être dépositaires d’une connaissance qui nous est propre, alors qu’elle est dérisoire par rapport à la complexité des sujets abordés. Tout n’est pas mauvais dans les réseaux sociaux. Mais, il faudrait notamment qu’ils soient identifiés dans leurs sources, car si les informations sont anonymes, elles n’ont aucun sens. Un message qui n’a pas de signature n’est pas un message qui a vocation à avoir du sens. Quand on dit quelque chose, il faut pouvoir dire : « C’est moi qui le dis, et je le dis en fonction de tel ou tel élément ».

Comment favoriser les conditions d’un véritable débat ?

Il faudrait que le débat soit enseigné à l’école, ce qui est très peu le cas en France. Habituer les enfants, les jeunes élèves, à comprendre que le monde est plein de contradictions, est un enjeu majeur. Les pays anglo-saxons habituent beaucoup plus les élèves à remettre en question les dogmes, à penser contre les normes. Ils apprennent beaucoup plus que ce n’est pas parce qu’on n’est pas d’accord qu’il faut devenir violent.

Penser contre les normes est une chose, mais celles-ci n’ont-elles toutefois pas démontré leur utilité ?

Si une personne est contre une norme, elle doit être capable de dire pourquoi. Revenons à la norme qui veut qu’on se lave les mains avant d’examiner un malade. Elle ne souffre aucune contradiction possible. Or, je vois des collègues, des étudiants, qui ne la respectent pas, sans se justifier. Je trouve cela ahurissant !

Toutefois, d’autres normes doivent absolument être remises en question. Il n’est plus possible d’admettre que pour un soin effectué, 90 % du temps soit passé à transmettre l’information numérique sur ce soin. J’ai récemment vu une infirmière très compétente effectuer une perfusion complexe, de manière très efficace, en 3 à 4 minutes, puis passer les 25 minutes suivantes à retranscrire ce qu’elle venait de faire. Aucun métier ne fonctionne comme cela. Aux États-Unis, par exemple, les soignants sont débarrassés de toute tâche administrative et le soin redevient l’enjeu même du métier.

Retranscrire l’information, l’analyser, n’est-ce pas justement ce qui permet au soignant de disposer d’une donnée lui permettant de prendre de bonnes décisions dans un contexte d’incertitude ?

Oui, mais ce n’est pas aux soignants de faire cela ! Il est possible d’avoir la même information recueillie par d’autres personnes. Je suis d’ailleurs frappé de l’accumulation de données récoltées, dont on ne fait rien du tout. Le problème, c’est que pour l’administration, le soin est inévaluable, donc il disparaît. C’est un autre paradoxe : nous n’avons jamais autant parlé du soin, dans des colloques, dans des séminaires, alors qu’il a été abandonné en rase campagne.

Bio express

Professeur de médecine, Didier Sicard a notamment dirigé le service de médecine interne de l’hôpital Cochin (AP-HPs). De 1999 à 2008, il a présidé le CCNE, dont il est aujourd'hui encore président d’honneur. Il a notamment rendu en 2012 ce qu’il est maintenant convenu d’appeler le « rapport Sicard » sur la fin de vie. Il est l’auteur de nombreux ouvrages de vulgarisation, dont L’éthique médicale et la bioéthique dans la collection « Que sais-je ? » (Presses universitaires de France). Il participe à de nombreuses conférences. En novembre dernier, à Saint-Lô, dans le cadre du cycle de conférences de la Fondation Bon-Sauveur de la Manche, il a donné une communication sur l’intelligence collective au service de la décision, qui a servi de base à cet entretien.