LE SENS DES MOTS
*Infirmier anesthésiste,
**Cadre supérieur de santé
La pudeur n’est ni honte, ni coquetterie, ni décence, ni pureté, mais retenue, discrétion, délicatesse, grâce et dignité. Elle est ce voile intime, protecteur du corps et de l’esprit, dont se pare plus communément la femme, mais pas seulement. La pudeur s’entend comme une mise à l’abri de l’intime avec une sagesse dans la manière de faire, d’être et de dire, et de là elle s’élève en vertu. Mais elle fait débat : sa genèse, son évolution, sa signification divisent. Aujourd’hui malmenée par un intempestif et impudique besoin de transparence, le dévoiement de l’authenticité et la mise à nu sans filtre, elle est objet de soupçon et de défiance : elle serait une valeur ringarde. Le sens et le statut de la pudicité méritent une réhabilitation et leur renforcement dans la relation de soins.
De l’homo erectus à l’homme moderne, la notion de pudeur s’est arrimée à un foisonnement de référents et d’interprétations dans sa genèse, son évolution, sa sexuation et, aujourd’hui, son sens, sa légitimité et ses enjeux. La pluralité de ses approches – philosophique, sociologique, religieuse, juridique – a dilué et complexifié son fondement, sa définition, son utilité sociale, son éthique. Pour les uns elle est hypocrisie, introversion, affectation, puritanisme… Pour d’autres c’est un fait de dignité, une vertu, une nécessité sociale, la morale de l’intime…
Qu’est-ce que la pudeur en définitive ? Nous tentons d’apporter des éléments de réponse avec quelques définitions et interprétations, sans prétendre à clore le débat. Nous irons aussi prendre appui sur le déterminant majeur et originel de la pudeur, communément retenu dans la littérature – le rapport au corps sexué et à l’intime – pour rappeler le sens et la valeur éminente de la pudeur dans les soins et défendre ce pourquoi elle interpelle et oblige le soignant.
La controverse sur le caractère inné ou acquis de la pudeur reste vive, comme celle sur sa nature. Est-ce un sentiment, une émotion, un état d’âme, une valeur ? Nous ne pouvons pas dire, de façon tranchée et définitive, ni l’origine de la pudeur ni sa pleine définition. Qui le pourrait? Certains auteurs, dont Van Reeth et Fiat(1), l’envisagent comme une disposition naturelle et universelle. Elle se développe aux différentes étapes de la vie sous des formes variées et graduées. La pudeur n’est pas une notion de source éducative, mais un besoin consubstantiel à l’homme. Elle est relative au corps et à l’intellect. Ces auteurs la qualifient à la fois d’émotion et de sentiment, décelés dans ses manifestations physiologiques et comportementales (rougeur, trouble, évitement, etc.), mais l’élèvent aussi au rang de vertu au sens aristotélicien : la pudeur comme juste milieu entre obscénité et pudibonderie. Ils n’omettent pas de faire le lien entre pudeur, sexe, nudité, désir, etc., mais en en rappelant les distinctions, ce qui les sépare et les confusions. On peut être nu et faire montre de pudeur.
D’autres, à l’exemple de Maupetit(2) expliquent la naissance et l’évolution du sentiment de pudeur à partir du processus évolutionniste puis civilisationnel de la « race humaine ». S’appuyant sur la théorie de l’évolution et sur ses nombreuses études de peuples diversement évolués, le sociologue montre pourquoi et comment la conscience et le mécanisme du sentiment de pudeur émergent d’abord et principalement chez la femme : « La pudeur est née chez la femme… »(2). Il observe et défend l’idée que la pudeur s’acquiert et nait du besoin chez la femme de se protéger des « entreprises brutales et imprévues des hommes »(2). La pudeur est un sentiment « qui pousse la femme à cacher au mâle les organes […] dont la vue peut faire naître le désir sensuel »(2). Le comportement pudique dans sa nécessité et sa signification serait à l’origine, chez la femme, une stratégie de défense pour se préserver des assauts impulsifs du mâle non civilisé. De la pudeur féminine, l’homme a appris à domestiquer ses pulsions.
Ainsi, de nombreuses études s’accordent à articuler l’origine de la pudeur à la raison sexuelle mais ajoutent parfois d’autres interfaces. Ellis affirme que « Le facteur sexuel est le plus simple et le plus primitif élément de la pudeur »(3), que c’est la peur qui la motive. Mais il y voit aussi une influence sociale qu’il partage avec de nombreux autres auteurs comme Westermark et Grosse. La culture (habillement, nourriture, ornements) et ses normes sont contributives de l’émergence du sentiment et du fait de pudeur.
Pour les uns, la pudeur est anthropologique, universelle et intemporelle ; sous ses formes diverses elle serait commandée par des lois naturelles. Pour d’autres, c’est une nécessité acquise sous l’égide de la culture, des mœurs, des époques… Il nous faut également citer Élias(4) et Duerr(5) dont les apports ont aussi théorisé l’origine et les mécanismes de la pudeur. Leurs travaux ne sont pas abordés ici, mais sont comptables dans l’archéologie de la pudeur.
Un autre récit éclairant sur l’éveil à la pudeur, considéré comme son mythe fondateur, est rapporté dans le livre des origines, la Genèse (Gn 3.7). Après qu’Adam et Eve ont transgressé l’interdit de Dieu : goutté au fruit défendu, « Ils connurent qu’ils étaient nus ». Ils s’empressèrent de dissimuler leurs parties intimes et de se mettre à l’abri du regard divin. Le mot pudeur est certes absent de ce passage biblique mais affleure à la faveur des nombreux référents auxquels le texte renvoie : sexe, nudité, désir, interdit, tentation, honte, peur, dissimulation… La pudeur puise ici son explication théologique et un fondement moral. Elle nous parle de la condition humaine.
L’historiographie de la pudeur par Bologne en 2011(6) montre la complexité, la variabilité et l’étendue de perception, de définition et de vécu du mot. Selon la période, la géographie, le contexte, la motivation, le fait de pudeur et sa signification changent. Toutefois, un invariant résiste : la référence aux parties intimes, à leur imaginaire, aux états émotionnels et sensuels qu’elles charrient, dont la honte.
Le mot pudeur vient du latin pudor signifiant retenue, timidité, réserve, modestie mais aussi honte. La proximité sémantique entre honte et pudeur tient du mot latin verecundiae traduit en français par « vergogne » (pudeur, modestie, honte, sentiment de gêne…). Être sans vergogne signifie être sans honte ou sans pudeur.
C’est en 1542 qu’apparaît le mot pudeur sous la plume de De Changy, dans une réécriture du livre en latin de Vivès (1492-1540)(7). De là, le terme pudeur prend ses distances avec la honte – sentiment négatif – au profit d’une acception positive célébrant la discrétion, la modération et le souci de dignité. En inventant le mot, Changy affirme que la pudeur préserve « de ce qui peut porter atteinte à la dignité personnelle, au respect de soi-même »(7).
L’arborescence sémantique du mot rend vaine une définition aboutie, concise ou consensuelle.
De Sénèque à Montaigne, de Boileau à Foucault et avec De Jaucourt, la pudeur se fait vertu féminine, épure, retenue dans les sentiments, gêne ou besoin face aux choses sexuelles. Foucault relevait qu’il ne savait guère ce dont il s’agit : « On n’a jamais su ce que c’était que la pudeur »(8).
Le dictionnaire de l’Académie française dans son édition de 1935 définissait la pudeur de « honte honnête ». Selon l’édition actuelle, c’est un « sentiment qui fait appréhender ce qui blesse ou peut blesser la décence ; elle est retenue, réserve, gêne montrée pour ce qui touche au corps, plus particulièrement à la sexualité. » La pudeur est aussi « délicatesse, discrétion qui empêche de dire, d’entendre ou de faire certaines choses sans en être gêné, d’exprimer ou de dévoiler certains sentiments ».
Le Robert maintient qu’il s’agit d’un « sentiment de honte, de gêne qu’une personne éprouve à faire […] des choses de nature sexuelle. Gêne qu’éprouve une personne délicate devant ce que sa dignité semble lui interdire ». Les qualités de discrétion, de réserve et de retenue des sentiments renvoient aussi à la pudeur (exemple : cacher son chagrin par pudeur).
Le Littré tient aussi la pudeur pour « une honte honnête », mais l’entend aussi comme « chasteté » féminine avant de l’envisager comme « retenue, discrétion » empêchant « de dire, d'entendre ou de faire certaines choses sans embarras ».
Ajoutons qu’en droit, l’attentat à la pudeur est un acte physique constituant une atteinte sexuelle. Cette qualification est désormais remplacée par celle d’agression sexuelle (Code pénal, 1994). Le législateur sanctuarise en quelque sorte la chose sexuelle dont la pudeur est le gardien. Lui porter atteinte vaut condamnation et sanction.
Si la pudeur se relie dès l’origine et le plus souvent à la chose sexuelle, elle peut imprégner plus largement le mode de vie, de pensée et d’action. Il reste à lui trouver une définition assurée ; ce que constate Ellis : « La pudeur est un sentiment que l’on peut définir de façon provisoire. » Il faut l’épurer de ses biais et non-sens encombrants.
Après le latin pudor évoqué plus haut, le terme grec aïdos établit une autre relation étymologique entre pudeur et honte. Mais l’indifférenciation entre les deux termes, là aussi, s’est estompée avec le temps. Il faut donc les distinguer, même s’ils partagent le fait d’être une réaction au tribunal des regards.
La pudeur n’est pas la honte, c’est une disposition d’évitement de celle-ci. Elle l’anticipe et s’en préserve. La pudeur n’est pas formée d’émotions, la honte en est chargée. La pudeur se veut vertu, puisqu’elle renvoie à l’honneur et au sens du devoir selon l’aïdos grec. Elle préserve ainsi du déshonneur et de la mauvaise réputation, quand la honte leur tient souvent compagnie.
La honte est un malaise affectif et psychique profond, telle une émotion négative accablante. Elle donne la conscience d’une destitution de soi. Elle est un avilissement, elle atteint l’identité. Elle est une blessure à l’essence de l’être, à sa dignité. La honte arrive quand la pudeur est défaite, meurtrie, outragée. Elle est à la fois la sanction et la souffrance de la pudeur effractée.
La pudeur est naturellement discrète, sage et innocente. Autrement, c’est un simulacre, une fantaisie, un jeu, un détournement dont la coquetterie et la séduction peuvent tirer profit.
La pudeur ne s’exhibe pas. La séduction est démonstrative et que la coquetterie s’affiche. Quand la pudeur se dit et se montre, c’est moins une mise à distance qu’une invitation à se rapprocher. Il y aurait une arrière-pensée dans les replis de la pudeur qui se montre. Alors que la pudeur veut cacher et mettre à l’abri, la coquetterie et la séduction promettent de dévoiler. La confusion est ainsi possible.
La pudeur féminine, dans ses raffinements et en toute innocence, dévoile parfois une grâce et un charme susceptibles d’exciter l’imaginaire et d’exalter le désir. C’est là son ambiguïté. Mais la séduction et la coquetterie ne sauraient souffrir, sans discernement, d’être une trahison ou une offense à l’innocence de la pudeur. Pudeur, séduction et coquetterie seraient, de façon mimétique et entremêlée, des stimulants du désir. Ce désir dont la pudeur veut refroidir les ardeurs n’est que plus excité quand elle se montre charmante. Elle serait sa condition. La femme pudique doit être discrète pour ne pas aguicher et donner envie. En se donnant trop à voir elle se ridiculise, se disqualifie et tourne à la pudibonderie. De là vient son discrédit et sa censure.
Ces deux vocables recouvrent en commun les qualités de discrétion, de retenue, de réserve. Leur parenté amène indistinctement à les assimiler. Etymologiquement les termes diffèrent. L’origine latine de la décence est decentia, decens, de decere (convenir) ce qui signifie « qui convient ». La décence se veut dans l’ordre des convenances, du convenable, de ce qu’il sied de faire, de dire, d’être. Être décent, c’est être en conformité avec la norme, les codes prescrits et applicables à tous. Ainsi, la décence se déploie comme une morale, une normativité, imposée de l’extérieur par le collectif. Différente, la pudeur s’entend comme un penchant de l’âme, un besoin intérieur, souvent charnel, confidentiel et propre à chacun.
La décence est prescriptive et sociétale. À sa valeur morale, s’est adjointe une dimension sociale et économique normative : il importe désormais d’avoir un salaire, un logement, des conditions de travail… décents ! Ce qui, en l’espèce, ne relève pas de la pudicité.
Dimension immanente ou fait de culture, la pudeur est une disposition humaine irrévocable, évolutive et non démodée. Elle ne peut être relativisée ni absolutisée, mais doit être traitée avec un infini respect. Elle est un rempart contre l’obscène et le vulgaire. Elle récuse les bas instincts, préserve et honore ce que nous avons de plus précieux : notre dignité. La pudeur de la personne malade est un lieu de prévenances et d’égards que le soignant doit considérer dans le geste, le regard et les mots. L’attention réservée à la pudeur de son malade peut révéler celle que l’on porte à la sienne.
Il ne peut y avoir débat sur la nécessité d’élever la pudeur de la personne malade au rang de valeur fondamentale. Toute souffrance négligée ou infligée est indigne. Exposer, mettre à nu, manipuler sans précaution le corps d’une personne malade, âgée ou invalide, est une maltraitance et provoque une souffrance. Il n’y a pire indisposition que l’expérience d’un toucher vaginal subi sans égards, sans information ni consentement préalable(9). Il vaut pour mépris, humiliation et constitue une faute condamnée par la loi au nom de la dignité de la personne (CE, 4e/5e SSR, 19/09/2014, 361534). C’est ce que rappelle Marguerite Merger-Pélier, magistrat : « La loi du 4 mars 2002 consacre […] une forme dépénalisée, mais actuelle et éthique, de sanction du non-respect de la pudeur du malade, dans la notion évoquée à l’article L. 1110-2 du code la santé publique (CSP) : « La personne malade a droit au respect de sa dignité ». »(10). Toutefois, il n’est nul besoin du tranchant de la loi pour avoir soin de la pudeur de ses patients. Avant le droit et la science, la manière de soigner procède d’une conscience humaniste, fondement du soin. Tout soignant a le devoir de se soucier de la pudeur de ses malades, de n’y déroger que contraint et toujours à la faveur d’un consentement éclairé.
Si toilette, manipulations ou actes de diagnostic demandent un dévoilement du corps, il y a bien des façons de faire sans sacrifier la pudeur de la personne dont les signes d’alerte – rougeur, raidissement, regard fuyant, mutisme, irritabilité – disent l’état d’inconfort ou de honte et la nécessité d’y remédier.
La personne pudique éprouve une gêne à évoquer sa pudeur que la maladie, la souffrance, le statut de malade accentuent ou neutralisent. La plupart des malades abandonnent leur intimité aux supposés contraintes du soin que certains soignants désinvoltes, négligents, par paresse ou fatigue, laissent ou font croire. Le souci de la pudeur des malades est au cœur du soin et de l’éthique soignante, dont le respect de la personne et de son corps est un des principes matriciels. Sans prévenance, anticipation, information, consentement ni confiance, on ne prend pas soin.
1. Van Reeth A, Fiat E. La pudeur. Plon, 2016. p. 176.
2. Maupetit G. La Pudeur (Genèse de ce sentiment chez l’homme). In: Bulletins et Mémoires de la Société d'anthropologie de Paris, 5-5-6, 1914. pp. 404-417.
3. Ellis H. Études de psychologie sexuelle : La pudeur. La périodicité sexuelle. L'auto-érotisme. Ed Nabu Press, 2019. p. 418.
4. Elias N. La civilisation des mœurs. Paris, Pocket, 2003. p. 512.
5. Duerr HP. Nudité et pudeur. Le mythe du processus de civilisation. Maison des sciences de l’homme, 2000. p. 472.
6. Bologne JC. Histoire de la pudeur. Fayard, 2011. p. 461.
7. Giard A. Quelle est la différence entre la honte et la pudeur ? Libération, 15 septembre 2015.
9. Harroué E. La pudeur en salle de naissances : concepts et analyse à partir du ressenti des patientes. Mémoire pour l’obtention du diplôme d’État de sage-femme, Ecole Universitaire de Maïeutique Marseille Méditerranée, 2015.