OBJECTIF SOINS n° 0291 du 15/02/2023

 

ÉCRITS PROFESSIONNELS

Florence Gori-Métézeau  

Cadre de santé, centre hospitalier d’Argenteuil

Le cadre de santé occupe une place centrale dans la gestion des compétences de son équipe. Cet article présente les résultats d’une étude sur la place du cadre de santé dans la coordination interdisciplinaire ville-hôpital. Plus particulièrement, il s’agit d’identifier de quelle manière il peut intervenir dans la gestion des compétences collectives au sein d’une équipe interdisciplinaire. L’objectif est de favoriser un accompagnement efficient de l’usager dans son parcours de santé.

Depuis le début des années 2000, l’organisation sanitaire a connu des bouleversements profonds. Au fil du temps, l’apparition de nouvelles pathologies et le développement des maladies chroniques ont conduit les professionnels de santé à faire évoluer leurs pratiques.

Afin d’adapter la réponse à cette évolution des besoins de santé, dans une démarche d’équilibre entre qualité des soins et maîtrise des dépenses, le législateur a formalisé ce profond changement de paradigme en 2009 en réorganisant l’offre de soins sur le socle de quatre piliers fondateurs : l’hôpital, le patient, la santé et le territoire (loi HPST). Depuis, l’évolution de la réglementation repose sur ce modèle quadridimensionnel, invitant au décloisonnement entre les structures, à l’intégration des dimensions sociales et éducatives dans le parcours du patient, qui devient alors un parcours de santé.

La loi du 26 janvier 2016 relative à la modernisation du système de santé vise notamment à organiser les parcours de santé, avec l’objectif de garantir la pertinence des soins. La loi incite à l’innovation afin d’engager un virage ambulatoire en renforçant le rôle des professionnels de santé libéraux, en particulier vis-à-vis de l’hôpital, qui est trop souvent perçu comme le premier recours pour l’ensemble des patients. Cette mesure a donné lieu à la mise en place d’équipes de soins primaires, organisées autour du médecin généraliste, et à la constitution de communautés professionnelles territoriales de santé pouvant regrouper acteurs du sanitaire, du social et du médicosocial. Ces coordinations renforcées entre professionnels visent à améliorer le parcours de santé des patients chroniques ainsi que des personnes en situation de précarité sociale, de handicap ou de perte d’autonomie.

Décloisonnement et interdisciplinarité

Dans ce contexte, l’hôpital devient un lieu de passage et la personne doit être soignée au sein de la Cité, dans le respect de ses droits et de ses libertés de choix et d’action. Ce point de vue qui est le nôtre nous permet de proposer une explicitation de la pertinence des parcours de santé invoqués par la loi, à savoir la mise à disposition du « bon soin » au « bon moment », de l’accompagnement adapté au moment et au « bon endroit », effectués par un ou des professionnels compétents. Cette démarche suppose de connaître les ressources disponibles en la matière.

La complexité de certaines situations de patients légitime le travail interdisciplinaire et interinstitutionnel. Si la coopération au sein de l’équipe est reconnue comme une plus-value, en améliorant les pratiques grâce aux échanges entre professionnels, dans la réalité, elle est loin d’être évidente. La pluriprofessionnalité d’une équipe est considérée comme une richesse par tous les acteurs de santé car elle permet de croiser les regards, de confronter les expertises et contribue à valoriser les compétences individuelles. Pourtant, la cohabitation de professionnels aux métiers et aux personnalités différents peut créer un conflit de compétences. Si les spécificités des métiers se confondent et se chevauchent, la reconnaissance des compétences de chacun peut bousculer les professionnels et créer un climat de concurrence.

Alors que la juxtaposition des disciplines ne suffit plus à répondre à la complexité des situations, qu’en est-il de la synergie des compétences des professionnels issus de diverses organisations et de métiers différents ? Depuis deux ans, ces questionnements prennent place dans une actualité sanitaire inédite, bouleversant le fonctionnement des établissements. Une telle crise impacte les domaines sanitaire et social, mais aussi le travail, l’éducation, l’économie, les activités sociales et culturelles... Ce contexte met en exergue l’impérieuse nécessité de coordonner efficacement l’hôpital et la médecine de ville en transdisciplinarité.

En 2022, après 2 ans et demi de crise sanitaire, nous assistons à un mouvement de fuite des hôpitaux par les soignants, venant accroître une pénurie déjà réelle de médecins, infirmiers et autres professionnels de santé. S’en suivent des fermetures de lits hospitaliers, voire de services d’accueil des urgences dans certains territoires.

Toute réorganisation de l’activité impacte le couple compétence/emploi : les professionnels doivent faire évoluer leur métier, ajuster leurs compétences. D’après Coulet(1), « Il s’agit alors de concevoir des stratégies de construction et de management des compétences, particulièrement efficientes pour relever le défi ».

Pertinence des parcours et gestion des compétences

Le cadre de santé est un acteur principalement hospitalier. Il manage les équipes soignantes, avec pour finalité la qualité et la pertinence des soins et des parcours. Dans une organisation très formalisée comme celle de l’hôpital, la capitalisation et la valorisation des compétences sont une mission complexe.

Dans l’évolution de l’organisation hospitalière, le cadre de santé est venu relayer le médecin dans ses fonctions de manager et de formateur, dans son autorité hiérarchique et pédagogique, lui permettant, ainsi qu’aux paramédicaux, de se recentrer sur leurs missions de soins. D’une part, il est issu de la filière paramédicale, ce qui lui octroie la compétence nécessaire pour établir un diagnostic de situation clinique et un projet de soins. D’autre part, sa fonction de cadre lui confère des missions de management, d’organisation et de coordination des actions. La compétence est le dénominateur commun de l’ingénierie de la formation et de l’accompagnement du patient. Le cadre de santé joue un rôle stratégique dans l’articulation entre ces deux activités.

Méthodologie de l’enquête

Nous avons émis l’hypothèse que l’analyse des pratiques de l’intervention interdisciplinaire dans un parcours de santé permet la formation et le développement des compétences collectives des professionnels issus de métiers et d’organisations différents, au bénéfice de la qualité des soins et services apportés au patient.

Notre méthode de recherche est constituée de trois étapes : 

- une revue de littérature concernant les concepts « travailler ensemble » et « compétence ». Le cadre conceptuel a été élaboré en explorant les notions d’équipe(2-4), de coopération(5, 6) et de collectif de travail et de compétence collective. À partir d’une revue de littérature, nous avons dégagé les caractéristiques de la coopération interdisciplinaire et de la compétence collective, permettant d’élaborer une grille d’indicateurs (tableau 1) ;

 - une enquête de terrain réalisée de mars à avril 2021 à partir d’entretiens semi-directifs auprès de six cadres de santé et de cadres socio-éducatifs exerçant leurs fonctions dans le domaine sanitaire. Notre choix s’est porté sur des acteurs d’un même territoire ;

- l’observation d’une rencontre inter-équipes entre une éducatrice spécialisée exerçant dans un service de soins de suite et réadaptation respiratoire et une équipe mobile de lutte contre la tuberculose, composée de trois infirmiers et d’une assistante de service social.

Nous avons fait le choix préalable de diversifier nos sources et d’interroger une population hétérogène en termes de disciplines et de lieux d’exercice : public et associatif, cadres de santé, administratif et socio-éducatifs exerçant sur un même territoire.

Résultats

Des logiques différentes

Il ressort de notre enquête que l’institution la plus cloisonnée est l’hôpital, autant qu’elle est la plus en difficulté pour assurer ses missions. Bien qu’invitée à viser la pertinence des parcours, l’organisation des structures hospitalières reste davantage centrée sur la tâche(7). Nous constatons que les organisations non hospitalières étudiées reposent davantage sur l’engagement relationnel et l’évaluation des situations. Cette différence constitue une source d’incompréhension de la part des professionnels hospitaliers, dont la demande n’est pas toujours en adéquation avec les missions des dispositifs et services extrahospitaliers. Cette logique de la tâche et du « faire » pousse les professionnels de l’hôpital à formuler des demandes inadaptées avec une exigence de résultats là où les structures étudiées se situent dans une mise à disposition de moyens. Ces logiques différentes sont le fruit d’une imprégnation culturelle, comme le montrent deux exemples étudiés lors de l’enquête, où s’opposaient d’une part la logique du soin au parent atteint de troubles psychiques et l’intérêt supérieur de l’enfant, et d’autre part la logique curative d’hospitalisation du praticien hospitalier oncologue et la logique palliative de maintien à domicile souhaitée par la personne. Néanmoins, l’engagement relationnel auprès de l’usager, tel que décrit par Bourret(8) et Hesbeen(7), est présent chez tous les acteurs, ce qui complexifie les relations entre professionnels quant à la définition d’objectifs communs (figure 1).

Un langage et des outils communs

La communication, facteur de qualité et de sécurité des soins selon la Haute Autorité de santé (HAS)(9, 10), suppose l’appropriation d’un langage commun. Si l’intervention sert de translateur, nous constatons qu’il n’existe pas de co-intervention des professionnels hospitaliers et des acteurs de la Cité. L’enquête permet d’identifier des interprètes facilitant le décloisonnement professionnel : elle révèle que le principal acteur hospitalier communicant avec l’extérieur est un travailleur social. À l’hôpital, les professionnels socio-éducatifs interviennent en transversalité. Ils ne sont pas associés à l’équipe nucléaire, celle qui forme une totalité(11, 12). La place accordée aux travailleurs sociaux va à l’encontre des prises de position de Jaeger, selon qui la notion de travail social marque une différence radicale avec le sanitaire(13). Le sanitaire et le social s’entrecroisent. En transversal, les médecins sont identifiés par la loi comme des coordonnateurs. Or, ils ne sont ni formés ni disponibles pour cela. En outre, peu d’outils sont mis à leur disposition. Notre enquête a révélé que la plateforme Terr-eSanté(14) se développe timidement et que le dossier médical partagé (DMP) n’en est encore qu’à ses balbutiements, comme l’évoquent deux professionnelles de l’étude. Les autres personnes interrogées n’y ont tout simplement pas accès.

De surcroît, les interlocuteurs des collectivités territoriales sont autant issus de filière paramédicale que socio-éducative. Nous observons que dans les dispositifs-réseaux et les équipes mobiles, assistantes de service social et infirmières constituent un collectif stable et ont des missions identiques. À l’hôpital, les missions et l’organisation diffèrent entre les deux corps professionnels. Le travailleur social hospitalier agit comme traducteur entre l’équipe (para)médicale et les structures sociales, ce qui induit des demandes inadaptées : les acteurs extrahospitaliers sont sollicités pour effectuer des missions ne relevant pas de la compétence du dispositif auquel ils appartiennent. Parmi ces demandes, les personnes interrogées évoquent un signalement transmis au dispositif d’appui à la coordination les demandes d’hospitalisation à domicile (HAD) ou une demande de rédaction d’une information préoccupante à la protection maternelle et infantile (PMI). Dans ce dernier cas, quand il s’agit pour le sanitaire de faire appel à la justice, le social constitue un intermédiaire.

Quels liens entre la ville et l’hôpital ?

Le collectif de travail accompagnant un même usager dans son parcours de santé ne dispose pas d’enveloppe groupale, n’utilise pas de langage commun et ne définit pas d’objectifs partagés. Dans certains cas, l’expression des désaccords est possible, notamment lorsque le cadre de la structure extérieure se met en lien avec le cadre de santé hospitalier, ce qui est « vraiment à la marge » selon un participant de l’étude. Les liens entre structures sanitaires et sociales extrahospitalières, formalisés et fonctionnels, reposent sur une mémoire collective et une confiance mutuelle.

Une nécessaire référence à la réglementation

Les accords normatifs occupent une place fondatrice dans le collectif de travail, sans quoi il s'agit seulement de co-activité(15). L’enquête met en évidence que la règlementation est le levier pour développer la coopération interdisciplinaire (entre les différentes organisations). Les choses sont mises en place parce qu’imposées. La règlementation constituerait alors le principal vecteur de changement en matière de développement de la compétence collective, par le déploiement de collectifs de travail dans les parcours de santé.

La démarche de certification 2023, dans laquelle le cadre de santé occupe une place stratégique majeure, impose la démarche d’analyse du parcours (patient traceur et parcours traceur). Nous pensons qu’il serait intéressant d’effectuer celle-ci en amont et en aval de l’hospitalisation.

Cultiver une histoire partagée

L’interdépendance, constitutive des collectifs de travail, repose sur l’hétérogénéité des compétences(4). Dans le cadre du réseau territorial, les accords normatifs se situent au-delà de l’équipe. En effet, il n’y a pas de chemin clinique prédéfini et le recours au dispositif d’appui à la coordination (DAC), pour les médecins de ville ou pour les équipes intra-hospitalières, est une possibilité, et non une recommandation. Aussi, nous pensons qu’il est utile d’inscrire ces différentes organisations et acteurs dans une dynamique de développement de la mémoire collective, notamment les « savoir-faire », « savoirs de jugement » et « savoir qui fait quoi »(16). L’histoire partagée est le socle de la construction de règles et de références communes(5). L’exemple du groupe de travail Réseau Santé Mentale illustre cette idée : les réunions de travail, entrecroisées avec l’expérience de l’intervention interdisciplinaire auprès d’un même usager, permettent l’établissement de convention entre les structures partenaires. L’expérience décrite par la cadre de santé coordonnatrice du DAC, dans sa mission nouvelle de coordination de la vaccination anti-Covid sur le territoire, illustre à quel point l’expérience commune de travail est un facteur favorisant la mise en œuvre de la compétence collective, à travers la dimension de mémoire partagée et l’élaboration de référentiels communs.

Un supplément d’âme

Les professionnels de terrain définissent la compétence comme une mutualisation des compétences individuelles à partir de leur juxtaposition. Comme dans la littérature, la présence d’un ingrédient supplémentaire indéfinissable est perceptible dans le discours des cadres. Il existe une corrélation entre ce qu’avancent les auteurs et les cadres quant à la qualification de cet ingrédient. La solidarité et l’âme du collectif convoqueraient ses membres au-delà de leurs capacités. Nous posons l’hypothèse que l’ingrédient indéfinissable de la compétence collective pourrait être cette âme qui est celle du collectif de travail. L’âme du collectif serait combinée, à défaut de l’existence d’une enveloppe groupale, à une centration autour du patient sous la forme d’un engagement relationnel. Comme nous l’ont rappelé les personnes interrogées et observées, il n’y a pas de parcours, pas d’intervention possible sans la participation du patient et de son entourage. Ne participent-ils pas au développement de la compétence collective, en étant à la fois sujet de l’engagement relationnel, de la définition d’objectifs communs à travers le partage des représentations d’une situation singulière puisque centrée sur un sujet, avec sa problématique individuelle, unique ? Cela n’est pas sans rappeler le « cousu main » prôné par la cadre socio-éducative quant à la qualité de l’accompagnement. La posture managériale choisie par le cadre de santé favorise la solidarité et l’émergence de ce supplément d’âme.

Le cadre, garant de la culture de réseau

Ainsi, le cadre peut contribuer à créer l’histoire commune, en inscrivant les professionnels dans une démarche réflexive collective. Par ailleurs, il est l’acteur clé de la formalisation de référentiels communs.

L’interconnaissance et la posture inter-compréhensive(17) apparaissent comme des leviers essentiels de développement de la compétence collective. Comme le préconise Zarifian(17), le surcroît d’intercompréhension est à favoriser quand la communication fait crise. Selon les cadres extrahospitaliers interrogés, les réunions et les échanges sont d’autant plus justifiés en cas de désaccords.

À travers l’analyse croisée des matériaux théoriques et empiriques, nous mesurons la nécessité pour l’institution hospitalière de mieux s’intéresser aux partenaires territoriaux, en adoptant une vision systémique de l’organisation sanitaire allant au-delà du parcours de soins, pour se situer, si ce n’est dans le parcours de vie, au moins dans le parcours de santé. Le cadre a pour mission d’entretenir les liens, à travers un travail de métacommunication, afin de fluidifier la collaboration et faciliter la communication des médecins et autres acteurs hospitaliers avec les acteurs des dispositifs extrahospitaliers. Il n’a pas de mission clinique directe, comme le médecin, mais il intervient comme facilitateur, régulateur, notamment lorsque la communication est difficile. Par ailleurs, cette place lui permet d’être au fait des dispositifs existants, de maintenir une bonne connaissance des ressources territoriales, déchargeant les médecins de cette mission et leur permettant ainsi de se recentrer sur leurs activités cliniques. « Tu ne peux pas faire seulement appel à tes ressources internes, il faut absolument que tu saches ce qui existe, puisque tu es toujours sur cette idée, que peut-être, la ressource, elle n'est pas par une lecture de la pathologie mais par rapport au besoin de l'usager, et ça je pense que c’est le plus important (…) C’est pas juste une lecture « soins », on est pas là-dedans », avance la cadre socio-éducative de l’équipe mobile de santé mentale, pour expliquer le succès des équipes mobiles, imprégnées d’une culture du réseau.

Les bénéfices pour les patients et les structures

Les patients seraient les premiers bénéficiaires d’un accompagnement pertinent permettant le maintien à domicile dans les meilleures conditions et le plus longtemps possible. Au-delà, nous pensons que l’hôpital a tout à gagner en développant cette culture du réseau, et en adoptant une attitude d’intercompréhension, pour une organisation sanitaire pertinente et favorisant la réduction des dépenses de santé. Le cadre de santé hospitalier doit prendre place « aux portes » de l’hôpital, pas uniquement au sein des unités de soins dont il manage les équipes. Dans le cadre contextuel de notre recherche, nous avions mis en avant que les problèmes de communication étaient un facteur important de survenue d’évènements indésirables, ayant pour conséquence une augmentation des durées d’hospitalisation et donc des coûts. À l’inverse, nous pouvons avancer l’idée qu’à terme, l’amélioration de la communication participera à une réduction des dépenses de santé, tout en améliorant la qualité des soins. Le contexte démographique actuel, présenté en amont de notre recherche, augmente les dépenses de santé. Rappelons que la perte d’autonomie représente 80 % des dépenses publiques en 2014(18). L’enjeu économique est de taille. Il s’accompagne d’une politique de réduction des durées et du nombre d’hospitalisations (avec une diminution du nombre de lits).

À l’issue de l’analyse, nous pouvons avancer l’hypothèse que certains collectifs de travail étudiés détiennent une forme de compétence collective. En HAD et en psychiatrie, réseaux et équipes soignantes s’entrecroisent et interviennent ensemble auprès du patient. Les membres des collectifs formés – que nous qualifierons de non stables, au sens de Krohmer(16) – sont en situation d’interdépendance.  Ils détiennent une mémoire collective et une interconnaissance des compétences de chacun.  Ces deux éléments permettent la mise en place d’objectifs communs, construits à partir d’un partage des représentations de la situation, et au collectif d’accéder au « savoir qui fait quoi ». Cependant, nous notons qu’il est difficile de traduire cette compétence en termes de performance, les cadres interrogées ne présentant pas d’indicateurs de la performance. Cette évaluation est d’autant plus complexe que le concept n’est pas stabilisé, comme nous l’avons vu dans notre approche théorique.

Nous notons que notre analyse n’est pas en adéquation avec l’idée avancée par Zarifian(19), qui affirme que la combinaison synergique des compétences individuelles, permettant la compétence collective, requiert la stabilité du groupe. Nous proposons de nuancer cette idée, en affirmant que la stabilité de l’organisation pallie l’instabilité des collectifs de travail. Cette stabilité organisationnelle, permise par des outils de formalisation des parcours et des relations entre les intervenants, contribuerait à l’émergence de la compétence collective. Elle nous amène à nous interroger sur une autre dimension de la compétence, organisationnelle, dite aussi stratégique(20, 21), que nous n’avions pas mobilisée jusqu’alors. Le cadre de santé, en tant que maillon de la gestion des ressources humaines, participe ainsi au développement de la compétence stratégique de l’hôpital et, de ce fait, à la stabilisation du collectif de travail.

Par ailleurs, l’analyse des résultats recueillis met en évidence une corrélation entre le travail en réseau et une interdépendance telle que définie par Dupuich(22), qui va plus loin que Mucchielli(4), en posant l’interdépendance comme « point de départ à la dynamisation des équipes de travail et à l’émergence des compétences collectives ».

Conclusion

Cette recherche nous éclaire sur les actions managériales qu’il est possible d’envisager pour améliorer la coopération et la coordination interdisciplinaire de l’hôpital et des dispositifs extrahospitaliers, sociaux et médicosociaux. Après analyse croisée des matériaux recueillis, nous disposons d’éléments de réponse à notre question de recherche : le cadre de santé hospitalier se situe au carrefour des compétences individuelles, collectives et organisationnelles et assure l’interface avec les professionnels accompagnant le patient en amont et en aval d’une hospitalisation.

Notre étude permet de confirmer notre hypothèse. L’analyse de l’intervention interdisciplinaire, par les cadres et par les intervenants eux-mêmes, est un outil de développement de la compétence collective. Le cadre de santé, dans une posture de gestionnaire des compétences, contribue à stabiliser le collectif, en garantissant le maintien d’une organisation compétente. La compétence organisationnelle est donc une condition autant qu’un résultat de la compétence collective, et compense l’instabilité des compétences individuelles.

L’analyse des pratiques participe à développer la cohésion, à trouver un langage commun, à travers l’instauration et l’entretien d’une communication inter-compréhensive. Cette intercompréhension est d’autant plus nécessaire quand la communication est mise à mal. Le cadre de santé doit se faire négociateur, modérateur, pour permettre la formulation d’objectifs communs en vue de réaliser le projet du patient.

À ce jour, une nouvelle mission de coordination des parcours émerge pour les médecins de ville. Les médecins hospitaliers doivent s’inscrire dans cette mission, en transmettant les informations nécessaires au relais entre l’hôpital et la ville. L’assistant de service social de l’hôpital assure également un rôle de transmission d’informations. Dans ce cadre, il est l’interlocuteur du médecin traitant ou des services sociaux publics.

La mission de coordination de parcours, de régulation des échanges et de développement d’une communication inter-compréhensive entre les intervenants, dans le parcours de santé ne devrait-elle pas incomber au cadre de santé ?

L’organisation sanitaire inscrit l’hôpital comme une étape du parcours, et non comme son lieu unique. Ainsi, nous projetons une nouvelle représentation du cadre de santé hospitalier, à l’échelle, non plus du parcours de soins, mais du parcours de santé. Le cadre assurerait un rôle de catalyseur et de coordonnateur de l’interdisciplinarité, acteur managérial des compétences organisationnelles. Ce cadre de santé « modernisé » (en référence à la loi de modernisation de notre système de santé) deviendrait un élément central dans le parcours de santé, avec au cœur de ses missions, la garantie de la continuité de l’accompagnement du patient et l’assurance de l’interface entre les différentes organisations en présence. Cette organisation de l’accompagnement permettra de faire du collectif une ressource pour le maintien de l’autonomie et de la qualité de vie. En tant qu’organisateur de l’action collective interdisciplinaire, ce cadre de santé de la nouvelle modernité de l’hôpital contribuerait à ce que le patient-usager retrouve un statut de citoyen en bonne santé.

Notes

1. Coulet, J-C. (2014). Des caractéristiques de l’expertise au management des compétences individuelles et collectives. Management et avenir, 67, 122-135.

2. Amado, G. et Fustier, P. (2012/2019). Faire équipe. Toulouse : Erès.

3. Couchaere, M-J. (2011). Favoriser le travail en équipe par la coopération. Montrouge : ESF Éditions. Collection Formation permanente, Séminaires Mucchielli.

4. Mucchielli, R. (1975/2019). Le travail en équipe. Clés pour une meilleure efficacité collective. Paris : ESF.

5. Lhuilier, D. (2012/2019). Equipe, groupe ou collectif de travail ? Construire le « faire-ensemble ». In : Amado, G. et Fustier, P. (dir.) Faire équipe. Toulouse : Erès. p. 51-66.

6. Couturier, Y. (2005). La collaboration entre travailleuses sociales et infirmières. Éléments d’une théorie de l’intervention interdisciplinaire. Paris : L’Harmattan.

7. Hesbeen, W. (1998/2002). La qualité du soin infirmier. Penser et agir dans une perspective soignante. Paris : Masson.

8. Bourret, P. (2011). Prendre soin du travail. Paris : Seli Arslan.

9. Haute Aurorité de santé (HAS). Rapport d'expérimentation du PACTE (programme d’amélioration continue du travail en équipe), mai 2018.

10. Cristofalo, P., Petit dit Dariel, O. et Minvielle, E. (2019). La fabrique du travail en équipe dans les établissements de santé. Journal de Gestion et d’Economie de la Santé, Vol 37, 3, 259-282.

11. Cooley, C. H. (1909/2002). Groupes primaires, nature humaine et idéal démocratique. Revue du Mauss, vol 1, 19, 97-112.

12. Anzieu, D. et Martin, JY. (1968/2003). La dynamique des groupes restreints. Paris : PUF.

13. Jaeger, M. (2006/2012). L’articulation du sanitaire et du social. Paris : Dunod.

14. Terr-eSanté est la plateforme numérique de coordination entre professionnels de santé en Île-de-France. https://www.terr-esante.fr/

15. Dejours, C. (2009). Le travail vivant. Travail et émancipation. Paris : Payot.

16. Krohmer, C. (2003). Collectifs de travail et compétence collective : le cas d’une PME. Grenoble : CERAG/UMPF.

17. Zarifian, P. (1997). La compétence, une approche sociologique. L’orientation scolaire et professionnelle, 26, 3, 429-444.

18. Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Dress), Comité national consultatif d’éthique (2019). Grand âge et autonomie : les chiffres clés. Ministère des Solidarités et de la Santé.

19. Zarifian, P (1999). Objectif compétence. Rueil-Malmaison : Liaisons.

20. Rouby, E. et Thomas, C. (2004). La codification des compétences organisationnelles. L’épreuve des faits. Revue française de gestion, 149, 51-68.

21. Charles-Pauvers, B. et Schieb-Bienfait, N. (2010). Analyser l’articulation des compétences individuelles, collectives et stratégiques : propositions théoriques et méthodologiques (document de travail, Laboratoire d’Economie et de Management Nantes-Atlantique, Université de Nantes).

22. Dupuich, F. (2011). L’émergence des compétences collectives, vers une gestion durable. Association de recherches et publications en management. Gestion 2000, vol 28, 107-125.

  • Cet article est le fruit d’un travail de recherche réalisé dans le cadre d’un master 2 Sciences de l’éducation, mention ingénierie de la formation des adultes