DOSSIER
Cadre formatrice, IFPS St Brieuc, titulaire d’un master 2 santé maladies chroniques et handicap, mention didactique professionnelle, Paris-Sorbonne
La formation infirmière vit de grands bouleversements avec l’universitarisation des études et la reconnaissance du grade licence. Les formateurs suivent ces mouvements et y participent. Cependant, sommes-nous en capacité de décrire avec facilité et exhaustivité la nature de leur activité et la complexité de celle-ci ? La didactique professionnelle fournit des pistes de réflexion en ce sens.
« La complexité ne nous met pas seulement dans le désarroi de l’incertain, elle nous permet de voir, à côté du probable, les possibilités de l’improbable, parce qu’il y en a eu dans le passé et qu’elles peuvent se retrouver dans l’avenir. »(1)
Pour évoquer le métier de formateur et sa complexité*, cet article propose une réflexion personnelle sous le prisme de la didactique professionnelle. Au préalable, il nous faut établir des liens entre la notion de complexité selon E. Morin et l’exercice professionnel des formateurs en Institut de formation en soins infirmiers (Ifsi). Selon lui, la complexité peut être perçue dans l’analyse des systèmes. Un système est « une relation entre des parties qui peuvent être très différentes les unes des autres et qui constituent un tout à la fois organisé, organisant et organisateur. »(1) Cette définition constitue la toile de fond du contexte de travail des formateurs qui évoluent au sein d’un système plus grand qu’eux : ils en sont alors les parties. Ce système représente un tout qui est « plus que la somme des parties, car l’addition des qualités ou propriétés des parties ne suffit pas pour connaître celles du tout : il apparaît des qualités ou propriétés nouvelles, dues à l’organisation de ces parties en un tout, ce sont les émergences. »(1)
Ainsi, les formateurs deviennent les parties d’un système organisé, en interdépendance, mais aussi des individus autonomes qui évoluent et composent un système. « Pour qu’un être vivant soit autonome, il faut qu’il dépende de son environnement en matière et en énergie, et aussi en connaissance et en information. »(1) Ils sont à la fois des produits et des producteurs du système. Chaque individu garde un fonctionnement qui lui est propre et qui peut produire des effets positifs ou négatifs sur l’organisation du système : E. Morin évoque alors une déviance positive ou négative. Ce fonctionnement peut être évoqué sous la notion de la complexité logique. Cela consiste à penser conjointement le global et le local afin de tendre vers un agir global et local.
Cependant, cette notion peut constituer un paradoxe en matière de complexité car « Des vérités locales peuvent devenir des erreurs globales. »(1) La complexité globale sous-tend la multiplicité des interrelations humaines, disciplinaires, politiques, organisationnelles, etc., ainsi que l’imprévisibilité occasionnée par l’ensemble des possibles. Les formateurs en Ifsi, dans le système de formation et de système de santé, sont à la fois des parties d’un tout mais aussi des individus autonomes et imprévisibles, ce qui rend complexe la tentative d’analyse de leur métier. Ceci rejoint le principe de l’écologie de l’action : « Dès qu’une action entre dans un milieu donné, elle échappe à la volonté et à l’intention de celui qui l’a créée, elle entre dans un jeu d’interactions et rétroactions multiples et elle va donc se trouver dérivée hors de ses finalités, et parfois même aller dans le sens contraire. »(1)
La didactique professionnelle s’attache à étudier ces objets sous le prisme de l’activité, dans leur écologie naturelle. La complexité de l’activité des formateurs sera explicitée, dans un premier temps, en lien avec l’imprévisibilité des interrelations, dans un second temps avec leur interprétation de la tâche confiée, dans un troisième temps avec la notion de tâche discrétionnaire et pour terminer avec les variations du genre et du style professionnel.
La didactique professionnelle étudie les situations de travail au cœur même de l’activité. Elle analyse la part non observable de l’activité en se centrant sur les buts et intentions des acteurs, les résultats obtenus, les transformations qui ont pu contribuer à l’activité ainsi que les potentiels développements qui en découlent pour les acteurs.
Le formateur réalise son activité dans l’interaction avec les autres (formateurs, étudiants, soignants, etc.). Il est au cœur de nombreuses interactions, à de multiples niveaux, qui poursuivent des enjeux différents (figure 1). Chacune de ces interactions implique des ajustements de posture de la part des formateurs. Ainsi, ces postures revêtent des formes multiples qui leur permettent de s’ajuster dans l’action. Les ajustements reposent sur leur expérience, leur représentation de ce que devrait être cette relation, leur intention, leur but. Ils constituent à la fois un moyen de soutenir l’activité quand la posture devient outil, et un produit de l’activité au sens d’un développement de l’acteur par l’activité : le formateur développe ses capacités d’ajustements par les expériences multiples auxquelles il est confronté.
Selon P. Mayen, « Dans l’interaction entre humains, l’autre agit et réagit selon ses propres motifs et buts, sa compréhension de la situation, son investissement, sa relation à son interlocuteur, au cadre et à l’objet de l’interaction. Cela entraîne beaucoup d’imprévisibilité. L’accès au résultat de l’action n’est pas souvent direct, pas souvent accessible ; il peut n’être que partiel. Les événements qui se produisent au cours de la transaction, l’évolution de la situation, la satisfaction du bénéficiaire dépendent généralement d’un faisceau de facteurs parmi lesquels il n’est pas facile d’identifier ceux qui relèvent de l’action propre du professionnel. »(2) L’analyse de l’activité du formateur centrée sur l’interaction humaine devient donc multifactorielle en plus d’être multidimensionnelle. Cette notion vient renforcer l’idée de complexité attachée à l’activité du formateur.
Le référentiel de formation constitue la prescription de la tâche du formateur au sens de J. Leplat(3). Cette prescription fait référence à la tâche à réaliser, avec plus ou moins de précision sur les objectifs, les moyens et finalités. Cet auteur distingue les définitions de la tâche et de l’activité. « La tâche, c’est le but à atteindre et les conditions dans lesquelles il doit être atteint. L’activité, c’est ce qui est mis en œuvre par le sujet pour exécuter la tâche »(3).
Le référentiel de formation constitue la prescription de la mission des formateurs, et « Les référentiels de compétences formalisent alors des listes de capacités, connaissances, savoir-faire, savoir être, habiletés, aptitudes, qualités… et compétences, plus ou moins généraux, décontextualisés et non hiérarchisés. […] Dans ce cas rien – ou si peu – n’est dit sur la réalité du travail, ses contraintes, ses objets, autrement dit, les situations que les professionnels auront à rencontrer. »(4) « Les prescriptions institutionnelles adressées aux professionnels des métiers de l’interaction humaine sont floues et ne permettent pas directement de mettre en actions ordonnées ou en protocole d’action univoque les buts à atteindre »(5). Ainsi, le formateur interprète le référentiel en fonction des buts qu’il se fixe et des moyens qu’il se donne quant à sa mise en œuvre.
Le projet pédagogique intervient comme une prescription supplémentaire à interpréter. P. Pastré reprend alors les termes de C. Valot qui distingue « en termes de tâche : 1/ la tâche idéale (celle que personne ne fait), 2/ la tâche programmée (celle que personne ne suit jusqu’au bout), 3/ la tâche effectivement réalisée, 4/ la tâche redoutée, celle où les écarts à la tâche programmée sont devenus tels que le but de l’action n’est plus accessible. L’activité va être alors caractérisée par deux choses : il s’agit de rester dans l’enveloppe entre la tâche programmée et la tâche redoutée. Il s’agit aussi de savoir combiner la précision et l’imprécision dans la gestion de l’action. »(6)
Selon la didactique professionnelle, l’analyse du travail par et dans l’activité peut permettre d’explorer les processus mis en œuvre par les formateurs afin d’organiser leur quotidien professionnel. Les activités pourrait sembler « “faciles” parce que nous les avons souvent vues se déployer devant nous ou parce que nous n’en voyons qu’un aspect et ignorons tout de la face cachée du travail […]. En croyant savoir le faire dans la vie ordinaire, chacun peut croire que les autres devraient savoir le faire dans les situations professionnelles. »(7) Pourtant, lorsque nous demandons aux formateurs ce qu’ils font dans leur quotidien, ils éprouvent des difficultés à l’expliquer. « Une tâche discrétionnaire indique toujours le but de l’action, mais laisse à la « discrétion » de l’opérateur le choix du mode opératoire le plus adéquat pour atteindre le but. »(8)
En effet, malgré la prescription du référentiel, cette tâche reste à la discrétion du professionnel qui la réalise. Le référentiel ne donne que la tendance générale. Les prescriptions ne documentent pas le processus mis en œuvre pour parvenir à l’objectif recherché.
Cependant, dans toute activité, il est possible de repérer une structure qui organise l’action. « Le couple schème/situation en est le cœur, parce que la connaissance est adaptation, et que ce qui s’adapte, ce sont des schèmes (c’est-à-dire des formes d’organisation de l’activité), et qu’ils s’adaptent à des situations »(9).
Dans les activités discrétionnaires, la dimension de diagnostic des situations est centrale. Celui-ci repose sur deux types de question : celle de la reconnaissance de la situation, suivie de celle de la procédure à suivre dans cette situation. Il ne suffit pas d’appliquer une procédure mais de choisir la voie la plus adaptée.
Dans les métiers de l’humain, la part d’incertitude est très présente et les environnements sont dynamiques. La forme que prend la situation est susceptible de changer. L’autre répond ou réagit et cela marque le caractère dynamique de la situation. Les formateurs ont une activité discrétionnaire en opposition à une activité taylorisée. Ils ont donc une obligation de résultats mais sans connaître les moyens à leur disposition pour atteindre ces résultats : cela les place dans une situation d’ajustement permanent.
Afin de mettre en lumière l’activité sous l’angle des opérateurs, nous convoquons Y. Clot et D. Faïta pour explorer la notion de genre et de style professionnel. Selon eux, le genre professionnel est « la partie sous-entendue de l’activité »(10) : c’est ce qui est commun aux acteurs et validé par eux. C’est « “l’âme sociale” de l’activité »(10).
Le genre vient organiser l’activité personnelle de façon tacite. C’est une traduction stabilisée de la prescription de l’activité. Le genre règle « les relations interprofessionnelles en fixant l’esprit des lieux comme instrument de l’action. »(10)
Le style, quant à lui, est « une métamorphose du genre en cours d’action »(10). C’est une forme de prise de liberté du sujet avec le genre, sans pour autant s’en affranchir. C’est « une stylisation du genre »(10).
Toujours d’après Y. Clot et D. Faïta, dans le discours d’auto-confrontation des professionnels sur leur activité, l’usage du « on » peut être associé au « genre comme instrument collectif de l’action »(10) quand l’usage du « je » peut être interprété comme soit « demeurant sous le parapluie du genre »(10) soit en rupture avec le genre. Le style de l’acteur est une mise à distance et une réappropriation du genre. « Le je du discours ouvre la voie au je de l’action, et par contraste aux autres acteurs possibles, aux autres manières de faire, à ce qu’on aurait pu faire. »(10)
L’investissement dans l’activité peut également se lire sous le prisme du genre et du style selon Y. Clot et D. Faïta : le sujet va tout d’abord s’approprier le genre (réinterprétation tacite de la tâche) pour ensuite s’en affranchir sans être en rupture avec lui : avoir son propre style (réinterprétation du genre).
Ainsi, l’activité des formateurs en Ifsi reste difficilement perceptible car « Le réel de l’activité a plusieurs destins possibles qu’aucune réalisation particulière ne peut prétendre résumer à elle seule »(11), et elle est complexe au sens de E. Morin.
Sa diversité s’exprime par des interprétations diverses de la tâche prescrite par le référentiel de formation qui ne dit quasiment rien des modalités (personnelles, organisationnelles…) de réalisation de l’activité. Par ailleurs, cette activité est basée sur de nombreuses interactions humaines avec toutes les variations possibles au sein de ces interactions. Les interlocuteurs, les contextes, les enjeux et les buts poursuivis sont multiples, ce qui rend complexe la description de l’activité d’interaction. L’interprétation de la tâche est réalisée au niveau personnel comme au niveau institutionnel, cCe qui permet d’identifier un genre professionnel partagé et un style professionnel correspondant plus à l’interprétation du genre.
Si l’activité des formateurs semble pouvoir porter le qualificatif de complexe au sens où elle est difficilement perceptible, cela ne signifie pas qu’elle soit nécessairement complexe au quotidien. Les formateurs développent leurs compétences en se confrontant et en se questionnant sur leur activité. Cette expérience capitalisée est le produit de la solidification de leurs schèmes d’actions dans la logique de J. Dewey, où l’enquête précède l’expérience et potentiellement le développement(12). « Pour pouvoir se reconnaître dans ce qu’on fait comme professionnels autrement qu’en se reconnaissant dans ce qu’on est entre sujets, on peut penser que le travail collectif prend, pour les enseignants, le statut d’un instrument professionnel »(13).
Parallèlement, les formateurs s’ajustent à leur activité en l’instrumentalisant, en créant leurs propres instruments qui viennent soutenir leur activité. Un instrument au sens de P. Rabardel est « une entité mixte, qui tient à la fois du sujet et de l’objet (au sens philosophique du terme) […]. Un instrument est donc formé de deux composantes : - d’une part, un artefact, matériel ou symbolique, produit par le sujet ou par d’autres ; - d’autre part, un ou des schèmes d’utilisation associés, résultant d’une construction propre du sujet, autonome ou d’une appropriation de ShSU [schèmes sociaux d’utilisation] déjà formés extérieurement à lui. »(14)
Ainsi, le novice ou le néophyte trouveront peut-être l’activité complexe et compliquée au quotidien, quand l’expérimenté réalisera son activité tout en concédant le qualificatif de complexité dans la dimension descriptive et analytique. Seule une étude descriptive des invariants plus approfondie que les recherches actuelles permettrait d’en comprendre les objectifs fixés et les buts poursuivis par les formateurs, ainsi que les résultats et produits de cette activité.
1. Morin E. Complexité restreinte, complexité générale: In: Intelligence de la complexité. Hermann ; 2013. p. 28‑64. https://cairn.info/intelligence-de-la-complexite-2013--9782705687137-page-28.htm?ref=doi
2. Mayen P. Quelques repères pour analyser les situations dans lesquelles le travail consiste à agir pour et avec un autre. Recherches en éducation. 2007;(4):51‑64.
3. Leplat J. L’analyse du travail en psychologie ergonomique. Recueil de textes, tome 1. Toulouse : Octares éd. ; 2007.
4. Mayen P, Métral JF, Tourmen C. Les situations de travail. Références pour les référentiels. Recherche & Formation. 2010/2;(64):31‑46.
5. Piot T. Formaliser un processus de construction de pratiques professionnelles collectives au niveau d’un établissement de formation. Travail et formation en éducation 2010. http://journals.openedition.org/tfe/1447
6. Pastré P. La didactique professionnelle : origines, fondements, perspectives. Travail et Apprentissages 2008/1;(1): 13.
7. Mayen P. Quelques repères pour analyser les situations dans lesquelles le travail consiste à agir pour et avec un autre. Recherches en éducation. 2007;(4):51‑64.
8. Pastré P. La didactique professionnelle. Approche anthropologique du développement chez les adultes. Presses Universitaires de France ; 2011.
9. Vergnaud G. De la didactique des disciplines à la didactique professionnelle, il n’y a qu’un pas. Travail et apprentissages. 2008;(1):51‑7.
10. Clot Y, Faïta D. Genres et styles en analyse du travail. Concepts et méthodes. Travailler. 2000;(4):7‑42.
11. Clot Y. Théorie en clinique de l’activité. In: Interpréter l’agir : un défi théorique. Presses Universitaires de France ; 2011. p. 17‑39.
12. Dewey J. Logique : la théorie de l’enquête. 2e édition. Presses Universitaires de France ; 1993.
13. Clot Y. De l’analyse des pratiques au développement des métiers. Éducation et didactique. 2007;1(1):83‑93.
14. Rabardel P. Les hommes et les technologies; approche cognitive des instruments contemporains. Armand Colin ; 1995.